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Full text of "Petit carême de Massillon suivi des sermons Sur la mort du pécheur et la mort du juste, Sur l'enfant prodigue, Sur le petit nombre des élus, Sur la mort, Sur l'aumône, et de l'Oraison funèbre de Louis XIV"

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o 


COLLECTION 

DES 

CLASSIQUES  FRANÇOIS. 


IMPRIMERIE  DE  JULES  DIDOT  AÎNÉ  , 

IMPRIMEUR  DU  ROI  , 

Rue  du  Pont-de-Lodi ,  n°  6. 


PETIT  CARÊME 


DE 

MASSILLON 

SUIVI  DES  SERMONS 

SUR  Là  MORT  UU  PÉCHEUR  ET  LA  MORT  DU  JUSTE, 

SUR  l'enfant  prodigue, 

SUR  LE  petit  nombre  DES  ÉLUS, 
SUR  LA  mort,  sur  l'aUMÔWE, 

ET  DE  L'ORAISON  FUNÈBRE 
DE  LOUIS  XIV. 


A  PARIS, 

CHEZ  LEFÈVRE,  LIBRAIRE, 

«UE  DE  l'éperon,  N°  6. 


M  DCCG  XXVI. 


AYERTISSEMENT 


Le  texte  de  cette  édition  du  Petit  Carême  a 
été  l'objet  de  soins  qu'on  pourroit  appeler  minu- 
tieux, si  tout  éditeur  n'étoit  tenu  d'apporter  la  plus 
grande  attention  à  la  réimpression  de  nos  chefs- 
d'œuvre  littéraires,  et  si  cette  attention  pouvoit 
être  poussée  trop  loin  lorsqu'il  s'agit  de  produc- 
tions devenues  classiques. 

A  la  suite  du  Petit  Carême,  on  trouvera  cinq 
Sermons  du  même  auteur,  et  V  Oraison  funèbre  de 
Louis  XIV.  Ces  sermons  ont  pour  titre  :  la  Mort 
du  pécheur  et  la  Mort  du  juste,  le  Petit  nombre  des 
Elus,  l'Aumône,  la  Mort,  et  t  Enfant  prodigue.  En 
les  réunissant  ici,  je  n'ai  point  prétendu  m'éta- 
blir  le  juge  de  leur  mérite  littéraire  ;  forcé  de 
me  renfermer  dans  le  cadre  de  ma  collection  des 
Classiques  françois ,  et  de  ne  publier  qu'un  seul 
volume  de  Massillon,  j'ai  tâché  seulement  d'y 
faire  entrer  des  ouvrages  de  divers  caractères, 
pour  donner  une  idée  de  l'étendue  et  de  la  va- 
riété de  son  beau  talent. 

On  s'étonnera  peut-être  que  je  n'aie  compris 
dans  ce  volume  ni  le  sermon  sur  les  vices  et  les 


a 


ij  AVERTISSEMENT. 

vertus  des  Grands ,  ni  le  discours  prononcé  à  la 
bénédiction  des  drapeaux  du  régiment  de  Catinat; 
mais  si  l'on  veut  bien  faire  attention  que  lun 
rentre  en  quelque  sorte  dans  le  genre  de  l'orai- 
son funèbre ,  -  que  l'autre  reproduit  les  mêmes 
pensées  et  quelquefois  les  mêmes  expressions 
que  le  premier  des  sermons  du.  Petit  Carême,  on 
approuvera  sans  doute  le  parti  que  j'ai  pris  en  les 
remplaçant  par  des  ouvrages  dont  le  mérite  est 
plus  généralement  reconnu. 

Enfin ,  au  lieu  d'une  simple  notice  biogra- 
phique, j'ai  inséré  dans  ce  volume,  en  y  ajou- 
tant  quelques  notes,  V Eloge  dè  Massillon,  par 
d'Alembert;  morceau  qui  fut  communiqué  par 
l'auteur,  en  manuscrit,  aux  Pères  de  l'Oratoire, 
et  dans  lequel  il  a  su  prendre  le  ton  et  le  style 
convenables  à  son  sujet. 


Lef.... 


ÉLOGE 


DE 

JEAN-BAPTISTE  MASSILLON, 

ÉVÊQUE  DE  CLERMONT. 


Jean-Baptiste  Màssillon  naquit  à  Hières,  en  Pro- 
vence, en  i663  ^  Il  eut  pour  père  un  citoyen  pauvre 
de  cette  petite  ville.  L'obscurité  de  sa  naissance,  qui 
ajoute  tant  à  l'éclat  de  son  mérite  personnel,  doit 
être  le  premier  trait  de  son  éloge;  et  Ton  peut  dire 
de  lui  comme  de  cet  illustre  Romain  qui  ne  devoit 
rien  à  ses  aïeux  :  Videtur  ex  se  natus,  «  Il  n'a  été  fils 
«  que  de  lui-même  ^.  »  Mais  non  seulement  son  humble 
origine  honore  infiniment  sa  personne,  elle  honore 

'  Le  24  juin,  de  François  Massillon,  notaire,  et  d'Anne  Marin. 
L'auteur  voulant,  comme  il  en  convient  lui-même,  relever  d'au- 
tant plus  le  mérite  personnel  de  sonhe'ros,  semble  donner  à  croire 
qu'il  étoit  né  dans  les  dernières  classes  du  peuple  :  exagération 
oratoire  dont  il  eût  mieux  fait  de  se  dispenser.  [Note  de  l'édition 
de  1810,  publiée  par  A.  A.  Renouard.  ) 

'  Ces  mots,  Videtur  ex  se  natus,  ne  se  trouvent  point  dans 
Cicéron,  que  d'Alembert  paroît  indiquer  ici,  et  auquel  on  a  sou- 
vent comparé  Massillon;  mais  l'orateur  romain  dit  à-peu-près  de 
même  en  parlant  de  lui,  a  me  ortus,  pro  Plancio,  c.  27;  et  dans 
la  sixième  Philippique ,  chap.  6  :  «  Que  ne  vous  dois-je  pas,  Ro- 
«  mains,  à  vous  qui  avez  préféré  un  homme  né  de  lui-même,  a  se 
«  ortunij  aux  plus  nobles  patriciens?  »    (  J.  V.  L.) 

a. 


iv  ÉLOGE 

encore  plus  le  gouvernement  éclairé  qui,  en  l'allant 
chercher  au  milieu  du  peuple  pour  le  placer  à  la  tête 
d'un  des  plus  grands  diocèses  du  royaume ,  a  bravé 
le  préjugé,  assez  commun  même  de  nos  jours,  que 
la  Providence  n'a  pas  destiné  aux  grandes  places  le 
génie  qu'elle  a  fait  naître  aux  derniers  rangs.  Si  les 
distributeurs  des  dignités  ecclésiastiques  n'avoient 
pas  eu  la  sagesse,  ou  le  courage,  ou  le  bonheur 
d'oublier  quelquefois  cet  apoplithegme  de  la  vanité 
humaine,  le  clergé  de  France  eût  été  privé  de  la 
gloire  dont  il  est  aujourd'hui  si  flatté,  de  compter 
l'éloquent  Massillon  parmi  ses  évêques. 

Ses  humanités  finies ,  il  entra  dans  FOratoire  à  l'âge 
de  dix-sept  ans  ^  Résolu  de  consacrer  ses  travaux  à 
l'Église  ,  il  préféra  aux  liens  indissolubles  qu'il  auroit 
pu  prendre  dans  quelqu'un  de  ces  ordres  religieux 
si  étrangement  multipliés  parmi  nous,  les  engage- 
ments libres  que  l'on  contracte  dans  une  congréga- 
tion, à  laquelle  le  grand  Bossuet  a  donné  ce  rare 
éloge,  que  tout  le  monde  y  obéit  sans  que  pei^sonne y 
commande.  Massillon  conserva  jusqu'à  la  fin  de  sa 
vie  le  plus  tendre  et  le  plus  précieux  souvenir  des 
leçons  qu'il  avoit  reçues,  et  des  principes  qu'il  avoit 
puisés  dans  cette  société  vraiment  respectable,  qui, 
sans  intrigue,  sans  ambition,  aimant  et  cultivant  les 
lettres  par  le  seul  désir  d'être  utile,  s'est  fait  un  nom 
distingué  dans  les  sciences  sacrées  et  profanes;  qui, 

'  Le  lo  octobre  1681.  Il  y  étudia  en  théologie  sous  le  père 
Quiqueran  de  Beaujeu,  qui  a  été  ensuite  évêque  de  Castres.  {Note 
de  l édition  de  18 10.) 


DE  MASSILLON.  y 

persécutée  quelquefois,  et  presque  toujours  peu  fa- 
vorisée de  ceux  mêmes  dont  elle  auroit  pu  espérer 
l'appui,  a  fait,  malgré  ce  fatal  obstacle ,  tout  le  bien 
qu'il  lui  étoit  permis  de  faire ,  et  n'a  jamais  nui  à 
personne,  même  à  ses  ennemis;  enfin  qui  a  su,  dans 
tous  les  temps ,  ce  qui  la  rend  encore  plus  chère  aux 
sages,  pratiquer  la  religion  sans  petitesse,  et  la  prê- 
cher sans  fanatisme. 

Les  supérieurs  de  Massillon  jugèrent  bientôt,  par 
ses  premiers  essais ,  de  l'honneur  qu'il  devoit  faire 
à  leur  congrégation.  Ils  le  destinèrent  à  la  chaire; 
mais  ce  ne  fut  que  par  obéissance  qu'il  consentit  à 
remplir  leurs  vues;  lui  seul  ne  prévoyoit  pas  la  cé- 
lébrité dont  on  le  flattoit,  et  dont  sa  soumission  et  sa 
modestie  alloient  être  récompensées.  Il  est  des  talents 
pleins  de  confiance  qui  reconnoissent ,  comme  par 
instinct,  l'objet  que  la  nature  leur  destine,  et  qui  s'en 
emparent  avec  vigueur;  il  en  est  d'humbles  et  de  ti- 
mides, qui  ont  besoin  d'être  avertis  de  leurs  forces, 
et  qui,  par  cette  naïve  ignorance  d'eux-mêmes,  n'en 
sont  que  plus  intéressants ,  plus  dignes  qu'on  les  arra- 
che à  leur  obscurité  modeste,,  pour  les  présenter  à  la 
renommée ,  et  leur  montrer  la  gloire  qui  les  attend. 

Le  jeune  Massillon  fit  d'abord  tout  ce  qu'il  put 
pour  se  dérober  à  cette  gloire.  Déjà  il  avoit  prononcé, 
par  pure  obéissance,  étant  encore  en  province,  les 
oraisons  funèbres  de  M.  de  Villeroy,  archevêque  de 

'  Il  faut  excepter  ces  derniers  temps,  où  l'autorité  ecclésiastique 
et  séculière  a  rendu  plus  de  justice  à  cette  congrégation.  (  Note 
de  d'Alemhert.  ) 


\ 


yj  ÉLOGE 

Lyon,  et  de  M.  de  Villars,  archevêque  de  Vienne. 
Ces  deux  discours,  qui  n'étoient,  à  la  vérité,  que 
le  coup  d'essai  d'un  jeune  homme,  mais  d'un  jeune 
homme  qui  annonçoit  déjà  ce  qu  il  fut  depuis ,  eurent 
le  plus  brillant  succès.  L'humble  orateur ,  effrayé  de 
sa  réputation  naissante,  et  craignant,  comme  il  le 
disoit,  le  démon  de  l'orgueil,  résolut  de  lui  échapper 
pour  toujours ,  en  se  vouant  à  la  retraite  la  plus  pro- 
fonde, et  même  la  plus  austère.  Il  alla  s'ensevelir 
dans  l'abbaye  de  Septfonts,  où  l'on  suit  la  même 
règle  qu'à  la  Trappe ,  et  il  y  prit  l'habit.  Pendant  son 
noviciat,  le  cardinal  de  Noailles  adressa  à  l'abbé  de 
Septfonts,  dont  il  respectoit  la  vertu,  un  mande- 
ment qu'il  venoit  de  publier.  L'abbé,  plus  religieux 
qu'éloquent,  mais  conservant  encore ,  au  moins  pour 
sa  communauté ,  quelque  reste  d'amour-propre ,  vou- 
lut faire  au  prélat  une  réponse  digne  du  mandement 
qu'il  avoit  reçu.  Il  en  chargea  le  novice  ex-oratorien , 
et  Massillon  le  servit  avec  autant  de  succès  que  de 
promptitude.  Le  cardinal ,  étonné  de  recevoir  de  cette 
Thébaïde  un  ouvrage  si  bien  écrit,  ne  craignit  point 
de  blesser  la  vanité  du  pieux  abbé  de  Septfonts,  en 
lui  demandant  qui  en  étoit  l'auteur.  L'abbé  nomma 
Massillon ,  et  le  prélat  lui  répondit  qu'il  ne  falloit 
pas  qu'un  si  grand  talent,  suivant  l'expression  de 
l'Écriture ,  demeurât  caché  sous  le  boisseau.  Il  exigea 
qu'on  fît  quitter  l'habit  au  jeune  novice ,  lui  fit  re- 
prendre celui  de  l'Oratoire,  et  le  plaça  dans  le  sé- 
minaire de  Saint-Magloire  à  Paris  » ,  en  l'exhortant  à 

'  En  1696. 


DE  MASSILLON.  vij 

cultiver Téloquence  de  la  chaire,  et  en  se  chargeant, 
disoit-il,  de  sa  fortune,  que  les  vœux  du  jeune  orateur 
bornoient  à  celle  des  apôtres,  c'est-à-dire  au  néces- 
saire le  plus  étroit,  et  à  la  simplicité  la  plus  exemplaire. 

Ses  premiers  sermons  produisirent  l'effet  que  ses 
supérieurs  et  le  cardinal  de  Noailles  avoient  prévu. 
A  peine  commença-t-il  à  se  montrer  dans  les  églises 
de  Paris,  qu'il  effaça  presque  tous  ceux  qui  brilloient 
alors  dans  cette  carrière.  Il  avoit  déclaré  c^\i  il  ne  prê- 
cherait pas  comme  eux^  non  par  un  sentiment  pré- 
somptueux de  sa  supériorité,  mais  par  l'idée,  aussi 
juste  que  réfléchie,  qu'il  s'étoit  faite  de  l'éloquence 
chrétienne.  Il  étoit  persuadé  que  si  le  ministre  de  la 
parole  divine  se  dégrade  en  annonçant  d'une  manière 
triviale  des  vérités  communes,  il  manque  aussi  son 
but  en  croyant  subjuguer ,  par  d  es  raisonnements  pro" 
fonds,  des  auditeurs  qui,  pour  la  plupart,  ne  sont 
guère  à  portée  de  le  suivre  ;  que  si  tous  ceux  qui  l'écou- 
tent  n'ont  pas  le  bonheur  d'avoir  des  lumières,  tous 
ont  un  cœur  où  le  prédicateur  doit  aller  chercher  ses 
armes;  qu'il  faut  dans  la  chaire  montrer  l'homme  à 
lui-même ,  moins  pour  le  révolter  par  l'horreur  du 
portrait,  que  pour  l'affliger  par  la  ressemblance;  et 
qu'enfin ,  s'il  est  quelquefois  utile  de  l'effrayer  et  de  le 
troubler,  il  l'est  encore  plus  de  faire  couler  ces  larmes 
douces,  bien  plus  efficaces  que  celles  du  désespoir.  ^ 

Tel  fut  le  plan  que  Massillon  se  proposa,  et  qu'il 
remplit  en  homme  qui  l'avoit  conçu,  c'est-à-dire  en 
homme  supérieur.  Il  excelle  dans  la  partie  de  l'ora- 
teur ,  qui  seule  peut  tenir  lieu  de  toutes  les  autres , 


viij  ÉLOGE 

dans  cette  éloquence  qui  . va  droit  à  Famé,  mais  qui 
l'agite  sans  la  renverser,  qui  la  consterne  sans  la 
flétrir,  et  qui  la  pénétre  sans  la  déchirer.  Il  va  cher- 
cher au  fond  du  cœur  ces  replis  cachés  où  les  pas- 
sions s'enveloppent,  ces  sopliismes  secrets  dont  elles 
savent  si  bien  s'aider  pour  nous  aveugler  et  nous 
séduire.  Pour  combattre  et  détruire  ces  sophismes, 
il  lui  suffit  presque  de  les  développer;  mais  il  les  dé- 
veloppe avec  une  onction  si  affectueuse  et  si  tendre, 
qu'il  subjugue  moins  qu'il  n'entraîne,  et  qu'en  nous 
offrant  même  la  peinture  de  nos  vices ,  il  sait  encore 
nous  attacher  et  nous  plaire.  Sa  diction,  toujours  fa- 
cile, élégante,  et  pure,  est  par-tout  de  cette  simpli- 
cité noble,  sans  laquelle  il  n'y  a  ni  bon  goût,  ni  vé- 
ritable éloquence;  simplicité  qui,  étant  réunie  dans 
Massillon  à  l'harmonie  la  plus  séduisante  et  la  plus 
douce ,^n  emprunte  encore  des  grâces  nouvelles;  et, 
ce  qui  met  le  comble  au  charme  que  fait  éprouver 
ce  style  enchanteur,  on  sent  que  tant  de  beautés  ont 
coulé  de  source,  et  n'ont  rien  coûté  à  celui  qui  les  a 
produites.  Il  lui  échappe  même  quelquefois,  soit 
dans  les  expressions,  soit  dans  les  tours,  soit  dans 
la  mélodie  si  touchante  de  son  style,  des  négligences 
qu'on  peut  appeler  heureuses,  parcequ'elles  achè- 
vent de  faire  disparoître  non  seulement  l'empreinte, 
mais  jusqu'au  soupçon  du  travail.  C'est  par  cet  aban- 
don de  lui-même  que  Massillon  se  faisoit  autant 
d'amis  que  d'auditeurs;  il  savoit  que  plus  un  orateur 
paroît  occupé  d'enlever  l'admiration,  moins  ceux  qui 
Fécoutent  sont  disposés  à  l'accorder,  et  que  cette 


DE  MASSILLON.  ix 

ambition  est  Fécueil  de  tant  de  prédicateurs,  qui, 
chargés,  si  on  peut  s'exprimer  ainsi,  des  intérêts  de 
Dieu  même,  veulent  y  mêler  les  intérêts  si  futiles  de 
leur  vanité.  Massillon  pensoit,  au  contraire,  que  c'est 
un  plaisir  bien  vide  d'avoir  affaire,  suivant  l'expres- 
sion de  Montaigne,  à  des  gens  gui  nous  admirent  tou- 
jours et  fassent  place,  sur-tout  dans  ces  moments  où 
il  est  si  doux  de  s'oublier  soi-même  pour  ne  s'occuper 
que  des  êtres  foibles  et  malheureux  qu'on  doit  in- 
struire et  consoler.  Il  comparoit  l'éloquence  étudiée 
des  prédicateurs  profanes  à  ces  fleurs  dont  les  mois- 
sons se  trouvent  si  souvent  étouffées,  et  qui,  très 
agréables  à  la  vue,  sont  très  nuisibles  à  la  récolte. 

On  s'étonnoit  comment  un  homme  voué  par  état 
à  la  retraite  pouvoit  connoître  assez  bien  le  monde 
pour  faire  des  peintures  si  vraies  des  passions,  et 
sur-tout  de  l'amour-propre.  Cest  en  me  sondant  moi- 
même,  disoit-il  avec  candeur,  que  jai  appris  à  tracer 
ces  peintures.  Il  le  prouva  d'une  manière  aussi  éner- 
gique qu'ingénue,  par  l'aveu  qu'il  fit  à  un  de  ses  con- 
frères, qui  le  félicitoit  sur  le  succès  de  ses  sermons. 
Le  diable,  répondit-il,  me  la  déjà  dit  plus  éloquem- 
ment  que  vous. 

Massillon  tiroit  un  autre  avantage  de  cette  élo- 
quence de  l'ame,  dont  il  faisoit  un  si  heureux  usage. 
Comme  il  parloit  la  langue  de  tous  les  états  en  par- 
lant au  cœur  de  l'homme ,  tous  les  états  couroient  à 
ses  sermons;  les  incrédules  mêmes  vouîoient  l'en- 
tendre; ils  trouvoient  souvent  l'instruction  où  ils  n'é- 
toient  allés  chercher  que  l'amusement ,  et  revenoient 


X  ÉLOGE 

quelquefois  convertis,  lorsqu'ils  n'avoient  cru  sortir 
qu'en  accordant  ou  en  refusant  leurs  éloges.  C'est 
que  Massillon  savoit  descendre  pour  eux  au  seul  lan- 
gage qu'ils  voulussent  écouter,  à  celui  d'une  philo- 
sophie purement  humaine  en  apparence,  mais  qui, 
trouvant  ouvertes  toutes  les  portes  de  leur  ame,  pré- 
paroit  les  voies  à  l'orateur  pour  s'approcher  d'eux 
sans  effort  et  sans  résistance,  et  pour  s'en  rendre 
vainqueur  avant  même  de  les  avoir  combattus. 

Son  action  étoit  parfaitement  assortie  au  genre 
d'éloquence  qu'il  avoit  embrassé.  Au  moment  oii  il 
entroit  en  chaire ,  il  paroissoit  vivement  pénétré  des 
grandes  vérités  qu'il  alloit  dire;  les  yeux  baissés,  l'air 
,  modeste  et  recueilli ,  sans  mouvements  violents ,  et 
presque  sans  gestes ,  mais  animant  tout  par  une  voix 
touchante  et  sensible,  ilrépandoit  dans  son  auditoire 
le  sentiment  religieux  que  son  extérieur  annonçoit; 
il  se  faisoit  écouter  avec  ce  silence  profond  qui  loue 
encore  mieux  l'éloquence  que  les  applaudissements 
les  plus  tumultueux.  Sur  la  réputation  seule  de  sa 
déclamation,  le  célèbre  Baron  voulut  assister  à  un 
de  ses  discours;  et  s'adressant,  au  sortir  du  sermon, 
à  un  ami  qui  l'accompagnoit  :  Voilà ,  dit-il ,  un  ora- 
teur, et  nous  ne  sommes  que  des  comédiens. 

Bientôt  la  cour  désira  de  l'entendre ,  ou  plutôt  de 
le  juger.  11  parut',  sans  orgueil  comme  sans  crainte, 
sur  ce  grand  et  dangereux  théâtre  :  son  début  y  fut 
des  plus  brillants,  et  l'exorde  du  premier  discours 
qu'il  y  prononça  est  un  des  chefs-d'œuvre  de  l'élo- 

^  Dans  l'Avent  de  1699. 


V 


0 


DE  MASSILLON.  xj 

quence  moderne.  Louis  XIV  étoit  alors  au  comble 
de  sa  puissance  et  de  sa  gloire,  vainqueur  et  admiré 
de  toute  l'Europe,  adoré  de  ses  sujets,  enivré  d'en- 
cens, et  rassasié  d'hommages.  Massillon  prit  pour 
texte  le  passage  de  l'Écriture  qui  sembloit  le  moins 
fait  pour  un  tel  prince ,  Bienheureux  ceux  qui  pleurent, 
et  sut  tirer  de  ce  texte  un  éloge  du  monarque  d'au- 
tant plus  neuf,  plus  adroit,  et  plus  flatteur,  qu'il 
parut  dicté  par  FÉvangile  même,  et  tel  qu'un  apôtre 
Fauroit  pu  faire.  «  Sire,  dit-il  au  roi,  si  le  monde 
«parloit  ici  à  votre  majesté,  il  ne  lui  diroit  pas: 
«  Bienheureux  ceux  qui  pleurent.  Heureux ,  vous  di- 
«  roit-il,  ce  prince  qui  n  a  jamais  combattu  que  pour 
«vaincre;  qui  a  rempli  l'univers  de  son  nom;  qui 
«dans  le  cours  d'un  régne  long  et  florissant,  jouit 
«  avec  éclat  de  tout  ce  que  les  hommes  admirent ,  de 
«la  grandeur  de  ses  conquêtes,  de  l'amour  de  ses 
«peuples,  de  l'estime  de  ses  ennemis,  de  la  sagesse 
«de  ses  lois....  Mais,  sire,  l'Évangile  ne  parle  pas 
«  comme  le  monde.  »  L'auditoire  de  Versailles,  tout 
accoutumé  qu'il  étoit  aux  Bossuet  et  aux  Bourdaloue, 
ne  Fétoit  pas  à  une  éloquence  tout  à-la-fois  si  fine  et 
si  noble;  aussi  excita-t-elle  dans  l'assemblée,  malgré 
la  gravité  du  lieu,  un  mouvement  involontaire  d'ad- 
miration'. Il  ne  manquoit  à  ce  morceau,  pour  en 

'  «  . . . .  Le  lecteur  sera  bien  aise  de  trouver  ici  ce  qui  arriva  la 
première  fois  que  Massillon  prêcha  (  à  Paris,  dans  l'e'glise  de  Saint- 
Eustache)  son  fameux  sermon  du  Petit  nombre  des  Elus  :  il  y  eut 
un  endroit  où  un  transport  de  saisissement  s'empara  de  tout  l'au- 
ditoire; presque  tout  le  monde  se  leva  à  moitié  par  un  mouve- 
ment involontaire  ;  le  murmure  d'acclamation  et  de  surprise  fut 


xij  ÉLOGE 

rendre  l'impression  plus  touchante  encore,  que  d'a- 
voir été  prononcé  au  milieu  des  malheurs  qui  sui- 
virent nos  triomphes ,  et  lorsque  le  monarque ,  qui 
pendant  cinquante  années  n'avoit  eu  que  des  succès, 
ne  répandoit  plus  que  des  larmes.  Si  jamais  Louis  XIV 
a  entendu  un  exorde  plus  éloquent,  c'est  peut-être 
celui  d'un  religieux  missionnaire,  qui,  paroissant 
pour  la  première  fois  devant  lui,  commença  ainsi 
son  discours:  «Sire,  je  ne  ferai  point  de  compli- 
«  ment  à  votre  majesté,  je  n'en  ai  point  trouvé  dans 
«  l'Évangile.  » 

La  vérité,  même  lorsqu'elle  parle  au  nom  de  Dieu, 
doit  se  contenter  de  frapper  à  la  porte  des  rois,  et  ne 
doit  jamais  la  briser.  Massillon,  persuadé  de  cette 
maxime,  n'imita  point  quelques  uns  de  ses  prédé- 
cesseurs, qui,  soit  pour  déployer  leur  zèle,  soit  pour 

si  fort,  qu'il  troubla  l'orateur,  et  ce  trouble  ne  servit  qu'à  augmen- 
ter le  pathétique  de  ce  morceau  ;  le  voici  *. 

«  Cette  figure,  la  plus  hardie  qu'on  ait  jamais  employée,  et  eu 
même  temps  la  plus  à  sa  place,  est  un  des  plus  beaux  traits  d'é- 
loquence qu'on  puisse  lire  chez  les  nations  anciennes  et  modernes; 
et  le  reste  du  discours  n'est  pas  indigne  de  cet  endroit  si  saillant  : 
de  pareils  chefs-d'œuvre  sont  très  rares.  »  (Voltaire,  article  Élo- 
quence de  l'Encyclopédie,  ) 

Massillon  prononça  une  seconde  fois  ce  Sermon  dans  la  cha- 
pelle de  Versailles;  le  même  trait  excita  la  même  commotion,  que 
partagea  Louis  XIV,  et  l'on  vit  l'orateur  couvrir  son  front  de  ses 
mains,  et  rester  muet  pendant  quelques  instants.  (M.  Genge,  ar-p 
ticle  Massillon  de  la  Biographie  universelle.  ) 

*  Voyez  page  Siy,  ligae  20,  depuis  ces  mots  :  Je  suppose  que  c'est  ici 
votre  dernière  heure ,  et  la  fin  de  V  univers ,  jusqu'à  la  page  819,  ligne  9. 


DE  MASSILLON.  xiij 

le  faire  remarquer ,  avoient  prêché  la  morale  chré- 
tienne dans  le  séjour  du  vice  avec  une  dureté  capable 
de  la  rendre  odieuse ,  et  d'exposer  la  religion  au  res- 
sentiment de  l'autorité  orgueilleuse  et  offensée.  Notre 
orateur  fut  toujours  ferme,  mais  toujours  respec- 
tueux ,  en  annonçant  à  son  souverain  les  volontés  de 
celui  qui  juge  les  rois;  il  remplit  la  mesure  de  son 
ministère ,  mais  il  ne  la  passa  jamais  ;  et  le  monarque, 
qui  auroit  pu  sortir  de  sa  chapelle  mécontent  de  la 
liberté  de  quelques  autres  prédicateurs,  ne  sortit 
jamais  des  sermons  de  Massilîon  que  mécontent  de 
lui-même.  C'est  ce  que  le  prince  eut  le  courage  de 
dire  en  propres  termes  à  l'orateur;  éloge  le  plus 
grand  qu'il  pût  lui  donner,  mais  que  tant  d'autres, 
avant  et  depuis  Massilîon,  n'ont  pas  même  désiré 
d'obtenir,  plus  jaloux  de  renvoyer  des  juges  satisfaits 
que  des  pécheurs  convertis. 

Des  succès  si  multipliés  et  si  éclatants  eurent  leur 
effet  ordinaire;  ils  firent  à  Massilîon  des  ennemis 
implacables ,  sur-tout  parmi  ceux  qui  se  regardoient 
comme  ses  rivaux,  et  qui,  voulant  que  la  parole  di- 
vine ne  fût  annoncée  que  par  eux,  se  croyoient  ap- 
paremment dispensés  de  prêcher  d'exemple  contre 
l'envie.  Leur  ressource  étoit  de  fermer  la  bouche,  s'il 
étoit  possible ,  à  un  concurrent  si  redoutable;  mais  ils 
n'y  pouvoient  réussir  qu'en  accusant  sa  doctrine;  et, 
sur  ce  point  délicat,  Massilîon  ne  laissoit  pas  même 
de  prétexte  à  leurs  dispositions  charitables.  Il  étoit, 
à  la  vérité ,  membre  d'une  congrégation  dont  les  opi- 
nions étoient  alors  fort  attaquées;  plusieurs  de  ses 


xiv  ÉLOGE 

confrères  avoient  été,  par  ce  pieux  motif /adroite- 
ment écartés  de  la  chaire  de  Versailles.  Mais  les  senti- 
ments de  Massillon,  exposés  chaque  jour  à  la  critique 
d'une  cour  attentive  et  scrupuleuse ,  n'offroient  pas 
même  le  nuage  le  plus  léger  aux  yeux  clairvoyants 
de  la  haine;  et  son  orthodoxie  irréprochable  étoit  le 
désespoir  de  ses  ennemis.  Déjà  FÉglise  et  la  nation 
le  nommoient  à  Fépiscopat.  L'envie,  presque  tou- 
jours aveugle  sur  ses  vrais  intérêts,  auroit  pu,  avec 
une  politique  plus  raffinée ,  envisager  cette  dignité 
comme  un  honnête  moyen  d'enfouir  les  talents  de 
Massillon,  en  le  reléguant  à  cent  lieues  de  Paris  et 
de  la  cour  :  elle  ne  porta  pas  si  loin  sa  dangereuse 
pénétration,  et  ne  vit  dans  Tépiscopat  qu'une  récom- 
pense brillante  dont  il  lui  importoit  de  priver  l'ora- 
teur qui  en  étoit  digne.  Elle  fit,  pour  y  réussir,  un 
dernier  effort,  et  jouit  du  triste  avantage  d'obtenir 
au  moins  un  succès  passager  ;  elle  calomnia  les  mœurs 
de  Massillon,  et  trouva  facilement,  suivant  l'usage, 
des  oreilles  prêtes  à  l'entendre,  et  des  ames  prêtes  à 
la  croire.  Le  souverain  même ,  tant  le  mensonge  est 
habile  à  s'insinuer  auprès  des  monarques  les  plus 
justes,  fut,  sinon  convaincu,  au  moins  ébranlé;  et 
ce  même  prince ,  qui  avoit  dit  à  Massillon  ^  quil  vou- 

*  Carême  de  1704.  Ce  fut  à  la  fin  de  ce  Carême  que  Louis  XIV 
dit  publiquement  à  Massillon  :  «  J'ai  entendu  dans  ma  chapelle 
«plusieurs  prédicateurs  dont  j'ai  e'té  très  satisfait;  mais  en  vous 
«  écoutant,  j'ai  été  mécontent  de  moi-même.  Je  veux  vous  enten- 
«  dre  désormais  tous  les  deux  ans.  »  La  jalousie  et  l'intrigue  s'op- 
posèrent avec  succès  à  une  si  juste  préférence;  et  Massillon  ne 
reparut  plus  dans  la  chaire  de  Versailles  durant  les  onze  dernières 


DE  MASSILLON.  xv 

loit  r entendre  tous  les  deux  ans ,  sembla  craindre  de 
donner  à  une  autre  église  l'orateur  qu'il  s'étoit  ré- 
servé pour  lui. 

Louis  XIV  mourut;  et  le  régent,  qui  honoroit  les 
talents  de  Massillon,  et  qui  méprisoit  ses  ennemis, 
le  nomma  à  l'évêché  de  Clermont  *  ;  il  voulut  de  plus 
que  la  cour  l'entendît  encore  une  fois,  et  l'engagea  à 
prêcher  un  carême  devant  le  roi,  alors  âgé  de  neuf  ans. 

Ces  sermons,  composés  en  moins  de  trois  mois, 
sont  connus  sous  le  nom  de  Petit  Carême.  C'est  peut- 
être,  sinon  le  chef-d'œuvre ,  au  moins  le  vrai  modèle 
de  l'éloquence  de  la  chaire.  Les  grands  sermons  du 
même  orateur  peuvent  avoir  plus  de  mouvement  et 
de  véhémence;  l'éloquence  du  Petit  Carême  est  plus 
insinuante  et  plus  sensible;  et  le  charme  qui  en  ré- 
sulte augmente  encore  par  l'intérêt  du  sujet,  par  le 
prix  inestimable  de  ces  leçons  simples  et  touchantes 
qui,  destinées  à  pénétrer  avec  autant  de  douceur 
que  de  force  dans  le  cœur  d'un  monarque  enfant, 
semblent  préparer  le  bonheur  de  plusieurs  mdlions 
d'hommes,  en  annonçant  au  jeune  prince  qui  doit 
régner  sur  eux ,  tout  ce  qu'ils  ont  droit  d'en  attendre. 
C'est  là  que  l'orateur  met  sous  les  yeux  des  souve- 
rains les  écueils  et  les  malheurs  du  rang  suprême; 
la  vérité  fuyant  les  trônes ,  et  se  cachant  pour  les 
princes  mêmes  qui  la  cherchent;  la  confiance  pré- 
somptueuse que  peuvent  leur  inspirer  les  louanges 

années  de  Louis-le-Grand.  (Maury,  Essai  sur  C Éloquence,  tome  I, 
page  i65.  ) 

'  Le  7  novembre  1717. 


xvj  ÉLOGE 

même  les  plus  justes;  le  danger  presque  égal  pour 
eux  de  la  foiblesse  qui  n'a  point  d'avis ,  et  de  l'orgueil 
qui  n'écoute  que  le  sien;  le  funeste  pouvoir  de  leurs 
vices  pour  corrompre ,  avilir  et  perdre  toute  une  na- 
tion; la  détestable  gloire  des  princes  conquérants, 
si  cruellement  achetée  par  tant  de  sang  et  tant  de 
larmes;  l'Etre  suprême  enfin,  placé  entre  les  rois 
oppresseurs  et  les  peuples  opprimés,  pour  effrayer 
les  rois  et  venger  les  peuples.  Tel  est  l'objet  de  ce 
Petit  Carême,  digne  d'être  appris  par  tous  les  en- 
fants destinés  à  régner,  et  d'être  médité  par  tous  les 
hommes  chargés  de  gouverner  le  monde.  Quelques 
censeurs  sévères  ont  néanmoins  reproché  à  ces  ex- 
cellents discours  un  peu  d'uniformité  et  de  mono- 
tonie ^  Ils  n'offrent  guère,  dit-on,  qu'une  vérité  à 
laquelle  l'orateur  s'attache  et  revient  toujours,  la 

'  Ces  reproches,  qu'on  est  étonne  de  trouver  Jans  un  éloge, 
ont  été  reproduits,  avec  quelque  adoucissement,  par  La  Harpe. 
Tout  en  comparant  l'éloquence  de  Massillon  à  la  lumière  d'un 
diamant  dont  les  rayons  se  multiplient  par  le  mouvement,  il 
insinue  qu'un  des  caractères  de  cet  orateur  est  de  revenir  un  peu 
sur  la  même  idée.  D'Alembert  et  La  Harpe  avoient-ils  donc  oublié 
qu'il  est  essentiellement  du  devoir  de  l'orateur  chrétien  qui  parle 
devant  un  auditoire  nombreux,  d'insister  sur  les  vérités  qu'il  an- 
nonce, de  les  présenter  sous  toutes  leurs  faces,  d'y  revenir  sans 
cesse,  jusqu'à  ce  qu'il  ait  maîtrisé  l'attention,  éclairé  les  esprits, 
entraîné  la  conviction  de  tous  ceux  qui  l'écovitent?  avoient-ils  ou- 
blié sur-tout  que  Massillon  adressoit  ces  leçons,  d'une  morale  su- 
bUrae,  à  un  jeune  prince  à  peine  âgé  de  neuf  ans ,  et  destiné  à 
s'asseoir  un  jour  sur  le  trône?  Avouons  qu'avec  des  dispositions 
un  peu  bienveillantes,  ces  écrivains  auroient  sûrement  reconnu 
dans  ces  répétitions  un  des  caractères  de  la  véritable  perfection. 
(Lef....) 


DE  MASSILLON.  xvij 

bienfaisance  et  la  bonté  que  les  grands  et  les  puis- 
sants du  siècle  doivent  aux  petits  et  aux  foibles,  à 
ces  hommes  que  la  nature  a  créés  leurs  semblables, 
que  rhumanité  leur  a  donnés  pour  frères,  et  que  le 
sort  a  fait  naître  malheureux.  Mais,  sans  examiner  la 
justice  de  ce  reproche,  cette  vérité  est  si  consolante 
pour  tant  dliommes  qui  gémissent  et  qui  souffrent, 
si  précieuse  dans  l'institution  d'un  jeune  roi,  si  né- 
cessaire sur-tout  à  faire  entendre  aux  oreilles  endur- 
cies des  courtisans  qui  Fenvironnent,  que  Thumanité 
doit  bénir  l'orateur  qui  en  a  plaidé  la  cause  avec  tant 
de  persévérance  et  d'intérêt.  Des  enfants  peuvent-ils 
se  plaindre  qu'on  parle  trop  long-temps  à  leur  père 
du  besoin  qu'ils  ont  de  lui,  et  du  devoir  que  la  na- 
ture lui  fait  de  les  aimer? 

La  même  année  où  furent  prononcés  ces  discours, 
Massillon  entra  dans  l'académie  francoise'.  L'abbé 
Fleury,  qui  le  reçut  en  qualité  de  directeur,  lui 
donna,  entre  autres  éloges,  celui  d'av  oir  su  se  mettre 
à  la  portée  du  jeune  roi  dans  les  instructions  qu'il  lui 
avoit  destinées.  «  Il  semble,  lui  dit-il,  que  vous  ayez 
«  voulu  imiter  le  prophète ,  qui ,  pour  ressusciter  le 
«fils  de  la  Sunamite,  se  rapetissa,  pour  ainsi  dire, 
«  en  mettant  sa  bouche  sur  la  bouche  ,  ses  yeux  sur 
«  les  yeux,  et  ses  mains  sur  les  mains  de  l'enfant,  et 
«  qui ,  après  l'avoir  ainsi  réchauffé ,  le  rendit  à  sa 
«  mère  plein  de  vie.  » 

Ce  même  discours  du  directeur  offre  un  second 

'  Il  fut  reçu,  le  23  février  1719,  à  la  place  de  l'abbé  de  Lou- 
vois. 

b 


xviij  ÉLOGE 

trait,  aussi  édifiant  que  remarquable.  Massillon  ve- 
noit  d'être  sacré  évêque  :  aucune  place  à  la  cour,  au- 
cune affaire,  aucun  motif  enfin,  ou,  si  Ton  veut, 
aucun  prétexte  ne  pouvoit  le  retenir  loin  de  son 
troupeau.  L'abbé  Fleury,  observateur  inexorable  des 
canons,  ne  vit,  en  recevant  son  nouveau  confrère, 
que  les  devoirs  rigoureux  que  Tépiscopat  lui  impo- 
soit;  les  devoirs  de  l'académicien  disparurent  entiè- 
rement à  ses  yeux  ;  loin  d'inviter  le  récipiendaire  à 
l'assiduité ,  il  ne  l'exhorta  qu'à  une  absence  éternelle  ; 
et,  ce  qui  rendoit  le  conseil  plus  sévère  encore,  il  le 
revêtit  de  la  forme  obligeante  des  regrets  les  plus 
fortement  exprimés  :  «  Nous  prévoyons  avec  douleur, 
«  lui  dit-il,  que  nous  allons  vous  perdre  pour  jamais, 
«  et  que  la  loi  indispensable  de  la  y  sidence  va  vous 
«  enlever  sans  retour  à  nos  assemblées;  nous  ne  pou- 
«  vous  plus  espérer  de  vous  voir  que  dans  les  mo- 
«  ments  oii  quelque  affaire  fâcheuse  vous  arrachera 
«  MALGRÉ  VOUS  à  votre  Eglise.  » 

Ce  conseil  fut  d'autant  plus  efficace  ,  que  celui  qui 
le  recevoit  se  l'étoit  déjà  donné  lui-même.  Il  partit 
pour  Clermont,  et  n'en  re\int  plus  que  pour  des 
causes  indispensables,  et  par  conséquent  très  rares. 
Il  donna  tous  ses  soins  au  peuple  heureux  que  la  Pro- 
vidence lui  avoit  confié.  Il  ne  crut  pas  que  l'épisco- 
pat,  qu'il  avoit  mérité  par  ses  succès  dans  la  chaire, 
fût  pour  lui  une  dispense  d'y  monter  encore ,  et  que 
pour  avoir  été  récompensé,  il  dut  cesser  d'être  utile. 
11  consacroit  avec  tendresse  à  l'instruction  des  pau- 
vres, ces  mêmes  talents  tant  de  fois  accueillis  par  les 


DE  MASSILLON.  xix 

grands  de  la  terre ,  et  préféroit  aux  bruyants  éloges 
des  courtisans  Tattention  simple  et  recueillie  d'un 
auditoire  moins  brillant  et  plus  docile.  Les  plus  élo- 
quents peut-être  de  ses  sermons  sont  les  conférences  ' 
qu'il  faisoit  à  ses  curés.  Il  leur  prêcboit  les  vertus 
dont  ils  trouvoient  en  lui  l'exemple ,  Iç  désintéresse- 
ment, la  simplicité,  l'oubli  de  soi-même,  l'ardeur 
active  et  prudente  d'un  zèle  éclairé,  bien  différente 
de  ce  fanatisme  qui  ne  prouve  que  l'aveuglement  du 
zélé,  qui  en  rend  même  la  sincérité  très  douteuse. 
Une  sage  modération  étoit  en  effet  son  caractère 
dominant.  Il  se  plaisoit  à  rassembler  à  sa  maison  de 
campagne  des  oratoriens  et  des  jésuites;  il  les  accou- 
tumoit  à  se  supporter  mutuellement,  et  presque  à 
s'aimer;  il  les  faisoit  jouer  ensemble  aux  échecs,  et 
les  exhortoit  à  ne  se  faire  jamais  de  guerre  plus  sé- 
rieuse. L'esprit  de  conciliation  dont  sa  conduite  étoit 
la  preuve,  et  sa  manière  de  penser  bien  connue  sur 
le  scandale  de  toutes  les  querelles  tbéologiques ,  fit 
désirer  au  gouvernement  qu'il  essayât  de  rapprocher 
le  cardinal  de  Noailles  de  ceux  qui  accusoient  la  doc- 
trine de  ce  pieux  archevêque  ;  mais  l'impartialité 
qu'il  montra  dans  cette  négociation  produisit  son 
effet  naturel,  celui  de  mécontenter  les  deux  partis. 

'  L'auteur  de  l'Éloge  confond  ici  les  Conférences  avec  les  Dis- 
cours synodaux,  qui  effectivement  furent  prononcés  par  Mas- 
sillon,  évêque,  dans  les  synodes  ou  assemblées  annuelles  des  curés 
de  son  diocèse.  On  sait  qu'il  fit  les  Conférences  pour  le  séminaire 
de  Saint-Magloire ,  dans  sa  jeunesse,  lorsqu'il  étoit  encore  ora- 
torien;  et  ce  fut  ce  qui  commença  sa  réputation.  (Note  de  l'édition 
</e  1810,) 

b. 


XX  ÉLOGE 

En  vain  il  leur  représenta  que  des  hommes  destinés 
par  état  à  prêcher  TÉvangile  à  leurs  frères ,  ne  dé- 
voient pas  commencer  par  en  violer  un  des  princi- 
paux préceptes,  celui  de  Funion  et  de  la  paix;  que 
leurs  divisions,  déjà  si  fâcheuses  sur  Vamour  de  Dieu, 
ne  les  dispensoient  pas  de  Vamour  du  prochain;  que 
ces  disputes  étoient  à-la-fois,  et  pour  les  foibles  un 
sujet  de  scandale,  et  pour  les  incrédules  un  sujet  de 
triomphe,  peu  réel,  à  la  vérité,  mais  toujours  affli- 
geant par  l'avantage  apparent  qu'ils  en  tirent.  Ces 
sages  remontrances  furent  sans  effet,  et  il  apprit, 
par  sa  propre  expérience ,  qu'il  est  souvent  moins 
difficile  de  ramener  des  mécréants  que  de  concilier 
ceux  qui  auroient  tant  d'intérêt  de  se  réunir  pour  les 
confondre. 

Vivement  pénétré  des  vraies  obligations  de  son 
état,  Massillon  remplit  sur-tout  le  premier  devoir 
d'un  évêque ,  celui  qui  le  fait  chérir  et  respecter  de 
l'incrédulité  même,  le  devoir  ou  plutôt  le  plaisir  si 
doux  de  l'humanité  et  de  la  bienfaisance.  Il  réduisit 
à  des  sommes  très  modiques  ses  droits  épiscopaux, 
qu'il  auroit  entièrement  abolis ,  s'il  n'avoit  cru  devoir 
respecter  le  patrimoine  de  ses  successeurs,  c'est-à^ 
dire  leur  laisser  de  bonnes  actions  à  faire.  El  fit  porter 
en  deux  ans  vingt  mille  livres  à  l'Hôtel-Dieu  de  Cler- 
mont.  Tout  son  revenu  appartint  aux  pauvres.  Son 
diocèse  en  conserve  le  souvenir  après  plus  de  trente 
années,  et  sa  mémoire  y  est  honorée  tous  les  jours 
de  la  plus  éloquente  oraison  funèbre,  des  larmes  de 
cent  mille  malheureux. 


DE  MASSILLON.  xxj 

Il  avoit  joui,  dès  son  vivant,  de  cette  oraison  fu- 
nèbre qu'il  ne  peut  plus  entendre.  Dès  qu'il  paroissoit 
dans  les  rues  de  Clermont,  le  peuple  se  prosternoit 
autour  de  lui  en  criant  :  Vive  notre  père  !  Aussi  ce  ver- 
tueux prélat  disoit-il  souvent  que  ses  confrères  ne 
sentoient  pas  assez  quel  degré  de  considération  et 
d'autorité  ils  pouvoient  tirer  de  leur  état;  que  ce 
n'étoit  ni  par  le  faste ,  ni  par  une  dévotion  minu- 
tieuse ,  qu'ils  pouvoient  se  rendre  chers  à  l'humanité 
et  redoutables  à  ceux  qui  l'oppriment ,  mais  par  ces 
vertus  dont  le  cœur  du  peuple  est  le  juge,  et  qui, 
dans  un  ministre  de  la  vraie  religion,  retracent  à  tous 
les  yeux  l'Etre  juste  et  bienfaisant  dont  il  est  l'image. 

Parmi  les  aumônes  immenses  qu'il  a  faites,  il  en 
est  qu'il  a  cachées  avec  le  plus  grand  soin,  non  seu- 
lement pour  ménager  la  délicatesse  des  particuliers 
malheureux  qui  les  recevoient,  mais  pour  épargner 
quelquefois  à  des  communautés  entières  le  sentiment, 
même  le  plus  mal  fondé,  d'inquiétude  et  de  crainte 
que  ces  aumônes  pouvoient  leur  causer.  Un  couvent 
nombreux  de  religieuses  étoit  sans  pain  depuis  plu- 
sieurs jours;  elles  étoient  résolues  dépérir  plutôt  que 
d'avouer  cette  affreuse  misère,  dans  la  crainte  qu'on 
ne  supprimât  leur  maison  à  laquelle  elles  étoient  bien 
plus  attachées  qu'à  leur  vie.  L'évéque  de  Clermont 
apprit  en  même  temps  et  leur  indigence  extrême,  et 
le  motif  de  leur  silence.  Pressé  de  leur  donner  des 
secours,  il  craignit  de  les  alarmer  en  paroissant  in- 
struit de  leur  état;  il  envoya  secrètement  à  ces  reli- 
gieuses une  somme  très  considérable,  qui  assuroit 


xxij  É  L  O  G  E 

leur  subsistance  jusqu'à  ce  qu'il  eût  trouvé  moyen 
d'y  pourvoir  par  d'autres  ressources;  et  ce  ne  fut 
qu'après  la  mort  de  Massillon  qu'elles  connurent  le 
bienfaiteur  à  qui  elles  étoient  si  redevables. 

Non  seulement  il  prodiguoit  sa  fortune  aux  indi- 
gents; il  les  assistoit  encore,  avec  autant  de  zèle  que 
de  succès ,  de  son  crédit  et  de  sa  plume.  Témoin,  dans 
ses  visites  diocésaines,  de  la  misère  sous  laquelle  gé- 
missoient  les  habitants  de  la  campagne ,  et  son  revenu 
ne  suffisant  pas  pour  donner  du  pain  à  tant  d'infor- 
tunés qui  lui  en  demandoient,  il  écrivit  à  la  cour  en 
leur  faveur;  et,  par  la  peinture  énergique  et  tou- 
chante qu'il  faisoit  de  leurs  besoins,  il  obtenoit,  ou 
des  secours  pour  eux,  ou  des  diminutions  considé- 
rables sur  les  impôts.  On  assure  que  ses  lettres  sur 
cet  objet  intéressant  sont  des  chefs-d'œuvre  d'élo- 
quence et  de  pathétique,  supérieurs  encore  aux  plus 
touchants  de  ses  sermons  :  et  quels  mouvements  en 
effet  ne  devoit  pas  inspirer  à  cette  ame  vertueuse  et 
compatissante  le  spectacle  de  l'humanité  souffrante 
et  opprimée? 

Plus  il  respectoit  sincèrement  la  religion,  plus  il 
avoit  de  mépris  pour  les  superstitions  qui  la  dégra- 
dent, et  de  zélé  pour  les  détruire.  Il  abolit,  non  sans 
peine,  des  processions  très  anciennes  et  très  indé- 
centes, que  la  barbarie  des  siècles  d'ignorance  avoit 
établies  dans  son  diocèse,  qui  travestissoient  le  culte 
divin  en  une  mascarade  scandaleuse,  et  auxquelles 
les  habitants  de  Glermont  couroient  en  foule ,  les  uns 
par  une  dévotion  stupide,  les  autres  pour  tourner 


DE  MASSILLON.  xxiij 

cette  farce  religieuse  en  ridicule.  Les  curés  de  la  ville, 
craignant  la  fureur  du  peuple,  d'autant  plus  attaché 
à  ces  pieuses  comédies  quelles  sont  plus  absurdes, 
n'osoient  publier  le  mandement  qui  défendoit  ces 
processions.  Massillon  monta  en  chaire,  publia  son 
mandement  lui-même,  se  fît  écouter  d'un  auditoire 
tumultueux  qui  auroit  insulté  tout  autre  prédicateur, 
et  jouit  par  cette  victoire  du  fruit  de  sa  bienfaisance 
et  de  sa  vertu. 

Il  mourut  comme  étoit  mort  Fénelon ,  et  comme 
tout  évêque  doit  mourir,  sans  argent  et  sans  dettes. 
Ce  fut  le  28  septembre  1 742  que  FÉglise,  l'éloquence 
et  l'humanité  firent  cette  perte  irréparable. 

Un  événement'  assez  récent,  et  bien  fait  pour 
toucher  les  cœurs  sensibles  ,  prouve  combien  la  mé- 
moire de  Massillon  est  précieuse ,  non  seulement  aux 
indigents  dont  il  a  essuyé  les  larmes,  mais  à  tous 
ceux  qui  Font  connu.  Il  y  a  quelques  années  qu'un 
voyageur  qui  se  trouvoit  à  Clermont  désira  de  voir  la 
maison  de  campagne  oùleprélatpassoit  la  plus  grande 
partie  de  l'année.  11  s'adressa  à  un  ancien  grand-vi- 
caire, qui,  depuis  la  mort  de  Févêque ,  n'avoit  pas  eu 
la  force  de  retourner  à  cette  maison  de  campagne, 
où  il  ne  devoit  plus  retrouver  celui  qui  Fhabitoit.  Le 
grand-vicaire  consentit  néanmoins  à  satisfaire  le  de- 
sir  du  voyageur,  malgré  la  douleur  profonde  qu'il  se 
préparoit  en  allant  revoir  des  lieux  si  tristement  chers 
à  son  souvenir.  Ils  partirent  donc  ensemble,  et  le 
grand-vicaire  montra  tout  à  l'étranger.  «Voilà,  lui 

'  La  vérité  de  cette  anecdote  a  été  contestée. 


xxiv  ÉLOGE 

«  disoit-il  les  larmes  aux  yeux,  Tallée  où  ce  digne 
«prélat  se  promenoit  avec  nous....  Voilà  le  berceau 
«  où  il  se  reposoit  en  faisant  quelques  lectures.... 
«  Voilà  le  jardin  qu'il  cultivoitde  ses  propres  mains...  » 
Ils  entrèrent  ensuite  dans  la  maison;  et  quand  ils 
furent  arrivés  à  la  chambre  où  Massillon  avoit  rendu 
les  derniers  soupirs  :  «  Voilà,  dit  le  grand-vicaire, 
«  Tendroit  où  nous  Favons  perdu;  »  et  il  s'évanouit 
en  prononçant  ces  mots.  La  cendre  de  Titus  et  de 
Marc-Aurêle  eût  envié  un  pareil  hommage. 

On  a  aussi  souvent  comparé  Massillon  à  Bourdaloue, 
qu'on  a  comparé  Cicéron  à  Démosthène ,  ou  Racine  à 
Corneille  :  ces  sortes  de  parallèles,  féconde  matière 
d'antithèses,  prouvent  seulement  qu'on  a  plus  ou 
moins  le  talent  d'en  faire.  Nous  nous  interdirons  sans 
regret  ces  lieux  communs,  et  nous  nous  bornerons  à 
une  seule  réflexion.  Lorsque  Bourdaloue  parut,  la 
chaire  étoit  encore  bar|;)are,  disputant,  comme  le  dit 
Massillon  lui-même ,  ou  de  bouffonnerie  avec  le  théâ- 
tre, ou  de  sécheresse  avec  l'école.  L'orateur  jésuite 
fit  le  premier  parler  à  la  religion  un  langage  digne 
d'elle;  il  fut  solide,  vrai,  et  sur- tout  d'une  logique  sé- 
vère et  pressante.  Si  celui  qui  entre  le  premier  dans 
une  carrière  a  bien  des  épines  à  arracher,  il  jouit 
aussi  d'un  grand  avantage,  c'est  que  les  pas  qu'il  y 
fait  sont  plus  marqués,  et  dès-lors  plus  célébrés  que 
ceux  de  tous  ses  successeurs.  Le  public,  accoutumé 
à  voir  régner  long -temps  Bourdaloue,  qui  avoit  été 
le  premier  objet  de  son  culte,  est  demeuré  long- 
temps persuadé  qu'il  ne  pou  voit  avoir  de  rival,  sur- 


DE  MASSILLON.  xxv 

tout  lorsque  Massillon  vivoit,  et  que  Bourdaloue  ,  du 
fond  de  son  tombeau,  n'entendoit  plus  le  cri  de  la 
multitude  en  sa  faveur.  Enfin,  la  mort,  qui  amène  la 
justice  à  sa  suite,  a  mis  les  deux  orateurs  à  leur  place; 
et  Fenvie,  qui  avoit  ôté  à  Massillon  la  sienne,  peut  la 
lui  rendre  maintenant ,  sans  avoir  à  craindre  qu'il  en 
jouisse.  Nous  nous  abstiendrons  pourtant  de  lui  don- 
ner une  prééminence  que  des  juges  graves  lui  con- 
testeroient:  la  plus  grande  gloire  de  Bourdaloue  est 
que  la  supériorité  de  Massillon  soit  encore  disputée; 
mais,  si  elle  pouvoit  être  décidée  en  comptant  le 
nombre  des  lecteurs,  Massillon  auroit  tout  l'avan- 
tage; Bourdaloue  n'est  guère  lu  que  des  prédicateurs 
ou  des  ames  pieuses;  son  rival  est  dans  les  mains  de 
tous  ceux  qui  lisent;  et  il  nous  sera  permis  de  dire 
ici,  pour  mettre  le  comble  à  son  éloge,  que  le  plus 
célèbre  écrivain  de  notre  nation  et  de  notre  siècle  ^ 
fait  des  sermons  de  ce  grand  orateur  une  de  ses  lec- 
tures les  plus  assidues;  que  Massillon  est  pour  lui  le 
modèle  des  prosateurs,  comme  Racine  est  celui  des 
poètes;  et  qu'il  a  toujours  sur  la  même  table  le  Petit 
Carême'^  à  côté  à'Jthalie. 

Si  l'on  vouloit  cependant  chercber  entre  ces  deux 
orateurs  illustres  une  espèce  de  parallèle ,  on  pour- 
roit  dire  ,  avec  un  bomme  d'esprit ,  que  Bourdaloue 
étant  plus  raisonneur  et  Massillon  plus  touchant,  un 

'  Voltaire  vivoit  encore  quand  cet  Eloge  a  été  lu  à  l'académie. 

"  Voltaire  a  même  mis  en  vers  quelques  passages  de  Massillon  ; 
on  en  verra  un  exemple  dans  le  sixième  sermon  du  Petit  Carême  y 
page  1 14.  (Lef....  ) 


xxvj  ÉLOGE 

sermon  excellent  à  tous  égards  seroit  celui  dont  Bour- 
daloue  auroit  fait  le  premier  point  et  Massillon  le  se- 
cond. Peut-être  un  discours  plus  parfait  encore  seroit 
celui  où  ils  ne  paroitroientpas  ainsi  Tun  après  Tautre, 
mais  où  leurs  talents  fondus  ensemble  se  pénètre - 
roienî  pour  ainsi  dire ,  mutuellement ,  et  où  le  dial  ec- 
ticien  seroit  en  même  temps  pathétique  et  sensible. 

Nous  ne  devons  pas  dissimuler  qu'on  accuse  en 
général  tous  les  sermons  de  notre  éloquent  acadé- 
micien du  même  défaut  que  son  Pstit  Carême;  c'est 
de  n'offrir  souvent  dans  la  même  page  qu'une  même 
idée,  variée,  il  est  vrai,  par  toutes  les  richesses  que 
l'expression  peut  fournir,  mais  qui ,  ne  sauvant  pas 
l'uniformité  du  fonds,  laissent  un  peu  de  lenteur  dans 
la  marche.  On  a  fait  la  même  critique  de  Sénéque, 
mais  avec  bien  plus  de  justice.  Sénéque  ,  uniquement 
jaloux  d'étonner  son  lecteur  par  la  profusion  d'esprit 
dont  il  l'accable,  le  fatigue  d'autant  plus,  qu'on  sent 
qu'il  s'est  fatigué  lui-même  par  un  étalage  si  fastueux 
de  ses  richesses ,  et  qu'il  ne  les  montre  avec  tant  de 
luxe  qu'après  les  avoir  ramassées  avec  effort:  Massil- 
lon ,  toujours  rempli  du  seul  intérêt  de  son  auditeur, 
semble  ne  lui  présenter  en  plusieurs  manières  la  vérité 
dont  il  veut  le  convaincre ,  que  par  la  crainte  qu'il  a 
de  ne  la  pas  graver  assez  fortement  dans  son  ame;  et 
non  seulement  on  lui  pardonne  ces  douces  et  tendres 
redites ,  mais  on  lui  sait  gré  du  motif  touchant  qui  les 
multiplie;  on  sent  qu'elles  partent  d'un  cœur  qui 
éprouve  le  plaisir  d'aimer  ses  semblables,  et  dont  la 
sensibilité  vive  et  profonde  a  besoin  de  se  répandre. 


DE  MASSILLON.  xxvij 

Il  est  étonnant  que  le  clergé  de  France ,  qui  possé- 
doit  un  orateur  si  éminent ,  ne  l'ait  pas  nommé  une 
seule  fois  pour  prêcher  dans  ses  assemblées;  il  ne  le 
désira  jamais,  et  laissa  à  des  talents  médiocres  et  am- 
bitieux cette  petite  gloire  dont  il  n'avoit  pas  besoin. 
Il  fut  même  choisi  rarement  pour  être  membre  de 
rassemblée,  et  consentoit  sans  peine,  disoit-il,  que 
les  prélats  moins  attachés  que  lui  à  la  résidence  eus- 
sent recours  à  cet  honnête  moyen  de  s'en  dispenser. 
L'indifférence  que  les  confrères  de  Tévêque  de  Cler- 
mont  paroissoient  lui  marquer,  n'étoit  ni  projetée  de 
leur  part,  ni  même  volontaire.  C'étoit  Touvrage  ob- 
scur de  quelques  hommes  en  place,  qui,  par  desmo- 
tifs  dignes  d'eux,  écartoient  sourdement  Massillon 
des  yeux  de  la  cour,  non  comme  un  sujet  intrigant, 
car  ils  le  connoissoient  trop  bien  pour  lui  faire  cette 
injure,  mais  comme  un  prélat  illustre  et  respecté, 
dont  la  supériorité,  vue  de  trop  près,  auroit  pu  jeter 
un  éclat  que  les  hommes  puissants  et  bornés  n'ai- 
ment en  aucun  genre.  Quelle  perte  néanmoins  pour 
un  tel  auditoire,  que  celle  d'un  prédicateur  tel  que 
Massillon!  Quel  sujet  de  discours  plus  intéressant, 
que  d'avoir  à  parler  aux  princes  de  l'Église  assem- 
blés, des  augustes  devoirs  que  leur  dignité  leur  im- 
pose; des  yeux  de  tout  un  peuple  fixés  sur  eux,  et  des 
grands  exemples  qu'il  en  attend  ;  du  droit  que  la  sain- 
teté de  leur  caractère,  et  sur-tout  celle  de  leur  vie, 
peut  leur  donner,  pour  faire  entendre  la  vérité  aux 
rois  ,  et  pour  porter  au  pied  du  trône  le  cri  si  souvent 
repoussé  de  l'innocent  et  du  pauvre?  Croyoit-on  que 


ÉLOGE 

Massillon  fut  indigne  de  traiter  un  si  grand  sujet, 
ou  craignoit-on  plutôt  qu'il  ne  le  traitât  avec  trop 
d'éloquence? 

Ce  grand  orateur  prononça  ,  soit  avant  que  d'être 
évêque,  soit  depuis  qu'il  le  fut  devenu,  quelques 
oraisons  funèbres ,  dont  le  mérite  fut  éclipsé  par 
celui  de  ses  sermons.  S'il  nWoit  pas  dans  le  carac- 
tère cette  inflexibilité  qui  annonce  la  vérité  avec  ru- 
desse, ilavoit  cette  candeur  qui  ne  permet  pas  de  la 
déguiser.  A  travers  les  louanges  qu'il  accorde  dans 
ces  discours,  soit  à  la  bienséance,  soit  même  à  la 
justice ,  le  jugement  secret  qu'il  porte  au  fond  de  son 
cœur  sur  celui  qu'il  est  chargé  de  célébrer,  échappe , 
sans  qu'il  y  pense,  à  sa  franchise  naturelle,  et  sur- 
nage, pour  ainsi  dire,  malgré  lui;  et  l'on  sent  en  le 
lisant  qu'il  est  tel  de  ses  héros  dont  il  auroit  fait  plus 
volontiers  l'histoire  que  l'éloge. 

Il  lui  étoit  arrivé  une  seule  fois  de  manquer  de 
mémoire  en  prêchant  '  ;  trompé  par  le  dégoût  léger 
que  cet  accident  lui  donna,  il  pensoit  qu'il  y  auroit 
beaucoup  plus  d'avantage  à  lire  les  sermons  qu'à  les 
réciter.  Nous  osons  n'être  pas  de  son  avis  ;  la  lecture 
forceroit  l'orateur,  ou  à  se  priver  de  ces  grands  mou- 
vements qui  sont  l'ame  de  la  chaire,  ou  à  rendre  ces 
mouvements  ridicules  en  y  donnant  un  air  d'apprêt 

'  Massillon,  prêchant  devant  Louis  XIV,  resta  un  moment  sans 
se  rappeler  la  suite  de  son  discours  :  «  Remettez-vous,  mon  père, 
«lui  dit  le  roi;  il  est  bien  juste  de  nous  laisser  goûter  les  belles 
«  et  utiles  choses  que  vous  nous  dites.  »  [Dict.  histoiique,  Paris, 
i8io,  tome  XI,  page  282.) 


DE  MASSILLON.  xxix 

et  d'exagération  qui  détruiroit  le  naturel  et  la  vérité. 
Massillon  semble  avoir  senti  lui-même  que  le  mérite 
le  plus  propre  à  séduire  dans  un  discours  oratoire  , 
est  qu'il  paroisse  débité  sur-le-champ,  et  sans  qu'au- 
cune trace  de  préparation  s'y  laisse  apercevoir;  car 
lorsqu'on  lui  demandoit  quel  étoit  celui  de  ses  ser- 
mons qu'il  croyoit  le  meilleur,  il  répondoit  :  Celui  que 
je  sais  le  mieux. 

Quoique  voué  à  l'éloquence  chrétienne  par  goût 
et  par  devoir,  il  s'étoit  quelquefois ,  par  délassement, 
exercé  sur  d'autres  objets:  on  assure  qu'il  a  laissé 
une  Vie  manuscrite  du  Corrège.  Il  ne  pouvoit  choisir 
pour  sujet  de  ses  éloges  un  peintre  dont  les  talents 
fussent  plus  analogues  aux  siens:  car  il  étoit,  qu'on 
nous  pardonne  cette  expression ,  le  Corrége  des  ora- 
teurs. On  peut  ajouter  que,  comme  le  Corrége  s'étoit 
formé  lui-même  en  se  traçant  une  nouvelle  route 
après  les  Raphaël  et  les  Titien,  Massillon,  qui  s'étoit 
aussi  ouvert  dans  la  chaire  une  carrière  nouvelle,  au. 
roit  pu  dire,  en  se  comparant  aux  autres  orateurs ,  ce 
que  disoit  le  Corrége  en  voyant  les  tableaux  des  au- 
tres artistes  :  Et  moi  aussi  je  suis  peintre. 

L'académie,  qui  l'a  possédé  si  peu,  n'a  pas  laissé 
de  sentir  vivement  sa  perte.  Elle  a  du  moins  eu  la 
consolation  de  le  voir  dignement  remplacé;  M.  le  duc 
de  Nivernois  a  été  son  successeur. 


{^Les  notes  qui  suivent  sont  de  l'auteur  de  l'Éloge.^ 


NOTES 

SUR  L'ÉLOGE  DE  MASSILLON. 


Page  viij.  Sur  les  prédicateurs  qui  cherchent  des  applaudissements. 

Nous  voyons ,  par  un  passage  de  saint  Jérôme,  que  les  applau- 
dissements de  l'auditoire  flattoient,  autrefois  comme  aujourd'hui, 
les  prédicateurs  les  plus  révérés  par  la  sainteté  de  leur  vie  et  de 
leur  doctrine.  Saint  Jérôme  dit,  qu'un  jour  proposant  une  diffi- 
culté à  saint  Grégoire  de  Nazianze,  son  maître,  il  en  reçut  cette 
singulière  réponse  :  «  Je  vous  expliquerai  cela  dans  l'église  où  les 
«  applaudissements  que  le  peuple  me  donnera  vous  feront  avouer 
«que  vous  entendez  ce  que  vous  n'entendez  pas  ;  ou  bien,  si 
«vous  ne  joignez  pas  vos  acclamations  à  celles  des  autres,  vous 
«  passerez  pour  un  imbécile.  »  Saint  Jérôme  n'approuvoit  sans 
doute  ni  cette  réponse,  ni  ce  petit  mouvement  de  vanité  du 
saint  évêque;  car  c'est  à  cette  occasion  même  qu'il  donne  le  pré- 
cepte suivant  à  un  jeune  orateur  :  «  Quand  vous  parlerez  dans  l'é- 
«  glise,  ne  songez  pas  à  exciter  les  acclamations,  mais  les  gémis- 
«  sements;  que  les  larmes  des  auditeurs  soient  votre  éloge.  «  Ce 
précepte  rappelle  ce  que  dit  un  autre  Père  de  l'Église,  que,  prê- 
chant un  jour  devant  une  assemblée  nombreuse,  il  fut  d'abord 
très  applaudi,  mais  très  mécontent  de  ce  genre  de  succès,  et  qu'il 
ne  crut  avoir  réussi  que  lorsqu'il  vit  pleurer  son  auditoire. 

Si  Massillon  a  été  sensible  aux  éloges,  il  n'en  a  peut-être  jamais 
reçu  de  plus  flatteurs  que  celui  d'une  femme  du  peuple,  qui,  se 
trouvant  pressée  par  la  foule  à  un  de  ses  sermons,  disoit  avec 
humeur  et  dans  son  langage  :  «  Ce  diable  de  Massillon,  quand  il 
«  prêche  ,  remue  tout  Paris.  >>  Cependant  il  est  très  certain  qu'à  l'âge 
de  vingt-six  ans,  c'est-à-dire  après  ses  premiers  essais,  Massillon 
avoit  écrit  au  général  de  l'Oratoire,  «  que  son  talent  et  son  incli- 


NOTES.  xxxj 

«  nation  l'éloignoient  de  la  chaire  :  »  c'est  vraisemblablement  alors 
qu'il  alla  faire  à  Septfonts  le  séjour  dont  nous  avons  parlé;  anec- 
dote très  vraie,  et  que  celui  qui  nous  l'a  racontée,  prédicateur  cé- 
lèbre et  vivant,  avoit  apprise  à  l'Oratoire.  Ce  même  prédicateur 
tient  aussi  de  la  personne  qui  en  a  été  témoin,  la  peinture  tou- 
chante que  nous  avons  faite  de  la  douleur  vive  qu'un  des  grands- 
vicaires  deMassillon,  plusieurs  années  après  sa  mort,  témoignoit 
encore  de  l'avoir  perdu. 

Page  xj.  Sur  l'usage  que  Massillqn  aurait  pu  faire  de  ce  même 
exorde  dans  le  temps  des  malheurs  de  Louis  XIV. 

On  nous  a  objecté  que  si  l'orateur  avoit  eu  cet  exorde  à  pro- 
noncer après  les  désastres  qui  accabL-ient  la  vieillesse  du  prince, 
il  auroit  dû  prendre  un  autre  tour,  et  ne  pas  lui  dire  :  «  Heureux 
«  ce  roi  qui  n'a  jamais  combattu  que  pour  vaincre,  etc.  »  Cette 
remarque  est  très  juste  :  il  est  certain  que  Massillon  eût  été  obligé 
de  faire  quelques  changements  à  la  tournure  de  cet  exorde.  Mais 
quel  sublime  parallèle  il  auroit  pu  faire  de  la  gloire  passée  de 
Louis  XIV  avec  ses  malheurs  présents  !  et  quelle  conclusion  tou- 
chante il  en  auroit  pu  tirer,  en  appliquant  à  l'infortuné  monarque 
ces  paroles  consolantes  :  «  Bienheureux  ceux  qui  pleurent  !  »  Le 
sujet  étoit  si  beau,  qu'il  semble  qu'un  orateur  même  assez  mé- 
diocre auroit  fait  couler  des  larmes. 

Madame  de  Coulanges,  dans  une  lettre  à  madame  de  Sévigné, 
fait  une  réflexion  très  judicieuse  sur  le  genre  de  succès  que  Mas- 
sillon avoit  à  la  cour.  «  Il  réussit,  dit-elle,  à  Versailles  comme  il 
«  a  réussi  à  Paris  ;  mais  on  sème  souvent  dans  une  terre  ingrate 
«  quand  on  sème  à  la  cour;  c'est-à-dire  que  les  pei'sonnes  qui  sont 
«  fort  touchées  des  sermons  sont  déjà  converties,  et  les  autres  at- 
«  tendent  la  grâce  souvent  sans  impatience;  l'impatience  seroit 
«  déjà  une  grande  grâce.  » 

Page  xvij.  Sur  Feutrée  de  Massillon  à  l'académie. 


Massillon  eut  le  même  prédécesseur  dans  cette  compagnie  et 
dans  l'évêché  de  Clermont  ;  c'étoit  l'abbé  de  Louvois,  Camille  Le 


xxxij  NOTES  SUR  L  ÉLOGE 

Tellier,  qui  avoit  encore  avec  lui  d'autres  rapports,  ayant  été 
privé  comme  lui,  pendant  la  vie  de  Louis  XIV,  des  honneurs  de 
l'épiscopat,  nonparceque  la  calomnie  attaquoit  ses  mœurs  comme 
celles  de  Massillon,  mais  parcequ'il  déplaisoit  aux  jésuites,  étant 
neveu  de  l'arclievêque  de  Reims  Le  Tellier,  qu'ils  n'aimoient  pas. 
Ils  peignirent  à  Louis  XIV  l'abbé  de  Louvois  comme  janséniste;  et 
le  monarque  refusa  constamment  de  faire  évêque  celui  que  les 
jésuites  accusoient.  11  ne  put  l'être  qu'à  la  mort  du  roi  :  le  régent 
le  nomma  à  l'évêché  de  Clerraont  ;  mais  l'abbé  de  Louvois  ne  put 
jouir  de  cette  grâce,  étant  mort  peu  de  temps  après.  Le  duc  d'Or- 
léans lui  donna  Massillon  pour  successeur,  comme  s'il  eût  voulu 
braver  les  préventions  du  feu  roi,  en  nommant  évêques  à  la  suite 
les  uns  des  autres  tous  ceux  que  ce  prince  avoit  rejetés.  Massillon 
fut  sacré  dans  la  chapelle  des  Tuileries,  en  présence  du  jeune  roi 
Louis  XV,  par  le  cardinal  de  Fleury,  alors  évêque  de  Fréjus,  à 
qui  pourtant  il  ne  plaisoit  ni  comme  orateur  distingué,  ni  comme 
oratorien;  mais  l'évêque  de  Fréjus  voulut  en  cette  occasion  faire 
sa  cour  au  régent,  et  même  au  roi,  son  élève;  car  ce  jeune  prince 
avoit  fort  goûté  le  Petit  Carême ,  et  il  en  parloit  souvent  avec  plai- 
sir à  son  précepteur,  toujours  peu  empressé  d'applaudir  aux  éloges 
que  Massillon  recevoit. 

Page  xix.  Sur  les  discours  que  MkSSiLLùTS  faisait  à  ses  curés. 


Une  circonstance  singulière  donna  occasion  à  ces  Discours  sy- 
nodaux. Quoique  le  roi  Louis  XV  n'eût  que  neuf  à  di±  ans  quand 
Massillon  partit  pour  sort  diocèse,  le  cardinal  Dubois,  alors  tout- 
puissant,  et  qui  n'avoit  pas  peu  contribué  à  lui  faire  donner  l'é- 
vêché de  Clermont,  avoit  fait  espérer  à  cet  éloquent  prélat  qu'il 
seroit  nommé  précepteur  du  dauphin,  qui  pourtant  n'étoit  pas 
encore  né ,  ni  près  de  naître.  On  n'auroit  pas  pu  sans  doute  faire 
un  meilleur  choix,  et  qui  eût  été  plus  approuvé  par  la  voix  pu- 
blique. Massillon,  pénétré  des  devoirs  que  devoit  lui  imposer  ce 
respectable  emploi ,  jaloux  de  les  remplir  et  de  répondre  à  l'idée 
qu'on  avoit  de  lui,  tourna,  dit-on,  toutes  ses  études  vers  cet  ob- 
jet. Il  îiégligea  les  sermons  qu'il  avoit  prêchés  avec  tant  de  suc- 
cès à  Paris,  ne  monta  plus  en  chaire,  même  dans  sa  cathédrale, 


DE  MASSILLON.  xxxiij 

et  se  contenta  de  faire  au  peuple  de  son  diocèse ,  presque  sans 
préparation,  des  exhortations  familières  et  simples,  qui  n'étoient 
que  pour  les  pauvres,  et  que  toute  la  ville  néanmoins  venoit  en- 
tendre. Le  cardinal  de  La  Rochefoucauld,  son  métropolitain^ 
étant  venu  le  visiter  à  Clermont ,  lui  marqua  sa  surprise  de  ce  qu'il 
privoit  son  troupeau  de  ces  discours  éloquents  qui  lui  avoientfait 
tant  de  réputation.  Massillon  lui  en  avoua  la  cause,  se  confessa, 
comme  le  berger  de  la  fable  ,  du  petit  grain  (Camhition  qu'il  avoit 
eu,  et  que  le  motif  d'un  grand  bien  à  faire  lui  paroissoit  excuser  ; 
il  ajouta  que,  détrompé  au  bout  de  quelques  années  de  ses  espé- 
rances, il  avoit  voulu  rentrer  dans  la  carrière  oratoire,  mais  qu'en 
perdant  l'habitude  de  prêcher,  il  avoit  presque  entièrement  perdu 
la  mémoire,  et  s'étoit  mis  hors  d'état  de  rapprendre  tant  de  ser- 
mons qu'il  avoit  oubliés.  Le  cardinal  l'exhorta  à  revoir  du  moins 
ces  sermons,  à  les  mettre  en  état  de  paroitre  ou  de  son  vivant  ou 
après  sa  mort,  et  à  composer  en  même  temps,  pourri  instruction 
de  ses  curés,  de  petits  discours  qui  lui  coûteroient  peu  à  faire  et 
à  retenir,  ce  qui  ajouteroit  à  sa  renommée  sans  fatiguer  sa  mé- 
moire. Massillon  suivit  ce  conseil:  depuis  cette  époque,  il  prêcha 
tous  les  ans  à  ses  synodes  ces  discours  si  bien  écrits  et  si  pleins 
de  sentiment  et  d'onction,  qui  suffiroient  pour  l'immortaliser. 

«  Autrefois,  a  dit  un  auteur  satirique ,  il  falloit  être  évêque  pour 
«prêcher;  depuis,  et  durant  plusieurs  siècles,  il  a  fallu  prêcher 
«pour  devenir  évêque;  aujourd'hui,  il  suffit  de  l'être  devenu, 
«  pour  cesser  presque  absolument  de  prêcher.  »  L'exemple  de 
Massillon,  deBossuet,  de  Fléchier,  et  même  de  plusieurs  prélats 
de  nos  jours ,  prouve  que  cette  épigramrae  mérite  au  moins  quel- 
ques restrictions. 

On  vient  de  voir  tout  ce  que  le  cardinal  Dubois  avoit  fait  pour 
Massillon,  et  tout  ce  qu'il  avoit  voulu  faire.  Les  ennemis  de  Mas- 
sillon lui  ont  reproché  les  complaisances  qu'il  eut  pour  ce  mi- 
nistre, en  consentant  à  être  un  des  évêques  assistants  de  son  sacre, 
et  en  signant  l'attestation  de  vie  et  de  mœurs  dont  il  eut  besoin 
pour  être  promu  au  cardinalat.  La  reconnoissance  lui  fit  faire 
cette  faute.  Il  devoit  sa  fortune  à  Dubois,  qui  avoit  du  moins  eu 
le  mérite  de  récompenser  ses  rares  talents  négh'gés  par  Louis  XIV. 
La  bonté  naturelle  de  Massillon  dégénéroit  quelquefois  en  une 


xxxiv  NOTES  SUR  L'ÉLOGE 

foiblesse  qu'il  se  reprochoit  lui-même,  et  à  laquelle  il  cédoit  mal- 
gré lui.  Il  faut  pardonner  à  sa  foiblesse  en  faveur  de  ses  motifs. 

Page  XIX.  Sur  l'esprit  cojiciliateur  de  Massillon  dans  l'affaire 

du  jansénisme. 

Le  cardinal  de  Fleury  pria  Massillon  de  travailler  à  la  conver- 
sion de  l'évêque  de  Senez  Soanen,  qui,  pour  son  appel  de  la  bulle 
Unigenitus ,  avoit  été  déposé  par  une  assemblée  de  dix  à  douze 
évêques,  qu'on  a  appelée  le  Concile  d'Embrun  ^  et  exilé  ensuite  à 
la  Chaise-Dieu,  en  Auvergne.  Massillon  écrivit  à  ce  prélat,  et  en 
reçut  une  réponse  si  décidée,  si  ferme,  si  repoussante,  qu'il  n'osa 
poursuivre  sa  négociation.  Cette  réponse  est  imprimée  dans  la 
vie  que  les  jansénistes  ont  écrite  de  l'évêque  de  Senez.  Le  prélat 
s'y  plaint  avec  amertume  de  ses  anciens  confrères  de  l'Oratoire  qui 
étoient  devenus  évêques,  et  qui  l'avoient  abandonné.  Mais  Mas- 
sillon n'attachoit  pas  la  même  importance  que  lui  aux  opinions 
qui  avoient  causé  les  malheurs  de  ce  respectable  vieillard.  Il  croyoit 
qu'on  pouvoit  être  bon  chrétien  et  bon  évéque  sans  déclamer  con- 
tre la  Bulle  ;  que  c'étoit  peut-être  faire  trop  d'honneur  à  cette  pro- 
duction, moins  pontificale  y  disoit-il,  que  jésuitique,  de  s'en  oc- 
cuper sérieusement,  et  que  le  moyen  le  plus  sûr  de  la  faire  tomber 
dans  l'oubli,  étoit  de  garder  à  son  égard  un  silence  profond,  res- 
pectueux en  apparence,  et  dédaigneux  en  effet.  Il  le  disoit  quelque- 
fois, mais  sans  éclat  et  sans  bruit,  à  ceux  de  ses  confrères  qu'il 
voyoit  les  plus  zélés  pour  cette  Bulle,  mais  quinel'écoutoient  guère, 
qui  l'imitoient  encore  moins,  et  qui  n'en  étoient  pas  plus  sages. 

Massillon,  dans  la  lettre  qu'il  écrivit  à  l'évêque  de  Senez,  parle, 
il  est  vrai,  avec  assez  de  ménagement  de  la  bulle  Unigenitus,  dont 
on  le  prioit  d'être  le  défenseur.  Mais  il  croyoit  en  ce  moment  de- 
voir tenir  un  autre  langage  plus  conforme  à  celui  des  évêques 
soumis  à  cette  Bulle. 

«  Dépouillons-nous,  lui  dit-il ,  de  toutes  les  complaisances  in- 
«  séparables  de  la  singularité;  regardons  comme  des  pièges  que 
«nous  tend  l'orgueil,  le  désir,  caché  souvent  à  nous-mêmes,  de 
«  nous  donner  en  spectacle.  Il  est  terrible  d'être  seul  de  son  côlé, 
«'  et  d'avoir  contre  soi  tout  ce  qui  porte  un  nom  d'autorité  dans 


DE  MASSILLON.  xxxv 

«  l'Eglise.  Il  faut,  pour  être  tranquille  dans  cet  état,  penser,  comme 
«  le  pharisien,  qu'on  n'est  pas  fait  comme  le  reste  des  hommes.  » 

Et  dans  une  autre  lettre  au  même  prélat:  «Je  crains,  Monsei- 
«  gneur,  qu'il  ne  me  soit  échappé  quelque  terme  dans  ma  dernière 
«  lettre  qui  ait  pu  vous  déplaire.  Dieu  m'est  témoin  que,  loin  d'a- 
«  jouter  une  nouvelle  douleur  à  vos  chaînes,  je  souhaiterois  pou- 
«  voir  les  partager  avec  vous  pour  vous  en  soulager,  sans  parta- 
«  ger  néanmoins  le  motif  qui  vous  les  fait  souffrir....  Je  ne  vou- 
«  drois,  pour  me  défier  de  la  bonté  de  votre  cause,  que  les  écrits 
«  odieux  que  vos  apologistes  répandent  tous  les  jours  dans  le  pu- 
«  blic.  Je  viens  de  lire  un  livre  intitulé:  Jésus-Christ  sous  lana- 
«  thème;  l'auteur  y  décide  nettement  que,  comme  la  synagogue 
K  prévariqua  en  condamnant  Jésus-Christ,  l'Eglise  a  prévariqué 
«  en  condamnant  le  père  Quesnel;  que  les  pharisiens  et  les  sad- 
«  ducéens  sont  encore  parmi  nous  les  maîtres  de  la  doctrine,  c'est- 
«  à-dire,  les  jésuites  désignés  par  les  premiers,  qui  n'ont  qu'une 
«  écorce  de  religion,  et  les  évêques  marqués  par  les  sadducéens, 
«  qui  n'en  ont  point  du  tout.  Une  bonne  cause  seroit-elle  défendue 
«  par  de  tels  excès?  Ne  laissez  pas  séduire,  mon  très  respectable 
«  seigneur,  votre  zèle  et  votre  bonne  foi  par  les  louanges  de  ceux 
K  qid  vous  applaudissent.  S'ils  vouloient  s'en  tenir  précisément 
«  au  dogme,  nous  serions  bientôt  d'accord;  mais  ils  outrent  tout, 
«.  et  c'est  ce  que  la  sagesse  de  l'Église  ne  souffrira  jamais.  Les  jé- 
«  suites  ont  leurs  opinions  que  l'Eglise  tolère;  mais  croyez -vous 
«  que  la  plupart  des  évêques  pensent  et  enseignent  comme  eux? 
«Au  lieu  de  vous  unir  à  nous,  pour  nous  aider  à  soutenir  l'an- 
«  cienne  doctrine  et  la  saine  morale,  vous  nous  affoibhssez  en 
«  vous  séparant  de  nous;  vous  donnez  de  nouvelles  armes  au  mo- 
«  linisme  ;  vous  aidez  ses  sectateurs  à  persuader  au  monde  qu'on 
«<  ne  peut  combattre  leur  doctrine;  sans  tomber  dans  des  excès 
«  opposés.  » 

Voici  ce  que  Massillon  écrivoit  encore  à  l'évêque  de  Rliodez 
(Tourouvre),  qui,  dans  une  lettre  écrite  au  roi,  et  signée  par 

quelques  évêques,  avoit  pris  la  défense  de  celui  de  Senez  

«  Les  remèdes  qui  aigrissent  le  mal  sont  de  nouvelles  plaies  qu'on 
«  fait  à  l'Eglise.  Ceux  qui  sont  à  la  tête  du  jansénisme,  et  qui  écri- 
<>  vent  pour  sa  défense,  sont  des  esprits  outrés  qui  passent  le  but 

c. 


xxxvj  NOTES  SUR  L'ÉLOGE 

«  svr  toutes  les  matières  qu'ils  traitent.  Il  est  vrai  que,  de  l'autre 
«côté,  on  ne  s'en  est  pas  toujours  tenu  aux  justes  bornes,  et 
«  qu'on  a  défendu  l'Eglise  avec  des  armes  qui  affoiblissoient  sa 
«  cause.  Quel  parti  donc  reste-t-il  à  prendre  pour  des  évéques  qui 
«  aiment  la  paix  et  la  vérité?  Il  faut  prendre  le  parti  qui  n'est  point 
"  parti,  c'est-à-dire,  précisément  celui  de  l'Eglise,  qui  désavoue, 
«  et  ceux  qui  la  défendent  mal ,  et  ceux  qui  l'attaquent.  Je  con- 
i<  nois,  comme  vous  savez,  le  caractère  des  appelants ,  et  c'est 
«  parceque  je  les  connois,  que,  dans  aucun  temps,  il  ne  m'a  été 
«  possible  de  les  goûter  ;  orgueil ,  amour  de  la  singularité ,  mé- 
«  pris  pour  tout  ce  qui  ne  pense  pas  comme  eux,  quelque  rang 
«  qu'on  puisse  tenir  dans  l'Église',  partis  extrêmes,  hardiesse  à  dé- 
«  cider  sur  tout  ce  qu'il  y  a  de  mieux  établi;  nulle  règle,  nul 
«  amour  de  la  paix,  une  intrigue  et  une  cabale  éternelle  et  pué- 
«  rile,  les  ignorants,  les  femmes,  les  dévotes,  les  mondains,  tout 
«  leur  est  bon;  pour  peu  qu'on  paroisse  les  favoriser,  ils  vous  as- 
«  socient  à  eux,  ils  grossissent  leur  liste  de  votre  nom,  et  prennent 
«  line  condescendance  charitable  pour  une  adhésion  totale  à  leur 

«  entêtement  », 

Et  plus  bas  

«Je  plaignois  comme  vous  M.  l'évêque  de  Senez,  je  respec- 
«  tois  son  âge,  son  caractère,  ses  mœurs  épiscopales;  mais  je 
i<  voyois  avec  douleur  qu'il  nous  avoit  ôté  lui-même  tous  les 
«  moyens  de  le  défendre.  Je  reçois  quelquefois  de  ses  nouvelles;  il 
«  ne  cesse  de  me  dire  qu'il  ne  souffre  que  pour  défendre  la  grâce 
«  efficace  et  la  liberté  de  l'Église  de  France.  J'ai  beau  lui  répondre 
«  que  sur  ce  pied-là,  de  cent  vingt  évêques  que  nous  sommes,  il  y 
«  en  auroit  au  moins  cent  d'exilés  j  le  bon  vieillard  n'entend  rien  ; 
«  il  ne  perd  pas  de  vue  son  fantôme  ;  ses  correspondants  abusent 
«  de  sa  simplicité,  et  le  lui  grossissent  sans  cesse  avec  des  éloges  si 
«  pompeux  sur  sa  fermeté ,  qu'il  est  surpris  que  nous  ne  donnions 
«  pas  tous  dans  un  piège  aussi  usé  ;  il  espère  que  Dieu  aura  égard 
«  à  ses  bonnes  intentions;  mais  je  crains  fort  qu'il  n'entre  dans  sa 
«  conduite  un  peu  de  complaisance  sur  les  applaudissements  du 
«  parti,  et  sur  le  triste  spectacle  qu'il  donne  à  l'Église.  >» 

Massillon  s'exprime  avec  la  même  sincérité  dans  une  autre  lettre 
adressée  au  père  Mercier,  cordelier  de  Reims,  «  ....Une  des  plus 


DE  MASSILLON.  xxxvij 

«  grandes  plaies  que  le  jansénisme  ait  faites  au  christianisme,  c'est 
«  d'avoir  mis  dans  la  bouche  des  femmes  et  des  simples  laïques  les 
«  points  les  plus  relevés  et  les  plus  incompréhensibles  de  nos  mys- 
«  tères,  et  d'en  avoir  fait  un  sujet  de  contestation  et  de  dispute. 
«  C'est  ce  qui  a  répandu  l'irréligion;  et  il  n'y  a  pas  loin  pour  les 
«  laïques  de  la  dispute  au  doute ,  et  du  doute  à  l'incrédulité  » 

Page  xxij.  Sur  les  chantés  que  Massillon  obtenait  de  la  Cour  pour 

les  pauvres  de  son  diocèse. 

Ce  n'étoit  pas  seulement  à  l'éloquence  de  Massillon,  et  à  la  con- 
sidération qu'il  s'étoit  attirée  par  sa  vertu,  que  le  gouvernement 
accordoit  les  secours  réclamés  par  ce  prélat  en  faveur  des  mal- 
heureux ;  c'étoit  aussi  par  le  désir  de  le  ménager,  et  par  la  crainte , 
assurément  bien  mal  fondée,  de  lui  donner  des  mécontentements 
qui  le  déterminassent  à  se  faire  janséniste.  On  ne  vouloit  pas  que 
ce  parti  put  se  glorifier  d'un  si  illustre  défenseur,  et  on  appré- 
hendoit  que  le  respect  de  la  plupart  des  évêques  pour  ce  digne 
confrère  n'en  entraînât  plusieurs  à  suivre  son  exemple.  Le  cardi 
nal  de  Fleury,  par  ce  motif,  ménageoit  beaucoup  Massillon,  que 
cependant  il  n'aimoit  pas.  Massillon,  de  son  côté,  ménageoit  aussi 
îe  ministre,  mais  par  un  motif  plus  noble,  et  pour  en  obtenir  les 
secours  qu'il  demandoit  en  faveur  des  pauvres.  Il  disoit  quelque- 
fois, eu  plaisantant  sur  cette  politique  timide  et  réciproque  du 
cardinal  et  de  lui  :  «  Nous  nous  craignons  mutuellement,  et  nous 
sommes  ravis  tous  deux  d'avoir  rencontré  un  poltron.  »  Il  poussa 
cette  poltronnerie ,  dont  il  convenoit  si  naïvement,  jusqu'à  n'oser 
confier  son  séminaire  aux  oratoriens ,  ses  anciens  confrères,  par- 
ceque  le  cardinal  demanda  la  préférence  pour  d'autres.  Massillon 
crut  avoir  à  se  repentir  de  cette  foiblesse  :  «  J'ai ,  disoit-il ,  ouvert  la 
«  porte  à  l'ignorance,  pour  avoir  la  paix:  j'aurois  dû  penser  que, 
«  dans  les  prêtres  comme  dans  les  peuples ,  l'ignorance  est  bien 
«  plus  à  craindre  que  les  lumières.  » 

Ce  même  cardinal  de  Fleury,  peu  empressé  de  faire  valoir  le 
mérite,  craignoit  l'éclat  que  Massillon  auroit  eu  à  Paris,  s'il  s'y 
étoit  montré.  Le  ministre  éloignoit  avec  soin  toutes  les  occasions 
qui  auroient  pu  amener  dans  cette  ville  l'évêque  de  Clermont;  et 


NOTES  SUR  L ÉLOGE 

cette  nouvelle  raison  ne  contribuoit  pas  peu  à  faire  obtenir  à  Mas- 
sillon  toutes  les  grâces  qu'il  demandoit  par  ses  lettres. 

On  doit  regretter  beaucoup  que  les  premiers  éditeurs  de  ses 
OEuvres  n'aient  pas  publié  des  lettres  si  intéressantes ,  qui  forme- 
roient,  dit-on,  un  volume  considérable,  et  qui,  jusqu'à  présent, 
sont  restées  manuscrites.  Ceux  entre  les  mains  de  qui  elles  sont 
tombées  ne  devroient  pas  priver  le  public,  l'état,  et  l'Église,  de 
ce  monument  précieux  d'éloquence  et  de  charité. 

Un  prélat  très  respectable,  qui  vivoit  encore  au  moment  où 
cette  note  fut  écrite,  et  que  son  mérite  seul  avoil  fait  évêque, 
ainsi  que  Massillon,  assuroit  que  l'évêqvie  de  Clermont  ne  se  con- 
tentoitpas,  dans  ses  lettres  au  cardinal,  de  solliciter  des  secours 
pour  les  pauvres  de  son  diocèse,  mais  qu'il  osoit  même  lui  faire 
quelquefois  des  reproches.  Ce  prélat  disoit  avoir  lu  une  lettre  très 
éloquente  et  très  forte,  que  l' évêque  écrivoit  au  ministre  sur  l'in- 
justice de  la  guerre  de  i^f^i ,  et  même  un  mandement  qu'il  avoil 
préparé  en  conséquence,  et  envoyé  au  cardinal.  Ce  mandement 
n'a  point  été  imprimé  dans  le  recueil  des  OEuvres  de  Massillon. 
Il  y  a  apparence  que  le  ministre  engagea  l'évêque  à  le  supprimer: 
c'est  grand  dommage.  Il  eût  été  curieux  de  voir  de  quelle  manière 
le  sage  Massillon  auroit  concilié,  dans  cet  écrit  pastoral,  son  res- 
pect pour  l'autorité  monarchique  avec  les  sentiments  que  lui  in- 
spiroit  en  ce  moment  l'administration,  et  son  amour  pour  son  roi 
avec  son  amour  plus  grand  encore  pour  l'humanité  et  la  justice, 
qui  lui  paroissoient,  disoit-il ,  également  outragées  dans  cette 
guerre.  C'est  aux  politiques  vertueux  et  philosophes  à  décider  s'il 
avoit  raison.  Nous  ne  sommes  ici  qu'historiens,  et  nous  ne  pre- 
nons pas  la  liberté  de  juger  les  maîtres  du  monde  sur  leurs  que- 
relles et  sur  leurs  traités. 

Au  défaut  de  ce  précieux  mandement,  nous  insérerons  ici  une 
lettre  touchante  de  l'évêque  de  Clermont  au  cardinal  de  Fleury, 
pour  obtenir  la  diminution  des  impôts  sur  la  province  d'Auvergne. 

«  Monseigneur,  je  supplie  très  humblement  votre  Eminence  de 
«  ne  pas  trouver  mauvais  que  je  sollicite  une  fois  son  cœur  paler- 
«  nel  pour  les  pauvres  peuples  de  cette  province:  je  sens  toute 
«  l'importunité  de  pareilles  remontrances  ;  mais,  Monseigneur,  si 
«  les  misères  du  troupeau  ne  viennent  pas  jusqu'à  vous  par  la  voix 


DE  MASSILLON.  xxxix 

«  du  pasteur,  par  où  pourroient-elles  jamais  y  arriver?  Il  y  a  long- 
«  temps  que  tous  les  états  et  toutes  les  compagnies  de  cette  pro- 
«  vince  me  sollicitent  de  représenter  à  votre  Eminence  leur  triste 
a  situation.  Ce  ne  sont  point  des  plaintes  et  des  murnmres  de  leur 
«  part,  vous  méritez  trop  de  régner  sur  tous  les  cœurs;  c'est  uni- 
«  quement  leur  confiance  en  votre  amour  pour  les  peuples  qui 
«  emprunte  ma  voix.  Ils  vous  regardent  tous  comme  leur  père  et 
«l'ange  tutélaire  de  l'état,  et  sont  trop  persuadés  que  si,  après 
«  avoir  été  informé  de  leurs  besoins,  vous  ne  les  soulagez  pas, 
«  c'est  que  le  secours  auroit  peut-être  des  inconvénients  plus  dan- 
«  gereux  que  le  besoin  même,  et  que  le  bien  public,  qui  est  le 
«  grand  objet  du  génie  sage  et  universel  qui  nous  gouverne,  rend 
«  certains  maux  particuliers  inévitables. 

«  Il  est  d'abord  de  notoriété  publique,  Monseigneur,  que  l'Au- 
«  vergne,  province  sans  commerce  et  presque  sans  débouché,  est 
«  pourtant,  de  toutes  les  provinces  du  royaume,  la  plus  chargée, 
«  à  proportion,  de  subsides.  Le  conseil  ne  l'ignore  pas;  ils  sont 
«poussés  à  plus  de  six  millions,  que  le  roi  ne  retireroit  pas  de 
«toutes  les  terres  d'Auvergne,  s'il  en  étoit  l'unique  possesseur  ; 
«  aussi.  Monseigneur,  les  peuples  de  nos  campagnes  vivent  dans 
«  une  misère  affreuse  ,  sans  lit ,  sans  meubles  ;  la  plupart  même  , 
«  la  moitié  de  l'année,  manquent  de  pain  d'orge  ou  d'avoine,  qui 
«  fait  leur  unique  nourriture,  et  qu'ils  sont  obligés  de  s'arracher 
«  de  la  bouche  et  de  celle  de  leurs  enfants  pour  payer  leurs  ira- 
«  positions. 

«  J'ai  la  douleur  d'avoir  cha([ue  année.  Monseigneur,  ce  triste 
«  spectacle  devant  les  yeux  dans  mes  visites.  Non,  Monseigneur, 
«  c'est  un  fait  certain ,  que  dans  tout  le  reste  de  la  France  il  n'y 
«  a  pas  de  peuple  plus  pauvre  et  plus  misérable  que  celui-ci;  ill'est 
«  au  point  que  les  nègres  de  nos  iles  sont  infiniment  plus  heureux; 
«  car  en  travaillant  ils  sont  nourris  et  habillés,  eux,  leurs  femmes, 
«et  leurs  enfants;  au  lieu  que  nos  paysans,  les  plus  laborieux 
«  du  royaume,  ne  peuvent,  avec  le  travail  le  plus  opiniâtre,  avoir 
«  du  pain  pour  eux  et  pour  leur  famille,  et  payer  leurs  subsides; 
«  s'il  s'est  trouvé  dans  cette  province  des  intendants  qui  aient  pu 
«  parler  un  autre  langage,  ils  ont  sacrifié  la  vérité  et  leur  con- 
«  science  à  une  misérable  fortune. 


m 


xl  NOTES  SUR  L'ÉLOGE 

«  Mais ,  Monseigneur,  à  cette  indigence  générale  et  ordinaire 
«  de  cette  province,  se  sont  jointes,  ces  trois  dernières  années, 
«  des  grêles  et  des  stérilités  qui  ont  achevé  d'accabler  les  pauvres 
«  peuples.  L'hiver  dernier  sur-tout  a  été  si  affreux,  que  si  nous 
«  avons  échappé  à  la  faiaine  et  à  une  mortalité  générale  qui  pa- 
rt roissoit  inévitable,  nous  n'en  avons  été  redevables  qu'à  un  excès 
«  et  à  un  empressement  de  charité,  que  des  personnes  de  tous  les 
«  états  ont  fait  paroître  pour  prévenir  tous  les  malheurs.  Toutes 
«  les  campagnes  étoient  désertes,  et  nos  villes  pouvoient  à  peine 
(I  suffire  à  contenir  la  multitude  innombrable  de  ces  infortunés 
«  qui  y  venoient  chercher  du  pain  ;  la  bourgeoisie,  la  robe ,  et  le 
«  clergé,  tout  est  venu  à  notre  secours  ;  vous-même,  Monseigneur, 
«  avez  déterminé  la  bonté  du  roi  à  nous  avancer  soixante  mille  li~ 
«  vres.  C'est  uniquement  à  la  faveur  de  ce  secours  que  la  moitié 
«  de  nos  terres,  qui  alloient  toutes  rester  en  friche  par  la  rareté  et 
«  la  cherté  excessive  des  grains,  ont  été  ensemencées  :  le  prix  des 
c  grains  a  diminué  de  plus  de  moitié  ;  mais  le  pauvre  peuple  ,  qui, 
«  pour  ensemencer  ses  terres,  a  été  obligé  d'emprunter  du  roi  et 
«  des  particuliers,  et  d'acheter  des  grains  d'un  prix  alors  exorbi- 
«  tant,  va  être  obligé,  par  la  vileté  du  prix  où  ils  sont  maintenant, 
«  d'en  vendre  trois  fois  autant  qu'il  en  a  reçu  pour  rembourser 
"  les  avances  qu'on  lui  a  faites ,  de  sorte  qu'il  va  retomber  dans  le 
«  même  gouffre  de  misère,  si  votre  Eminence  n'a  pas  la  charité 
«  de  faire  accorder  cette  année  quelque  remise  considérable  sur 
<«  les  impositions  que  le  conseil  va  régler  incessamment.  Au  reste, 
«  Monseignem-,  je  supplie  instamment  votre  Eminence  de  ne  pas 
<(  regarder  ce  que  je  prends  la  liberté  de  lui  écrire  comme  un  excès 
«  de  zèle  épiscopal.  Outre  tout  ce  que  je  vous  dois  déjà,  je  vous 
«  dois  encore  plus  la  vérité;  ainsi,  loin  d'exagérer,  je  vous  pro- 
«  teste.  Monseigneur,  que  j'ai  ménagé  les  expressions,  afin  de  ne 
«  pas  affliger  votre  cœur.  Je  ne  doute  pas  que  notre  intendant , 
'<  quoiqu'il  craigne  beaucoup  de  déplaire,  n'en  dise  encore  plus 
«  que  moi;  que  votre  Éminence  ait  la  bonté  de  s'en  faire  rendre 
«  compte:  je  sens  bien  que,  dans  une  première  place ,  on  ne  peut 
«  ni  tout  écouter  ni  remédier  à  tout;  cette  maxime  pouvoit  être 
«  admise  sous  les  ministères  précédents;  mais  sous  le  vôtre,  tout 
«  est  écouté  :  les  grandes  affaires  qui  décident  du  sort  de  l'Europe 


DE  MASSILLON.  xlj 

«  ne  vous  font  pas  perdre  de  vue  les  plus  petits  de'tails.  Bien  ne 
«  vous  échappe  de  cette  immensité  de  soins ,  et  rien  presque  ne 
«  paroît  non  seulement  vous  accabler,  mais  même  vous  occuper. 
«  C'est  dans  cette  confiance  que  j'ai  hasardé  cette  lettre  :  avec  un 
«  vrai  père,  on  ose  tout;  et,  quand  on  lui  parle  pour  ses  enfants, 
«  on  peut  bien  l'importuner,  mais  on  est  bien  sûr  qu'on  n'a  pas  le 
«  malheur  de  lui  déplaire.  » 

Page  xxiv.  Sur  le  mélange  du  genre  de  Massillon  et  de  celui  de 
Bourdaloue  dans  un  même  Sermon. 

C'étoit  l'ingénieux  La  Motte  qui  disoit  ce  que  nous  avons  rap- 
porté, «  qu'un  sermon  excellent  à  tous  égards  seroit  celui  dont  le 
«  raisonneur  Bourdaloue  auroit  fait  le  premier  point,  et  le  tou- 
«  chant  Massillon  le  second.  »  Un  critique  plein  de  goût,  et  qui 
mérite  qu'on  lui  réponde  (tant  d'autres  ne  méritent  pas  même 
qu'on  les  lise),  M.  de  La  Harpe  ne  pense  pas  comme  La  Motte, 
et  croit  qu'un  sermon  de  ce  genre  seroit  une  étrange  bigarrure. 
Oui,  sans  doute,  si  dans  le  premier  point  Bourdaloue  étoit  rai- 
sonneur avec  froideur  et  sécheresse,  comme  il  ne  l'est  que  trop 
souvent  dans  ses  sermons;  mais  non  pas  s'il  étoit  raisonneur  avec 
éloquence,  comme  il  lui  arrive  aussi  quelquefois  de  l'être.  Alors 
les  deux  genres  pourroient  s'allier  ensemble,  comme  a  fait  Cicéron 
dans  ses  belles  harangues,  où  il  est  doux  et  insinuant  dans  son 
exorde,  vif  et  pressant  dans  ses  moyens,  touchant  et  pathétique 
dans  la  péroraison.  C'est  ainsi,  et  à  cette  seule  condition,  que 
Bourdaloue  et  Massillon  pourroient  paroître  l'un  après  l'autre 
dans  le  même  discours.  Mais,  sans  doute,  un  discours  plus  par- 
fait encore,  comme  nous  l'avons  dit,  seroit  celui  oii  les  talents  des 
deux  orateurs  seroient  fondus  ensemble,  et  où  le  prédicateur 
sauroit  joindre  la  raison  à  la  sensibilité;  car,  quoi  qu'en  disent  les 
ames  froides,  il  ne  faut  pas  faire  à  la  raison  et  à  la  sensibilité  l'in- 
jure de  croire  qu'elles  ne  puissent  être  réunies  l'une  avec  l'autre. 

Il  faut  convenir  que  ce  genre  de  discours,  où  l'on  trouveroit  à- 
la-fois  Bourdaloue  et  Massillon,  ne  seroit  pas  fait  pour  toutes  les 
espèces  d'auditoires,  et  qu'au  contraire  un  sermon  où  l'on  ne  ver- 
roit  que  Massillon  tout  seul  seroit  également  goûté  à  la  cour  et 


xlij  NOTES,  ETC. 

dans  les  villages.  Un  curé  de  campagne  disoit  de  ses  paroissiens  : 
«  Ils  m'écoutent  toujours  avec  plaisir  quand  je  leur  prêche  Mas- 
«  sillon.  » 

On  peut  observer  à  cette  occasion  que,  dans  tous  les  genres 
d'écrire,  les  écrivains  qui  vont  au  cœur  sont  venus  après  ceux 
dont  la  force  fait  le  caractère  ;  Racine  après  Corneille ,  Massillon 
après  Bourdaloue,  Euripide  après  Sophocle,  Cicéron  après  Dé- 
mosthène.  Seroil-il  donc  plus  aisé  d'être  énergique  que  d'être  sen- 
sible, et  d'exagérer  la  nature  que  de  s'y  abandonner?  Nous  ose- 
rions peut-être  dire  qu'il  est  plus  difficile  à  un  écrivain  d'être  simple 
que  d'être  grand,  si  l'on  pouvoit  être  grand  sans  être  simple. 

Sur  le  testament  de  Massillon. 

Dans  l'éloge  de  ce  respectable  prélat ,  nous  avons  parlé  de  ce 
testament  et  du  legs  qu'il  a  fait  aux  pauvres.  En  voici  deux  autres 
articles,  dont  l'un  marque  son  amour  pour  la  paix,  et  l'autre  sa 
justice  à  l'égard  de  sa  famille,  qu'il  ne  vouloit  pas  priver  de  ce 
qui  devoit  lui  revenir  légitimement  de  sa  succession. 

«  Je  demande  tous  les  jours  à  Jésus-Chiist  qu'il  calme  les  trou- 
«  bles  qui  agitent  l'Eglise  de  France,  et  qu'il  daigne  y  rétablir  la 
«  paix  que  nous  avons  tâché  de  conserver  dans  ce  grand  dio- 
«  cèse —  » 

Et  plus  bas.... 

«  Je  déclare  que  je  n'ai  jamais  rien  retiré  des  biens  de  ma  fa- 
«  mille  depuis  la  mort  de  mon  père  ;  mais  si  j'ai  conservé  quelque 
«  droit  dans  ces  biens,  soit  pour  ma  légitime,  soit  pour  mon  titre 
«  sacerdotal,  je  veux  que  le  tout  soit  délaissé  à  ceux  de  mes  parents 
«  qui  devroient  de  droit  y  succéder.  » 


PETIT  CARÊME. 


AVIS  DE  L'AUTEUR. 


Ces  Sermons  ne  sont  que  des  entretiens  particuliers 
faits  pour  l'instruction  du  roi  (Louis  XV)  avant  sa  ma- 
jorité, et  pour  les  personnes  de  la  cour,  qui  composoient 
seules  l'auditoire  de  la  chapelle  du  château  des  Tuileries, 
quand  ces  discours  y  furent  prononcés. 


SERMON 


POUR 

LA  FÊTE  DE  LA  PURIFICATION  DE  LA  SAINTE  VIERGE. 


DES  EXEMPLES  DES  GRANDS. 

Ecce  positus  est  hic  in  ruinam  et  in  resurrectionem  multorum  in 
Israël, 

Celui  que  vous  voyez  est  établi  pour  la  ruine  et  pour  la 
résurrection  de  plusieurs  en  Israël. 

Luc.  C.  2,  V.  34- 


Sire, 


Telle  est  la  destinée  des  rois  et  des  princes  de  la 
terre ,  d'être  établis  pour  la  perte  comme  pour  le  sa- 
lut du  reste  des  hommes  ;  et  quand  le  ciel  les  donne 
au  monde,  on  peut  dire  que  ce  sont  des  bienfaits  ou 
des  châtiments  publics  que  sa  miséricorde  ou  sa  jus- 
tice prépare  aux  peuples. 

Oui,  Sire,  en  ce  jour  heureux  où  vous  fûtes  donné 
à  la  France ,  et  où ,  porté  dans  le  temple  saint ,  le 
pontife  vous  marqua ,  sur  les  autels ,  du  signe  sacré 
de  la  foi,  il  fut  vrai  de  dire  de  vous  :  Cet  enfant  au- 
guste vient  de  naître  pour  la  perte  comme  pour  le  sa- 
lut de  plusieurs. 


4  SERMON  POUR  LA  FÊTE 

Jésus-Christ  lui-même,  prenant  possession  au- 
jourd'hui, dans  le  temple,  de  sa  nouvelle  royauté, 
n  est  pas  exempt  de  cette  loi.  Il  est  vrai  que  ses  exem- 
ples ,  ses  miracles ,  et  sa  doctrine ,  qui  vont  assurer 
le  salut  à  tant  de  brebis  d'Israël,  ne  deviendront  une 
occasion  de  chute  et  de  scandale  pour  le  reste  des 
Juifs,  que  par  l'incrédulité  qui  les  rendra  plus  inex- 
cusables; et  qu'ainsi  le  même  Évangile,  qui  sera  le 
salut  et  la  rédemption  des  uns,  sera  la  ruine  et  la  con- 
damnation des  autres. 

Heureux  les  princes  et  les  grands ,  si  leur  sainteté 
toute  seule  étoit,  pour  les  hommes  corrompus  ,  une 
occasion  de  censure  et  de  scandale  ;  et  si  leurs  exem- 
ples, comme  ceux  de  Jésus-Christ,  ne  devenoient 
l'écueil  et  la  condamnation  du  vice ,  qu'en  le  rendant 
plus  inexcusable,  en  devenant  Fappui  et  le  modèle 
de  la  vertu  ! 

Ainsi ,  mes  frères ,  vous  que  la  Providence  a  élevés 
au-dessus  des  autres  hommes;  et  vous  sur-tout,  Sire, 
vous  que  la  main  de  Dieu ,  protectrice  de  cette  mo- 
narchie ,  a  comme  retiré  du  milieu  des  ruines  et  des 
débris  de  la  maison  royale ,  pour  vous  placer  sur  nos 
têtes  ;  vous  qu'il  a  rallumé  comme  une  étincelle  pré- 
cieuse dans  le  sein  même  des  ombres  de  la  mort ,  oii 
il  venoit  d'éteindre  toute  votre  auguste  race ,  et  où 
vous  étiez  sur  le  point  de  vous  éteindre  vous-même  : 
oui.  Sire ,  je  le  répète,  voilà  les  destinées  que  le  ciel 
vous  prépare  :  vous  êtes  établi  pour  la  perte  comme 
pour  le  salut  de  plusieurs  :  positus  in  ruinam  et  in 
reaurrectionem  midtorum  in  Israël. 


DE  LA  PURIFICATION.  .  5 

Les  exemples  des  princes  et  des  grands  roulent 
sur  cette  alternative  inévitable  :  ils  ne  sauroient  ni  se 
perdre  ni  se  sauver  tout  seuls.  Vérité  capitale  qui  va 
faire  le  sujet  de  ce  discours. 

PREMIÈRE  PARTIE. 

Sire, 

Comme  le  premier  penchant  des  peuples  est  d'i- 
miter les  rois ,  le  premier  devoir  des  rois  est  de  don- 
ner de  saints  exemples  aux  peuples.  Les  hommes 
ordinaires  ne  semblent  naître  que  pour  eux  seuls  ; 
leurs  vices  ou  leurs  vertus  sont  obscurs  comme  leur 
destinée  :  confondus  dans  la  foule,  s  ils  tombent  ou 
s'ils  demeurent  fermes ,  c'est  également  à  Finsu  du 
public;  leur  perte  ou  leur  salut  se  bornent  à  leur 
personne  :  ou  du  moins  leur  exemple  peut  bien  sé- 
duire et  détourner  quelquefois  de  la  vertu ,  mais  il 
ne  sauroit  imposer  et  autoriser  le  vice. 

Les  princes  et  les  grands,  au  contraire,  ne  sem- 
blent nés  que  pour  les  autres.  Le  même  rang  qui  les 
donne  en  spectacle  les  propose  pour  modèles ,  leurs 
mœurs  forment  bientôt  les  mœurs  publiques:  on 
suppose  que  ceux  qui  méritent  nos  hommages  ne 
sont  pas  indignes  de  notre  imitation:  la  foule  na 
point  d'autre  loi  que  les  exemples  de  ceux  qui  com- 
mandent: leur  vie  se  reproduit,  pour  ainsi  dire,  dans 
le  public  ;  et  si  leurs  vices  trouvent  des  censeurs , 
c'est  d'ordinaire  parmi  ceux  mêmes  qui  les  imitent. 


6  .SERMON  POUR  LA  FÊTE 

Aussi  la  même  grandeur  qui  favorise  les  passions 
les  contraint  et  les  gêne  ;  et ,  comme  dit  un  ancien , 
plus  Félévation  semble  nous  donner  de  licence  par 
l'autorité,  plus  elle  nous  en  ôte  par  les  bienséances'. 

Mais  d'où  viennent  ces  suites  inévitables  que  les 
exemples  des  grands  ont  toujours  parmi  les  peuples? 
le  voici  :  du  côté  des  peuples ,  c'est  la  vanité  et  l'en- 
vie de  plaire;  du  côté  des  grands,  c'est  l'étendue  et 
la  perpétuité. 

Je  dis  la  vanité  du  côté  des  peuples.  Oui,  mes 
frères,  le  monde,  toujours  inexplicable,  a  de  tout 
temps  attaché  également  de  la  honte  et  au  vice  et  à 
la  vertu  :  il  donne  du  ridicule  à  Fhomme  juste;  il 
perce  de  mille  traits  l'homme  dissolu  :  les  passions 
et  les  œuvres  saintes  fournissent  la  même  matière  à 
ses  dérisions  et  à  ses  censures;  et,  par  une  bizarrerie 
que  ses  caprices  seuls  peuvent  justifier,  il  a  trouvé  le 
secret  de  rendre  en  même  temps  et  le  vice  mépri- 
sable et  la  vertu  ridicule.  Or  les  exemples  de  disso- 
lution dans  les  grands ,  en  autorisant  le  vice ,  en  en- 
noblissent la  honte  et  l'ignominie,  et  lui  ôtent  ce 
qu'il  a  de  méprisable  aux  yeux  du  public  :  leurs  pas- 
sions deviennent  bientôt  dans  les  autres  de  nouveaux 
titres  d'honneur,  et  la  vanité  seule  peut  leur  former 
des  imitateurs. 

Notre  nation  sur-tout,  ou  plus  vaine  ou  plus  fri- 
vole, comme  on  l'en  accuse,  ou,  pour  parler  plus 
équitablement  et  lui  faire  plus  d'honneur,  plus  atta- 


*  Ita,  in  maxiraa  fortuna,  minima  licentia  est.  Sallust. 


DE  LA  PURIFICATION.  7 

chée  à  ses  maîtres  et  plus  respectueuse  envêrs  les 
grands ,  se  fait  une  gloire  de  copier  leurs  mœurs , 
comme  un  devoir  d'aimer  leur  personne  :  on  est  flatté 
d'une  ressemblance  qui ,  nous  rapprochant  de  leur 
conduite,  semble  nous  rapprocher  de  leur  rang.  Tout 
devient  honorable  d'après  de  grands  modèles  ;  et 
souvent  l'ostentation  toute  seule  nous  jette  dans  des 
excès  auxquels  l'inclination  se  refuse.  La  ville  croi- 
roit  dégénérer  en  ne  copiant  pas  les  mœurs  de  la 
cour:  le  citoyen  obscur,  en  imitant  la  licence  des 
grands,  croit  mettre  à  ses  passions  le  sceau  de  la 
grandeur  et  de  la  noblesse;  et  le  désordre  dont  le 
goût  lui-même  se  lasse  bientôt,  la  vanité  toute  seule 
le  perpétue. 

Mais ,  Sire ,  d'un  autre  côté  tout  reprend  sa  place 
dans  un  état  où  les  grands,  et  le  prince  sur-tout, 
adorent  le  Seigneur.  La  piété  est  en  honneur  dès 
qu'elle  a  de  grands  exemples  pour  elle  :  les  justes  ne 
craignent  plus  ce  ridicule  que  le  monde  jette  sur  la 
vertu ,  et  qui  est  Técueil  de  tant  d  ames  foibles  ;  on 
craint  Dieu  sans  craindre  les  hommes  ;  la  vertu  n'est 
plus  étrangère  à  la  cour;  le  désordre  lui-même  n'y 
va  plus  la  tête  levée ,  il  est  réduit  à  se  cacher  ou  à  se 
couvrir  des  apparences  de  la  sagesse;  la  licence  ne 
paroît  plus  revêtue  de  l'autorité  publique;  et  si  le 
vice  n'y  perd  rien ,  le  scandale  du  moins  diminue. 
En  un  mot,  les  devoirs  de  la  religion  entrent  dans 
Tordre  public  ;  ils  deviennent  une  bienséance  que  le 
monde  lui-même  nous  impose  :  le  culte  peut  encore 
être  méprisé  en  secret  par  l'impie ,  mais  il  est  vengé 


8  SERMON  POUR  LA  FÊTE 

du  moins  par  la  majesté  et  la  décence  publique. 
Le  temple  saint  peut  encore  voir  au  pied  de  ses 
autels  des  pécheurs  et  des  incrédules;  mais  il  n'y 
voit  plus  de  profanateurs  :  le  zélé  de  votre  auguste 
bisaïeul  avoit,  par  des  lois  sévères,  puni  souvent,  et 
toujours  flétri  de  son  indignation  et  de  sa  disgrâce , 
ce  scandale  dans  son  royaume.  Il  peut  se  trouver 
encore  des  hommes  corrompus  qui  refusent  à  Dieu 
leur  cœur;  mais  ils  n'oseroient  lui  refuser  leurs  hom- 
mages. En  un  mot ,  il  peut  être  encore  aisé  de  se 
perdre;  mais  du  moins  il  nest  pas  honteux  de  se 
sauver. 

Or,  quand  l'exemple  des  grands  ne  serviroit  qu'à 
autoriser  la  vertu  ,  qu  à  la  rendre  respectable  sur  la 
terre,  qu'à  lui  ôter  ce  ridicule  impie  et  insensé  que 
le  monde  lui  donne,  qu'à  mettre  les  justes  à  couvert 
de  la  tentation  des  dérisions  et  des  censures ,  qu'à 
établir  qu'il  n'est  pas  honteux  à  Fhomme  de  servir  le 
Dieu  qui  l'a  fait  naître  et  qui  le  conserve,  que  le 
culte  qu'on  lui  rend  est  le  devoir  le  plus  glorieux  et 
le  plus  honorable  à  la  créature,  et  que  le  titre  de 
serviteur  du  Très-Haut  est  mille  fois  plus  grand  et 
plus  réel  que  tous  les  titres  vains  et  pompeux  qui 
entourent  le  diadème  des  souverains  ;  quand  l'exem- 
ple des  grands  n'auroit  que  cet  avantage,  quel  hon- 
neur pour  la  religion ,  et  quelle  abondance  de  béné- 
dictions pour  un  empire  ! 

Sire ,  heureux  le  peuple  qui  trouve  ses  modèles 
dans  ses  maîtres ,  qui  peut  imiter  ceux  qu'il  est  obligé 
de  respecter,  qui  apprend  dans  leurs  exemples  à 


DE  LA  PURIFICATION.  9 

obéir  à  leurs  lois ,  et  qui  n  est  pas  contraint  de  dé- 
tourner ses  regards  de  ceux  à  qui  il  doit  des  hom- 
mages ! 

Mais  quand  les  exemples  des  grands  ne  trouve- 
roient  pas  dans  la  vanité  seule  des  peuples  une  imi- 
tation toujours  sûre,  l'intérêt  et  Fenvie  de  leur  plaire 
leur  donneroient  autant  d'imitateurs  de  leurs  ac- 
tions, que  leur  autorité  forme  de  prétendants  à  leurs 
grâces. 

Le  jeune  roi  Roboam  oublie  les  conseils  d'un  père 
le  plus  sage  des  rois;  une  jeunesse  inconsidérée  est 
bientôt  appelée  aux  premières  places  ,  et  partage  ses 
faveurs  en  imitant  ses  désordres. 

Les  grands  veulent  être  applaudis  ;  et  comme  l'i- 
mitation est  de  tous  les  applaudissements  le  plus 
flatteur  et  le  moins  équivoque,  on  est  sûr  de  leur 
plaire  dès  qu'on  s'étudie  à  leur  ressembler  :  ils  sont 
ravis  de  trouver  dans  leurs  imitateurs  l'apologie  de 
leurs  vices ,  et  ils  cherchent  avec  complaisaijce  dans 
tout  ce  qui  les  environne  de  quoi  se  rassurer  contre 
eux-mêmes. 

Ainsi  l'ambition  ,  dont  les  voies  sont  toujours  lon- 
gues et  pénibles ,  est  charmée  de  se  frayer  un  chemin 
plus  court  et  plus  agréable  :  le  plaisir ,  d'ordinaire 
irréconciliable  avec  la  fortune,  en  devient  l'artisan 
et  le  ministre  :  les  passions ,  déjà  si  favorisées  par 
nos  penchants ,  trouvent  encore  dans  l'espoir  de  la 
récompense  un  nouvel  attrait  qui  les  anime;  tous 
les  motifs  se  réunissent  contre  la  vertu;  et  s'il  est  si 
malaisé  de  se  défendre  du  vice  qui  plaît,  qu'il  est 


10  SERMON  POUR  LA  FÊTE 

difficile  de  ne  pas  s'y  livrer  lorsque  de  plus  il  nous 
honore  ! 

Tel  est ,  Sire ,  le  malheur  des  grands  que  des  pas- 
sions injustes  entraînent.  Leur  exemple  corrompt 
tous  ceux  que  leur  autorité  leur  soumet  :  ils  répari- 
dent  leurs  mœurs  en  distribuant  leurs  grâces  ;  tout 
ce  qui  dépend  d'eux  veut  vivre  comme  eux.  Sire, 
n'estimez  dans  les  hommes  que  l'amour  du  devoir, 
et  vos  bienfaits  ne  tomberont  que  sur  le  mérite  :  con- 
damnez dans  les  autres  ce  que  vous  ne  sauriez  vous 
justifier  à  vous-même.  Les  imitateurs  des  passions 
des  grands  insultent  à  leurs  vices  en  les  imitant.  Quel 
malheur ,  quand  le  souverain ,  peu  content  de  se  li- 
vrer au  désordre ,  semble  le  consacrer  par  les  grâces 
dont  il  Thonore  dans  ceux  qui  en  sont  ou  les  imita- 
teurs ou  les  honteux  ministres  !  quel  opprobre  pour 
un  empire  !  quelle  indécence  pour  la  majesté  du  gou- 
vernement! quel  découragement  pour  une  nation, 
et  pour  les  sujets  habiles  et  vertueux  à  qui  le  vice 
enlève  les  grâces  destinées  à  leurs  talents  et  à  leurs 
services  !  quel  décri  et  quel  avilissement  pour  le 
prince  dans  l'opinion  des  cours  étrangères!  et  de  là 
quel  déluge  de  maux  dans  le  peuple  !  les  places  oc- 
cupées par  des  hommes  corrompus  ;  les  passions , 
toujours  punies  par  le  mépris,  devenues  la  voie  des 
honneurs  et  de  la  gloire;  l'autorité,  établie  pour 
maintenir  Tordre  et  la  pudeur  des  lois ,  méritée  par 
les  excès  qui  les  violent;  les  mœurs  corrompues  dans 
leur  source;  les  astres  qui  dévoient  marquer  nos 
routes ,  changés  en  des  feux  errants  qui  nous  éga- 


DE  LA  PURIFICATION.  ii 

rent  ;  les  bienséances  même  publiques ,  dont  le  vice 
est  toujours  jaloux,  renvoyées  comme  des  usages 
surannés  à  Fantique  gravité  de  nos  pères  ;  le  désordre 
débarrassé  de  la  gène  même  des  ménagements;  la 
modération  dans  le  vice  devenue  presque  aussi  ridi- 
cule que  la  vertu.  ^ 

Mais ,  Sire,  si  la  justice  et  la  piété  dans  les  grands 
prennent  la  place  des  passions  et  de  la  licence , 
quelle  source  de  bénédictions  pour  les  peuples  1  C'est 
la  vertu  qui  distribue  les  grâces  ;  c'est  elle  qui  les  re- 
çoit :  les  honneurs  vont  chercher  Fhomme  sage  qui 
les  mérite  et  qui  les  fuit,  et  fuient  Fhomme  vendu  à 
Finiquité  qui  court  après  ;  les  fonctions  publiques  ne 
sont  confiées  qu'à  ceux  qui  se  dévouent  au  bien  pu- 
blic ;  le  crédit  et  Fintrigue  ne  mènent  à  rien  ;  le  mé- 
rite et  les  services  n'ont  besoin  que  d'eux-mêmes  ;  le 
goût  même  du  souverain  ne  décide  pas  de  ses  lar- 
gesses ;  rien  ne  lui  paroît  digne  de  récompense  dans 
ses  sujets,  que  les  talents  utiles  à  la  patrie;  les  fa- 
veurs annoncent  toujours  le  mérite,  ou  le  suivent 
de  près  ;  il  n'y  a  de  mécontents  dans  l'état  que  les 
hommes  oiseux  et  inutiles  ;  la  paresse  et  la  médio- 
crité murmurent  toutes  seules  contre  la  sagesse  et 
Féquité  des  choix  ;  les  talents  se  développent  par  les 
récompenses  qui  les  attendent  ;  chacun  cherche  à  se 
rendre  utile  au  public;  et  toute  Fhabileté  de  Fambi- 
tion  se  réduit  à  se  rendre  digne  des  places  auxquelles 
on  aspire.  En  un  mot,  les  peuples  sont  soulagés,  les 
foibles  soutenus,  les  vicieux  laissés  dans  la  boue, 
les  justes  honorés ,  Dieu  béni  dans  les  grands  qui 


12  SERMON  POUR  LA  FÉTE 

tiennent  ici-bas  sa  place  ;  et  si  Fenvie  de  leur  plaire 
peut  former  des  hypocrites,  outre  que  le  masque 
tombe  tôt  ou  tard ,  et  que  Fhypocrisie  se  trahit  tou- 
jours par  quelque  endroit  elle-même ,  c'est  du  moins 
un  hommage  que  le  vice  rend  à  la  vertu  ,  en  s'hono- 
rant  même  de  ses  apparences. 

Voilà  du  côté  des  peuples  les  suites  que  la  vanité 
et  Fenvie  de  plaire  attachent  toujours  aux  exemples 
des  grands  :  de  leur  côté ,  c'est  Fétendue  et  la  perpé- 
tuité qui  en  font  comme  le  signal  ou  du  désordre  ou 
de  la  vertu  parmi  les  hommes.  ' 

secon'de  partie. 

Je  dis  Fétendue,  une  étendue  d'autorité:  que  de 
ministres  de  leurs  passions  n'enveloppent- ils  pas 
dans  leur  condamnation  et  dans  leur  destinée  ! 

Si  un  amour  outré  de  la  gloire  les  enivre,  tout 
leur  souffle  la  désolation  et  la  guerre;  et  alors.  Sire, 
que  de  peuples  sacrifiés  à  l'idole  de  leur  orgueil  !  que 
de  sang  répandu  qui  crie  vengeance  contre  leur  tête  ! 
que  de  calamités  publiques  dont  ils  sont  les  seuls  au- 
teurs! que  de  voix  plaintives  s'élèvent  au  ciel  contre 
des  hommes  nés  pour  le  malheur  des  autres  hommes! 
que  de  crimes  naissent  d'un  seul  crime!  leurs  larmes 
pourroient- elles  jamais  laver  les  campagnes  teintes 
du  sang  de  tant  d'innocents  ?  et  leur  repentir  tout 
seul  peut-il  désarmer  la  colère  du  ciel,  tandis  qu'il 
laisse  encore  après  lui  tant  de  troubles  et  de  mal- 
heurs sur  la  terre? 


DE  LA  PURIFICATION.  i3 

Sire ,  regardez  toujours  la  guerre  comme  le  plus 
grand  fléau  dont  Dieu  puisse  affliger  un  empire  : 
cherchez  à  désarmer  vos  ennemis  plutôt  qu  à  les 
vaincre.  Dieu  ne  vous  a  confié  le  glaive  que  pour  la 
sûreté  de  vos  peuples ,  et  non  pour  le  malheur  de  vos 
voisins.  L'empire  sur  lequel  le  ciel  vous  a  établi  est 
assez  vaste;  soyez  plus  jaloux  d'en  soulager  les  mi- 
sères que  d'en  étendre  les  limites  ;  mettez  plutôt 
votre  gloire  à  réparer  le  malheur  des  guerres  pas- 
sées, quà  en  entreprendre  de  nouvelles;  rendez 
votre  régne  immortel  par  la  félicité  de  vos  peuples 
plus  que  par  le  nombre -de  vos  conquêtes  ;  ne  mesu- 
rez pas  sur  votre  puissance  la  justice  de  vos  entre- 
prises ;  et  n  oubliez  jamais  que ,  dans  les  guerres  les 
plus  justes,  les  victoires  traînent  toujours  après  elles 
autant  de  calamités  pour  un  état  que  les  plus  san- 
glantes défaites. 

Mais  si  Famour  du  plaisir  l'emporte  dans  les  sou- 
verains sur  la  gloire,  hélas!  tout  sert  à  leurs  pas- 
sions ,  tout  s'empresse  pour  en  être  les  ministres , 
tout  en  facilite  le  succès ,  tout  en  réveille  les  désirs , 
tout  prête  des  armes  à  la  volupté  ;  des  sujets  indignes 
la  favorisent;  les  adulateurs  lui  donnent  des  titres 
d'honneur  ;  des  auteurs  profanes  la  chantent  et  l'em- 
bellissent; les  arts  s'épuisent  poui'  en  diversifier  les 
plaisirs  ;  tous  les  talents  destinés  par  l'Auteur  de  la 
nature  à  servir  à  l'ordre  et  à  la  décoration  de  la  so- 
ciété ne  servent  plus  qu'à  celle  du  vice  ;  tout  devient 
les  ministres,  et  par-là  les  complices  de  leurs  passions 
injustes.  Sire,  qu'on  est  à  plaindre  dans  la  grandeur! 


i4  SERMON  POUR  LA  FÊTE 

les  passions ,  qui  s'usent  par  le  temps ,  s'y  perpé- 
tuent par  les  ressources  ;  les  dégoûts ,  toujours  insé- 
parables du  désordre ,  y  sont  réveillés  par  la  diver- 
sité des  plaisirs;  le  tumulte  seul,  et  l'agitation  qui 
environne  le  trône ,  en  bannit  les  réflexions ,  et  ne 
laisse  jamais  un  instant  le  souverain  avec  lui-même. 
Les  Nathan  eux-mêmes,  les  prophètes  du  Seigneur, 
se  taisent  et  s'affoiblissent  en  l'approchant  ;  tout  lui 
met  sans  cesse  sous  l'œil  sa  gloire  ;  tout  lui  parle  de 
sa  puissance ,  et  personne  n'ose  lui  montrer ,  même 
de  loin ,  ses  foiblesses. 

A  l'étendue  de  l'autorité  ajoutez  encore  une  éten- 
due d'éclat  ;  ce  n'est  pas  à  leur  nation  seule  que  se 
borne  l'impression  et  l'effet  contagieux  de  leurs 
exemples.  Les  grands  sont  en  spectacle  à  tout  l'uni- 
vers ;  leurs  actions  passent  de  bouche  en  bouche ,  de 
province  en  province ,  de  nation  en  nation  ;  rien 
n'est  privé  dans  leur  vie;  tout  appartient  au  public: 
l'étranger,  dans  les  cours  les  plus  éloignées,  a  les 
yeux  sur  eux  comme  le  citoyen  :  ils  vont  se  faire  des 
imitateurs  jusque  dans  les  lieux  où  leur  puissance 
leur  forme  des  ennemis  :  le  monde  entier  se  sent  de 
leurs  vertus  ou  de  leurs  vices;  ils  sont,  si  je  l'ose 
dire,  citoyens  de  l'univers  ;  au  milieu  de  tous  les  peu- 
ples se  passent  des  événements  qui  prennent  leur 
source  dans  leurs  exemples  ;  ils  sont  chargés  devant 
Dieu  de  la  justice  ou  des  iniquités  des  nations,  et 
leurs  vices  ou  leurs  vertus  ont  des  bornes  encore 
plus  étendues  que  celles  de  leur  empire. 

La  France  sur  -  tout ,  qui  depuis  long  -  temps  fixe 


DE  LA  PURIFICATION.  i5 
tous  les  regards  de  l'Europe  ,  est  encore  plus  en 
spectacle  qu  aucune  autre  nation  ;  les  étrangers  y 
viennent  en  foule  étudier  nos  mœurs ,  et  les  porter 
ensuite  dans  les  contrées  les  plus  éloignées  :  nous  y 
voyons  même  les  enfants  des  souverains  s'éloigner 
des  plaisirs  et  de  la  magnificence  de  leur  cour,  venir 
ici  comme  des  hommes  privés  substituer  à  la  langue 
et  aux  manières  de  leur  nation  la  politesse  de  la 
nôtre,  et,  comme  le  trône  a  toujours  leurs  premiers 
regards ,  se  former  sur  la  sagesse  et  la  modération , 
ou  sur  l'orgueil  et  les  excès  du  prince  qui  le  remplit. 
Sire,  montrez-leur  un  souverain  qu'ils  puissent  imi- 
ter; que  vos  vertus  et  la  sagesse  de  votre  gouverne- 
ment les  frappent  encore  plus  que  votre  puissance  ; 
qu'ils  soient  encore  plus  surpris  de  la  justice  de  votre 
régne  que  de  la  magnificence  de  votre  cour  :  ne  leur 
montrez  pas  vos  richesses,  comme  ce  roi  de  Juda 
aux  étrangers  venus  de  Babylone  ;  montrez-leur 
votre  amour  pour  vos  sujets ,  et  leur  amour  pour 
vous,  qui  est  le  véritable  trésor  des  souverains  ;  soyez 
le  modèle  des  bons  rois;  et  en  faisant  l'admiration 
des  étrangers,  vous  ferez  le  bonheur  de  vos  peuples. 

Mais  ce  n'est  pas  seulement  aux  hommes  de  leur 
siècle  que  les  princes  et  les  grands  sont  redev  ables  ; 
leurs  exemples  ont  un  caractère  de  perpétuité  qui 
intéresse  tous  les  siècles  à  venir. 

Les  vices  ou  les  vertus  des  hommes  du  commun 
meurent  d'ordinaire  avec  eux  ;  leur  mémoire  périt 
avec  leur  personne  :  le  jour  de  la  manifestation  tout 
seul  révélera  leurs  actions  aux  yeux  de  l'univers; 


i6  SERMON  POUR  LA  FÊTE 

mais,  en  attendant,  leurs  œuvres  sont  ensevelies,  et 
reposent  sous  l'obscurité  du  même  tombeau  que 
leurs  cendres. 

Mais  les  princes  et  les  grands ,  Sire ,  sont  de  tous 
les  siècles  ;  leur  vie ,  liée  avec  les  événements  pu- 
blic,  passe  avec  eux  d'âge  en  âge;  leurs  passions, 
ou  conservées  dans  des  monuments  publics ,  ou  im- 
mortalisées dans  nos  histoires ,  ou  chantées  par  une 
poésie  lascive ,  iront  encore  préparer  des  pièges  à  la 
dernière  postérité  :  le  monde  est  encore  plein  d'écrits 
pernicieux  qui  ont  transmis  jusqu'à  nous  les  dés- 
ordres des  cours  précédentes  :  les  dissolutions  des 
grands  ne  meurent  point;  leurs  exemples  prêcheront 
encore  le  vice  ou  la  vertu  à  nos  plus  reculés  neveux, 
et  l'histoire  de  leurs  mœurs  aura  la  même  durée  que 
celle  de  leur  siècle. 

Que  d'engagements  heureux,  Sire,  leur  état  seul 
ne  forme-t-il  pas  aux  grands  et  aux  rois  pour  la  piété 
et  pour  la  justice  !  S'ils  y  trouvent  plus  d'attraits  pour 
le  vice,  que  de  puissants  motifs  n'y  trouvent-ils  pas 
aussi  pour  la  vertu  1  quelle  noble  retenue  ne  doit 
pas  accompagner  des  actions  qui  seront  écrites  en 
caractères  ineffaçables  dans  le  livre  de  la  postérité  ! 
quelle  gloire  mieux  placée  que  de  ne  point  se  livrer 
à  des  vices  et  à  des  passions  dont  le  souvenir  souil- 
lera l'histoire  de  tous  les  temps  et  les  hommes  de 
tous  les  siècles  !  quelle  émulation  plus  louable  que 
de  laisser  des  exemples  qui  deviendront  les  titres  les 
plus  précieux  de  la  monarchie ,  et  les  monuments 
publics  de  la  justice  et  de  la  vertu!  enfin,  quoi  de 


DE  LA  PURIFICATION.  17 

plus  grand  que  d'être  né  pour  le  bonheur  rnéme  des 
siècles  à  venir,  de  compter  que  nos  exemples  seuls 
formeront  une  succession  de  vertu  et  de  crainte  du 
Seigneur,  parmi  les  hommes ,  et  que  de  nos  cendres 
mêmes  il  en  renaîtra  d'âge  en  âge  des  princes  qui 
nous  seront  semblables  ! 

Telle  est,  Sire,  la  destinée  des  bons  rois;  et  tel  fut 
votre  auguste  bisaïeul,  ce  grand  roi  que  nous  vous 
proposerons  toujours  pour  modèle  :  hélas  !  il  le  sera 
de  tous  les  rois  à  venir.  N'oubhez  jamais  ces  derniers 
moments  où  cet  héroïque  vieillard,  comme  aujour- 
d'hui Siméon ,  vous  tenant  entre  ses  bras ,  vous  bai- 
gnant de  ses  larmes  paternelles ,  et  offrant  au  Dieu 
de  ses  pères  ce  reste  précieux  de  sa  race  royale, 
quitta  la  vie  avec  joie,  puisque  ses  yeux  voyoient 
Fenfant  miraculeux  que  Dieu  réservoit  encore  pour 
être  le  salut  de  la  nation  et  la  gloire  d'Israël. 

Sire,  ne  perdez  jamais  de  vue  ce  grand  spectacle , 
ce  père  des  rois ,  mourant ,  et  voyant  revivre  en  vous 
seul  l'espérance  de  toute  sa  postérité  éteinte  ;  recom- 
mandant votre  enfance  à  la  tendre  et  respectable 
dépositaire'  de  votre  première  éducation,  laquelle, 
en  formant  vos  premières  inclinations,  et,  pour  ainsi 
dire ,  vos  premières  paroles ,  fut  sur  le  point  de  re- 
cueillir vos  derniers  soupirs  ;  confiant  le  sacré  dépôt 
de  votre  personne  au  pieux  prince^  qui  vous  inspire 
des  sentiments  dignes  de  votre  sang;  à  Tillustre  ma- 
récliaF  qui  a  reçu  comme  une  vertu  héréditaire  la 

'  Madame  la  duchesse  de  Ventadoar.  —  ^  Le  clvic  du  Maine. 
^  Le  maréchal  de  Villeroi. 


i8  SERMON  POUR  FÊTE 

science  d  élever  les  rois,  et  qui ,  devenu  un  des  pre- 
miers sujets  de  Tétat,  vous  apprendra  à  devenir  le 
plus  grand  roi  de  votre  siècle;  au  prélat  fidèle^  qui, 
après  avoir  gouverné  sagement  l'Église,  lui  formera 
en  vous  son  plus  zélé  protecteur;  enfin  à  toute  la 
nation ,  dont  vous  êtes  en  même  temps  et  le  précieux 
pupille  et  le  père. 

Puissiez-vous,  Sire,  n'effacer  jamais  de  votre  sou- 
venir les  maximes  de  sagesse  que  ce  grand  prince 
vous  laissa  dans  ces  derniers  moments  comme  un 
héritage  plus  précieux  que  sa  couronne  î 

ïl  vous  exhorta  à  soulager  vos  peuples;  soyez -en 
le  père,  et  vous  en  serez  doublement  le  maître. 

Il  vous  inspira  Thorreur  de  la  guerre,  et  vous 
exhorta  de  ne  pas  suivre  là-dessus  son  exemple: 
soyez  un  prince  pacifique;  les  conquêtes  les  plus 
glorieuses  sont  celles  qui  nous  gagnent  les  cœurs. 

Il  vous  avertit  de  craindre  le  Seigneur  :  marchez 
devant  lui  dans  Finnocence;  vous  ne  régnerez  heu- 
reusement qu'autant  que  vous  régnerez  saintement^ 

*  L'ancien  évêque  de  Fréjus. 

^  Lo|iis  XV  a  toujours  conservé  écrites  au  chevel  de  son  lit  les- 
paroles  remarquables  que  Louis  XIV  lui  dit,  en  le  tenant  sur  son 
lit  entre  ses  bras  :  ces  paroles  ne  sont  point  telles  qu'elles  sont 
rapportées  dans  toutes  les  histoires.  Les  voici  fidèlement  copiées  ; 

«  Vous  allez  bientôt  être  roi  d'un  grand  royaume.  Ce  que  je 
«  vous  recommande  plus  fortement  est  de  n'oublier  jamais  les 
«  obligations  que  vous  avez  à  Dieu.  Souvenez-vous  que  vous  lui 
«  devez  tout  ce  que  vous  êtes.  Tachez  de  conserver  la  paix  avec 
«  vos  voisins.  J'ai  trop  aimé  la  guerre;  ne  m'imitez  pas  en  cela, 
«  non  plus  que  dans  les  trop  grandes  dépenses  que  j'ai  faites, 
h  Prenez  conseil  en  toutes  choses,   et  cherchez  à  connoitre  le 


DE  LA  PURIFICATION.  19 

Sire,  que  les  dernières  paroles  de  ce  grand  roi, 
de  ce  patriarche  de  votre  famille  royale,  soient, 
comme  celles  du  patriarche  Jacob  mourant,  les  pré- 
dictions de  ce  qui  doit  arriver  un  jour  à  sa  race!  et 
puissent  ses  dernières  instructions  devenir  la  pro- 
phétie de  votre  règne  !  Ainsi  soit-il. 

«  meilleur  pour  le  suivre  toujours.  Soulagez  vos  peuples  le  plus 
«  tôt  que  vous  le  pourrez,  et  faites  ce  que  j'ai  eu  le  malheur  de  ne 
«  pouvoir  faire  moi-même,  i» 

(Voltaire,  Siècle  de  Louis  XIV  y  ch.  xxviii.) 


SERMON 

POUR  LE  PREMIER  DIMANCHE  DE  CARÊME. 


SUR  LES  TENTATIONS  DES  GRANDS. 

Jésus  ductus  est  in  desertum  a  spirifu,  ut  tentaretur  a  diabolo. 

Jésus  fut  conduit  par  J'esprit  dans  le  désert,  pour  y  être 
tenté  par  le  diable. 

Matth.  c.  4,  V.  r. 

S  IRE, 

Les  signes  éclatants  qui  avoient  accompagné  la 
naissance  et  les  commencements  de  la  vie  de  Jésus- 
Christ  ,  ne  permettoient  pas  au  démon  d'ignorer  que 
le  Très-Haut  ne  le  destinât  à  de  grandes  choses. 

Plus  il  entrevoit  les  premières  lueurs  de  sa  gran- 
deur future,  plus  il  se  hâte  de  lui  dresser  des  pièges. 
Sa  descendance  des  rois  de  Juda ,  son  droit  à  la  cou- 
ronne de  ses  ancêtres,  les  prophéties  qui  annon- 
çoientque,  dans  les  derniers  temps  ,  Dieu  susciteroit 
de  la  race  de  David  le  prince  de  la  paix  et  le  libéra- 
teur de  son  peuple,  tout  ce  qui  annonce  la  grandeur 
de  Jésus-Christ  arme  la  malice  du  tentateur  contre 
son  innocence. 

Les  grands,  Sire,  sont  les  premiers  objets  de  sa 


PREMIER  DIM.  DE  CARÊME.  21 

fureur  :  plus  exposés  que  les  autres  hommes  à  ses 
séductions  et  à  ses  pièges ,  il  commence  de  bonne 
heure  à  leur  en  préparer;  et  comme  leur  chute  lui 
répond  de  celle  de  tous  ceux  presque  qui  dépendent 
d'eux ,  il  rassemble  tous  ses  traits  pour  les  perdre. 

«Changez  ces  pierres  en  pain  %  »  dit-il  à  Jésus- 
Christ.  Il  Fattaque  d'abord  par  le  plaisir;  et  c'est  le 
premier  piège  qu  il  dresse  à  leur  innocence. 

«  Puisque  vous  êtes  le  Fils  de  Dieu ,  ajoute-t-il ,  il 
«  enverra  ses  anges  pour  vous  garder^.  »  Il  continue 
par  l'adulation ,  et  c'est  un  trait  encore  plus  dange- 
reux dont  il  empoisonne  leur  ame. 

Enfin,  «je  vous  donnerai  les  royaumes  du  monde 
«  et  toute  leur  gloire^  ;  »  et  il  finit  par  l'ambition  ;  et 
c'est  la  dernière  et  la  plus  sûre  ressource  qu'il  em- 
ploie pour  triompher  de  leur  foiblesse. 

Ainsi  le  plaisir  commence  à  leur  corrompre  le 
cœur;  l'adulation  l'affermit  dans  l'égarement  et  lui 
ferme  toutes  les  voies  de  la  vérité  ;  l'ambition  con- 
somme l'aveuglement ,  et  achève  de  creuser  le  pré- 
cipice. Exposons  ces  vérités  importantes,  après  avoir 
imploré,  etc.  Âve,  Maria. 

PREMIÈRE  PARTIE. 

Sire, 

Le  premier  écueil  de  notre  )innocence  ,  c'est  le 
plaisir.  Les  autres  passions,  plus  tardives,  ne  se  dé- 

'  Matth.  c.  4,  V.  3.  —  ^  Ibid.  v.  6.  —  '  Ibid.  v.  8. 


11  PREMIER  DIMANCHE 

veloppent  et  ne  mûrissent,  pour  ainsi  dire,  qu'avec 
la  raison  :  celle-ci  la  prévient,  et  nous  nous  trouvons 
corrompus  avant  presque  d'avoir  pu  connoître  ce 
que  nous  sommes  :  ce  penchant  infortuné,  qui  souille 
tout  le  cours  de  la  vie  des  hommes,  prend  toujours 
sa  source  dans  les  premières  mœurs;  c'est  le  pre- 
mier trait  empoisonné  qui  blesse  l  ame  ;  c'est  lui  qui 
efface  sa  première  beauté ,  et  c'est  de  i  que  coulent 
ensuite  tous  ses  autres  vices. 

Mais  ce  premier  écueil  de  la  vie  humaine  devient 
comme  l'écueil  privilégié  de  la  vie  des  grands.  Dans 
les  autres  hommes,  cette  passion  déplorable  n'exerce 
jamais  qu'à  demi  son  empire;  les  obstacles  la  traver- 
sent, la  crainte  des  discours  publics  la  r  tient,  l'a- 
mour de  la  fortune  la  partage. 

Dans  les  princes  et  dans  les  grands,  ou  elle  ne 
trouve  point  d'obstacles,  ou  les  obstacles  eux-mê- 
mes ,  facilement  écartés ,  l'enflamment  et  l'irritent. 
Hélas!  quels  obstacles  a  jamais  trouvés  là- dessus  la 
volonté  de  ceux  qui  tiennent  en  leurs  mains  la  for- 
tune publique?  Les  occasions  préviennent  presque 
leurs  désirs;  leurs  regards,  si  j'ose  parler  ainsi,  trou- 
vent par -tout  des  crimes  qui  les  attendent;  l'indé- 
cence du  siècle  et  l'avilissement  des  cours  honorent 
même  d'éloges  publics  les  attraits  qui  réussissent  à 
les  séduire  :  on  rend  des  hommages  indignes  à  l'ef- 
fronterie la  plus  honteuse  ;  un  bonheur  si  honteux  est 
regardé  avec  envie ,  au  lieu  de  l'être  avec  exécration, 
et  l'adulation  publique  couvre  l'infamie  du  crime  pu- 
blic. Non,  Sire,  les  princes,  dès  qu'ils  se  livrent  au 


DE  CARÊME.  23 

vice,  ne  connoissent  plus  d'autre  frein  que  leur  vo- 
lonté ,  et  leurs  passions  ne  trouvent  pas  plus  de  résis- 
tance que  leurs  ordres. 

David  veut  jouir  de  son  crime  :  Félite  de  son  armée 
est  bientôt  sacrifiée;  et  par-là  périt  le  seul  témoin 
iucommodeàson  incontinence.  Rien  ne  coûte  et  rien 
ne  s'oppose  aux  passions  des  grands  :  ainsi  la  facilité 
des  passions  en  devient  un  nouvel  attrait  ;  devant  eux 
toutes  les  voies  du  crime  s'aplanissent,  et  tout  ce  qui 
plaît  est  bientôt  possible. 

La  crainte  du  public  est  un  autre  frein  pour  la  li- 
cence du  commun  des  hommes.  Quelque  corrom- 
pues que  soient  nos  mœurs,  le  vice  na  pas  encore 
perdu  parmi  nous  toute  sa  honte  :  il  reste  encore 
une  sorte  de  pudeur  publique  qui  nous  force  à  le  ca- 
cher: et  le  monde  lui-même,  qui  semble  s'en  faire 
honneur,  lui  attache  pourtant  encore  une  espèce  de 
flétrissure  et  d'opprobre  :  il  favorise  les  passions ,  et 
il  impose  pourtant  des  bienséances  qui  les  gênent  ;  il 
fait  des  leçons  publiques  du  vice  et  de  la  volupté ,  et  il 
exige  pourtant  le  secret  et  une  sorte  de  ménagement 
de  ceux  qui  s'y  livrent. 

Mais  les  princes  et  les  grands  ont  secoué  ce  joug  : 
ils  ne  font  pas  assez  de  cas  des  hommes  pour  re- 
douter leurs  censures  ;  les  hommages  publics  qu'on 
leur  rend  les  rassurent  sur  le  mépris  secret  qu'on  a 
pour  eux;  ils  ne  craignent  pas  un  public  qui  les 
craint  et  qui  les  respecte  :  et ,  à  la  honte  du  siècle , 
ils  se  flattent  avec  raison  qu'on  a  pour  leurs  passions 
les  mêmes  égards  que  pour  leur  personne.  La  dis- 


24  PREMIER  DIMANCHE 

tance  qu  il  y  a  d'eux  au  peuple  le  leur  montre  dans 
un  point  de  vue  si  éloigné ,  qu  ils  le  regardent  comme 
s'il  n'étoit  pas  :  ils  méprisent  des  traits  partis  de  si 
loin,  et  qui  ne  sauroient  venir  jusqu'à  eux^  et  pres- 
que toujours  devenus  les  seuls  objets  de  la  censure 
publique ,  ils  sont  les  seuls  qui  Tignorent. 

Ainsi  plus  on  est  grand,  Sire ,  plus  on  est  redeva- 
ble au  public.  L'élévation,  qui  blesse  déjà  l'orgueil 
de  ceux  qui  nous  sont  soumis,  les  rend  des  censeurs 
plus  sévères  et  plus  éclairés  de  nos  vices  ;  il  semble 
qu'ils  veulent  regagner  par  les  censures  ce  qu'ils 
perdent  par  la  soumission  ;  ils  se  vengent  de  la  ser- 
vitude par  la  liberté  des  discours.  Non,  Sire,  les 
grands  se  croient  tout  permis,  et  on  ne  pardonne 
rien  aux  grands;  ils  vivent  comme  s'ils  n'avoient 
point  de  spectateurs,  et  cependant  ils  sont  tout  seuls 
comme  le  spectacle  éternel  du  reste  de  la  terre. 

Enfin  l'ambition  et  l'amour  de  la  fortune  dans  les 
autres  hommes  partage  Famour  du  plaisir;  les  soins 
qu'elle  exige  sont  autant  de  moments  dérobés  à  la 
volupté;  le  désir  de  parvenir  suspend  du  moins  des 
passions  qui,  de  tout  temps,  en  ont  été  l'obstacle  : 
on  ne  sauroit  allier  les  mouvements  sages  et  mesurés 
de  l'ambition  avec  le  loisir,  l'oisiveté ,  et  presque  tou- 
jours le  dérangement  et  les  extravagances  du  vice  : 
en  un  mot,  la  débauche  a  toujouis  été  l'écueil  iné- 
vitable de  l'élévation;  et  jusques  ici  les  plaisirs  ont 
arrêté  bien  des  espérances  de  fortune,  et  l'ont  rare- 
ment avancée. 

Mais  les  princes  et  les  grauds,  qui  n'ont  plus  rien 


DE  CAREME.  25 

à  désirer  du  côté  de  la  fortune ,  n'y  trouvent  rien 
aussi  qui  gêne  leurs  plaisirs  :  la  naissance  leur  a  tout 
donné;  ils  n'ont  plus  quà  jouir,  pour  ainsi  dire, 
d'eux-mêmes  :  leurs  ancêtres  ont  travaillé  pour  eux; 
le  plaisir  devient  Tunique  soin  qui  les  occupe  :  ils  se 
reposent  de  leur  élévation  sur  leurs  titres;  tout  le 
reste  est  pour  les  passions. 

Aussi  les  enfants  des  hommes  illustres  sont  d'or- 
dinaire les  successeurs  du  rang  et  des  honneurs  de 
leurs  pères  ,  et  ne  le  sont  pas  de  leur  gloire  et  de 
leurs  vertus  :  l'élévation  dont  la  naissance  les  met  en 
possession,  les  empêche  toute  seule  de  s'en  rendre 
dignes  :  héritiers  d'un  grand  nom,  il  leur  paroît  inu- 
tile de  s'en  faire  un  à  eux-mêmes;  ils  goûtent  les 
fruits  d'une  gloire  dont  ils  n'ont  pas  goûté  l'amer- 
tume :  le  sang  et  les  travaux  de  leurs  ancêtres  de- 
viennent le  titre  de  leur  mollesse  et  de  leur  oisiveté  : 
la  nature  a  tout  fait  pour  eux ,  elle  ne  laisse  plus  rien 
à  faire  au  mérite;  et  souvent  l'époque  glorieuse  de 
l'élévation  d'une  race  devient,  un  moment  après, 
elle-même,  sous  un  indigne  héritier,  le  signal  de  sa 
décadence  et  de  son  opprobre  :  les  exemples  là-des- 
sus sont  de  toutes  les  nations  et  de  tous  les  siècles. 

Salomon  avoic  porté  la  gloire  de  son  nom  jus- 
qu'aux extrémités  de  la  terre;  l'éclat  et  la  magnifi- 
cence de  son  régne  avoit  surpassé  celle  de  tous  les 
rois  d'Orient  :  un  fils  insensé  devient  le  jouet  de  ses 
propres  sujets,  et  voit  dix  tribus  se  choisir  un  nou- 
veau maître.  Les  enfants  de  la  gloire  et  de  la  magni- 
ficence sont  rarement  les  enfants  de  la  sagesse  et  de 


26  PREMIER  DIMANCHE 

la  vertu;  et  il  est  presque  plus  rare  de  soutenir  la 
gloire  et  les  honneurs  auxquels  on  succède  ,  que  de 
les  acquérir  soi-même. 

SECONDE  PARTIE. 

Le  plaisir  est  donc  le  premier  écueii  des  grands , 
et  c'est  par-là  que  le  tentateur  commence  à  les  sé- 
duire; il  continue  par  Fadulation.  Le  plaisir  cor- 
rompt le  cœur  par  le  vice  ;  Fadulation  achève  de  le 
fermer  à  la  vertu.  Les  attraits  qui  environnent  le 
trône  soufflent  de  toutes  parts  la  volupté  ;  Fadulation 
la  justifie.  Le  désordre  laisse  toujours  au  fond  de 
Famé  le  ver  dévorant  ;  mais  le  flatteur  traite  le  re- 
mords de  foiblesse  ,  enhardit  la  timidité  du  crime,  et 
lui  ôte  la  seule  ressource  qui  pouvoit  le  ramener  à 
la  pudeur  de  Fordre  et  de  la  raison. 

Sire,  quel  fléau  pour  les  grands,  que  ces  hommes 
nés  pour  applaudir  à  leurs  passions ,  ou  pour  dresser 
des  pièges  à  leur  innocence  !  quel  malheur  pour  les 
peuples, quand  les  princes  et  les  puissants  se  livrent 
à  ces  ennemis  de  leur  gloire,  parcequ'ils  le  sont  de 
la  sagesse  et  de  la  vérité  !  Les  fléaux  des  guerres  et 
des  stérilités  sont  des  fléaux  passagers ,  et  des  temps 
plus  heureux  ramènent  bientôt  la  paix  et  Fabon- 
dance  :  les  peuples  en  sont  affligés;  mais  la  sagesse 
du  gouvernement  leur  laisse  espérer  des  ressources. 
Le  fléau  de  Fadulation  ne  permet  plus  d'en  attendre; 
cest  une  calamité  pour  Fétat,  qui  en  promet  tou- 
jours de  nouvelles;  Foppression  des  peuples  dégui- 


DE  CARÊME.  27 

sée  au  souverain  ne  leur  annonce  que  des  charges 
pîus  onéreuses  ;  les  gémissements  les  plus  touchants 
que  forme  la  misère  publique  passent  bientôt  pour 
des  murmures;  les  remontrances  les  plus  justes  et 
les  plus  respectueuses,  Tadulation  les  travestit  en 
une  témérité  punissable  ;  et  Timpossibilité  d'obéir 
n'a  plus  d'autre  nom  que  la  rébellion  et  la  mauvaise 
volonté  qui  refuse.  Que  le  Seigneur  ^  disoit  autrefois 
un  saint  roi,  confonde  ces  langues  trompeuses  et  ces 
lèvres  fausses  qui  cherchent  à  nous  perdre,  parce- 
qu' elles  ne  s'étudient  qu'à  nous  plaire  ! 

Sire,  défiez-vous  de  ceux  qui,  pour  autoriser  les 
pi'ofusions  immenses  des  rois  ,  leur  grossissent  sans 
cesse  l'opulence  de  leurs  peuples.  Vous  succédez  à 
une  monarchie  florissante,  il  est  vrai,  mais  que  les 
pertes  passées  ont  accablée  :  le  zélé  de  vos  sujets  est 
inépuisable  ;  mais  ne  mesurez  pas  là-dessus  les  droits 
que  vous  avez  sur  eux:  leurs  forces  ne  répondront 
de  long-temps  à  leur  zélé  ;  les  nécessités  de  l'état  les 
ont  épuisées;  laissez-les  respirer  de  leur  accable- 
ment :  vous  augmenterez  vos  ressources  en  augmen- 
tant leur  tendresse.  Écoutez  les  conseils  des  sages  et 
des  vieillards  auxquels  votre  enfance  est  confiée,  et 
qui  présidèrent  aux  conseils  de  votre  auguste  bis- 
aïeul; et  souvenez-vous  de  ce  jeune  roi  de  Juda  dont 
je  vous  ai  déjà  cité  l'exemple,  qui,  pour  avoir  pré- 
féré les  avis  d'une  jeunesse  inconsidérée  à  la  sagesse 
et  à  la  maturité  de  ceux  aux  conseils  desquels  Salo- 
mon son  père  étoit  redevable  de  la  gloire  et  de  la 

'  Ps.  II,  V.  4. 


28  PREMIER  DIMANCHE 

prospérité  de  son  régne ,  et  qui  lui  conseilloient  d'af- 
fermir les  commencements  du  sien  par  le  soulage- 
ment de  ses  peuples ,  vit  un  nouveau  royaume  se 
former  des  débris  de  celui  de  Juda;  et  pour  avoir 
voulu  exiger  de  ses  sujets  au-delà  de  ce  qu  ils  lui  dé- 
voient, il  perdit  leur  amour,  et  leur  fidélité  qui  lui 
étoit  due.  Les  conseils  agréables  sont  rarement  des 
conseils  utiles  ;  et  ce  qui  flatte  les  souverains  fait 
d'ordinaire  le  malheur  des  sujets. 

Oui ,  Sire ,  par  l'adulation  les  vices  des  grands  se 
fortifient,  leurs  vertus  mêmes  se  corrompent.  Leurs 
vices  se  fortifient  :  et  quelle  ressource  peut-il  rester 
à  des  passions  qui  ne  trouvent  autour  d'elles  quxî 
des  éloges?  Hélas  !  comment  pourrions -nous  haïr  et 
corriger  ceux  de  nos  défauts  que  l'on  loue ,  puisque 
ceux  même  qu'on  censure  trouvent  encore  au-dedans 
de  nous ,  non  seulement  des  penchants ,  mais  des 
raisons  même  qui  les  défendent?  Nous  nous  faisons 
à  nous-mêmes  l'apologie  de  nos  vices  :  l'illusion  peut- 
elle  se  dissiper,  lorsque  tout  ce  qui  nous  environne 
nous  les  donne  pour  des  vertus  ? 

Leui^  vertus  mêmes  se  corrompent;  c'est  l'expé- 
rience de  tous  les  siècles ,  disoit  Assuérus  :  les  sugges- 
tions flatteuses  des  méchants  ont  toujours  perverti 
les  inclinations  louables  des  meilleurs  princes,  et 
les  plus  anciennes  histoires  nous  en  fournissent  des 
exemples  :  et  ex  veterihus prohatur  historiis...  quomodo 
malis  quorumdam  suggestionibus  regum  studia  depra- 
ventur\  C'étoit  un  roi  infidèle  qui  fit  cet  aveu  public 

'   ESTH.  C.  16,  V.  7. 


DE  CARÊME.  29 

à  ses  sujets  :  les  conseils  spécieux  et  iniques  d'un 
flatteur  alloient  souiller  toute  la  gloire  de  son  em- 
pire; la  fidélité  du  seul  Mardochée  arrêta  le  bras  prêt 
à  tomber  sur  les  innocents.  Un  seul  sujet  fidèle  dé- 
cide souvent  de  la  félicité  d'un  régne  et  de  la  gloire 
du  souverain  ;  et  il  ne  faut  aussi  qu'un  seul  adulateur 
pour  flétrir  toute  la  gloire  du  prince ,  et  faire  tout  le 
malheur  d'un  empire. 

En  effet,  l'adulation  enfante  l'orgueil,  et  l'orgueil 
est  toujours  l'écueil  fatal  de  toutes  les  vertus.  L  adu- 
lateur, en  prêtant  aux  grands  les  qualités  louables 
qui  leur  manquent ,  leur  fait  perdre  celles  même  que 
la  nature  leur  avoit  données  ;  il  change  en  sources  de 
vice  des  penchants  qui  étoient  en  eux  des  espérances 
de  vertu:  le  courage  dégénère  en  présomption;  la 
majesté  qu'inspire  la  naissance,  qui  sied  si  bien  au 
souverain,  n'est  plus  qu'une  vaine  fierté  qui  l'avilit 
et  le  dégrade  ;  l'amour  de  la  gloire ,  qui  coule  en  eux 
avec  le  sang  des  rois  leurs  ancêtres ,  devient  une  va- 
nité insensée,  qui  voudroit  voir  l'univers  entier  à 
leurs  pieds ,  qui  cherche  à  combattre  seulement  pour 
avoir  l'honneur  frivole  de  vaincre,  et  qui,  loin  de 
dompter  leurs  ennemis ,  leur  en  fait  de  nouveaux,  et 
arme  contre  eux  leurs  voisins  et  leurs  alliés  :  l'huma- 
nité, si  aimable  dans  l'élévation,  et  qui  est  comme 
le  premier  sentiment  qu'on  verse  dès  l'enfance  dans 
l'ame  des  rois,  se  bornant  à  des  largesses  outrées  et 
à  une  familiarité  sans  réserve  pour  un  petit  nombre 
de  favoris,  ne  leur  laisse  plus  qu'une  dure  insensi- 
bilité pour  les  misères  publiques  :  les  devoirs  mêmes 


3o  PREMIER  DIMANCHE 

de  la  religion,  dont  ils  sont  les  premiers  protecteurs, 
et  qui  avoient  fait  la  plus  sérieuse  occupation  de  leur 
premier  âge  ,  ne  leur  paroissent  plus  bientôt  que  les 
amusements  puérils  de  Fenfance.  Non,  Sire\  les 
princes  naissent  d'ordinaire  yertueux,  et  avec  des 
inclinations  dignes  de  leur  sang:  la  naissance  nous 
les  donne  tels  quils  devroient  être;  Fadulation toute 
seule  les  fait  tels  qu  ils  sont. 

Gâtés  par  les  louanges,  on  n'oseroit  plus  leur 
parler  le  langage  de  la  vérité  :  eux  seuls  ignorent 
dans  leur  état  ce  qu  eux  seuls  devroient  connoître  ; 
ils  envoient  des  ministres  pour  être  informés  de  ce 
qui  se  passe  de  plus  secret  dans  les  cours  et  dans  les 
royaumes  les  plus  éloignés,  et  personne  noseroit 
leur  apprendre  ce  qui  se  passe  dans  leur  royaume 
propre  :  les  discours  flatteurs  assiègent  leur  trône , 
s'emparent  de  toutes  les  avenues  ,  et  ne  laissent  plus 
d'accès  à  la  vérité.  Ainsi  le  souverain  est  seul  étran- 
ger au  milieu  de  ses  peuples  ;  il  croit  manier  les  res- 
sorts les  plus  secrets  de  Fempire,  et  il  en  ignore  les 
événements  les  plus  publics  :  on  lui  cache  ses  pertes, 
on  lui  grossit  ses  avantages ,  on  lui  diminue  les  mi- 

'  On  n'est  pas  d'accord  sur  la  ponctuation  de  ce  passage.  Quel- 
ques éditeurs  ont  cru  apercevoir  dans  les  mots  non  y  Sire^  une  con- 
firmation de  la  proposition  qui  précède ,  et  les  y  ont  rattachés  en 

ponctuant  ainsi         les  amusements  puérils  de  l'enfance;  non. 

Sire.  Les  princes f  etc.  Cette  leçon  pourroit  se  justifier  :  il  est  en 
effet  peu  conforme  à  la  logique  et  à  la  grammaire  de  commencer 
par  une  négation  une  phrase  qui  exprime  une  proposition  affir- 
mative; mais  il  ne  faut  voir  dans  ces  deux  mots  qu'une  formule 
oratoire  familière  à  Massiîlon.  (Lf.f.) 


DE  CARÊME.  3i 

sères  publiques  ;  on  le  joue  à  force  de  le  respecter  : 
il  ne  voit  plus  rien  tel  qu  il  est;  tout  lui  paroît  tel 
qu  il  le  souhaite. 

Telles  sont  les  tristes  suites  de  Tadulation.  Cepen- 
dant, Sire  ,  c'est  là  le  vice  le  plus  commun  des  cours  , 
et  Fécueildes  meilleurs  princes.  A  peine  le  jeune  roi 
Joas  eut-il  perdu  le  fidèle  pontife  Joïada,  ce  sage  tu- 
teur de  son  enfance,  et  le  seul  homme  par  qui  la  vé- 
rité alloit  encore  jusqu'au  pied  de  son  trône,  que, 
séduit  par  les  flatteries  des  courtisans  ,  ditTÉcriture, 
il  se  livra  à  leurs  mauvais  conseils  et  à  ses  propres 
foiblesses  :  delinitus  ohsequiis  eorum,  accjuievit  eis\ 

C'est  l'adulation  qui  fait  d'un  bon  prince  un  prince 
né  pour  le  malheur  de  son  peuple;  c'est  elle  qui  fait 
du  sceptre  un  joug  accablant,  et  qui,  à  force  de  louer 
les  foiblesses  des  rois  ,  rend  lem^s  vertus  mêmes  mé- 
prisables. 

Oui ,  Sire,  quiconque  flatte  ses  maîtres ,  les  trahit; 
la  perfidie  qui  les  trompe  est  aussi  criminelle  que 
celle  qui  les  détrône:  la  vérité  est  le  premier  hom- 
mage qu'on  leur  doit;  il  n'y  a  pas  loin  de  la  mauvaise 
foi  du  flatteur  à  celle  du  rebelle  :  on  ne  tient  plus  à 
l'honneur  et  au  devoir,  dès  qu'on  ne  tient  plus  à  la 
vérité,  qui  seule  honore  l'homme,  et  qui  est  la  base 
de  tous  les  devoirs.  La  même  infamie  qui  punit  la 
perfidie  et  la  révolte  devroit  être  destinée  à  l'adula- 
tion :  la  sûreté  publique  doit  suppléer  aux  lois ,  qui 
ont  omis  de  la  compter  parmi  les  grands  crimes  aux- 
quels elles  décernent  des  supplices  ;  car  il  est  aussi 

'  II.  Paral.  c.  24,  V.  27. 


\ 


32  PREMIER  DIMANCHE 

criminel  d'attenter  à  la  bonne  foi  des  princes  qu'à 
leur  personne  sacrée;  de  manquer  à  leur  égard  de 
vérité,  que  de  manquer  de  fidélité;  puisque  Fennemi 
qui  veut  nous  perdre  est  encore  moins  à  craindre 
que  Fadiilateur  qui  ne  cherche  qu'à  nous  plaire. 

Mais  l'adulation  la  plus  dangereuse  est  dans  la 
bouche  de  ceux  qui,  par  la  sainteté  de  leur  carac- 
tère, sont  établis  les  ministres  de  la  vérité.  Allez,  dit 
le  Seigneur  à  l'esprit  du  mensonge ,  entrez  dans  la 
bouche  des  prophètes  du  roi  Achab;  vous  réussirez, 
vous  le  tromperez ,  et  sa  séduction  est  inévitable  : 
decipies,  et  prœvalebis  \  Hélas!  si  l'aduiation  a  tant 
de  charmes  lors  même  que  les  vices  et  les  dissolu- 
tions du  flatteur  en  affoiblissent  l'autorité  et  la  ren- 
dent suspecte,  quelle  séduction  ne  forme-t-elle  point 
lorsqu'elle  est  consacrée  par  les  apparences  mêmes 
de  la  vertu  !  Quel  avilissement  pour  nous ,  si  nous 
faisons  du  ministère  même  de  la  vérité  un  ministère 
d'adulation  et  de  mensonge;  si,  dans  ces  chaires 
mêmes  destinées  à  instruire  et  à  corriger  les  grands , 
nous  leur  donnons  de  fausses  louanges  qui  achéveht 
de  les  séduire;  si  le  seul  canal  par  où  la  vérité  peut 
encore  aller  jusqu'à  eux,  n'y  porte  qu'une  lueur 
trompeuse  qui  leur  aide  à  se  méconnoître  ;  si  nous 
empruntons  le  langage  flatteur  et  rampant  des  cours, 
en  venant  leur  annoncer  la  parole  généreuse  et  su- 
blime du  Seigneur;  et  si,  loin  d'être  ici  les  maîtres 
et  les  docteurs  des  rois ,  nous  ne  sommes  que  les  vils 
esclaves  de  la  vanité  et  de  la  fortune  1  Mais  quel  mal- 

'    IIÎ.  ReG.  C.  22,   V.  22. 


DE  CARÊME.  33 

heur  pour  les  grands  de  trouver  d'indignes  apolo- 
gistes de  leurs  vices  parmi  ceux  qui  en  auroient  dû 
être  les  censeurs,  d'entendre  autour  de  leur  trône 
les  ministres  et  les  interprètes  de  la  religion  parler 
comme  le  courtisan ,  et  de  trouver  des  adulateurs  où 
ils  auroient  dû  trouver  des  Ambroises  ! 

O  vous  ,  Sire ,  que  Dieu  a  établi  pour  commander 
aux  hommes ,  n'aimez  dans  les  hommes  que  la  vé- 
rité; elle  seule  les  rend  aimables:  fermez  l'oreille 
aux  discours  qui  vous  flattent;  le  flatteur  hait  votre 
personne ,  il  n'aime  que  vos  faveurs  :  écoutez  les 
louanges  qui  nous  prêtent  de  fausses  vertus ,  comme 
des  reproches  publics  de  nos  vices  véritables  ;  sou- 
venez-vous que  l'amour  des  peuples  est  l'éloge  le 
moins  suspect  du  souverain  :  les  bons  et  les  mauvais 
princes  ont  été  également  loués  pendant  leur  vie  ;  il 
semble  même  que  les  basses  flatteries  ont  été  encore 
jdIus  prodiguées  à  ces  derniers  :  la  haine  publique  se 
cache  d'ordinaire  sous  l'adulation.  Sire ,  rendez-vous 
digne  d'être  loué ,  et  vous  mépriserez  les  louanges. 

TROISIÈME  PARTIE. 

L'adulation  ferme  donc  le  cœur  à  la  vérité;  mais 
l'ambition  est  bientôt  le  triste  fruit  de  l'aveuglement 
où  jette  l'adulation,  et  achève  de  creuser  le  précipice; 
c'est  le  dernier  piège  que  le  démon  tend  aujourd'hui 
à  Jésus-Christ  :  «  Je  vous  donnerai  les  royaumes  du 
«  monde  et  toute  leur  gloire.  » 

Oui ,  Sire ,  c'est  l'adulation  qui  mène  toujours  les 

3 


34  PREMIER  DIMANCHE 

grands  à  la  gloire  insensée  et  mal  entendue  de  l'am- 
bition ;  et  ce  désir  insensé  de  gloire,  où  ne  mène-t-il 
point  un  cœur  qui  s'y  livre! 

Cette  passion  infortunée  rend  d'abord  malheureux 
l'ambitieux  qu'elle  possède;  elle  l'avilit  ensuite,  et  le 
dégrade;  enfin  elle  le  conduit  à  une  fausse  gloire  par 
des  moyens  injustes  qui  lui  font  perdre  la  gloire  vé- 
ritable :  tels  sont  les  caractères  honteux  de  l'ambi- 
tion ,  de  ce  vice  dont  le  monde  honore  ses  héros ,  et 
dont  ils  s'honorent  si  fort  eux-mêmes. 

Ce  n'est  pas  que  je  prétende  autoriser  dans  les 
grands ,  non  plus  que  dans  le  reste  des  hommes , 
une  vie  molle  et  obscure ,  des  sentiments  bas  et  ti- 
mides, et,  sous  prétexte  de  blâmer  l'ambition ,  con- 
sacrer l'oisiveté  et  l'indolence. 

Je  sais  qu'il  y  a  une  noble  émulation  qui  mène  à 
la  gloire  par  le  devoir;  la  naissance  nous  l'inspire, 
et  la  religion  l'autorise;  c'est  elle  qui  donne  aux  em- 
pires des  citoyens  illustres,  des  ministres  sages  et 
laborieux ,  de  vaillants  généraux ,  des  auteurs  célè- 
bres ,  des  princes  dignes  des  louanges  de  la  postérité. 
La  piété  véritable  n'est  pas  une  profession  de  pusil- 
lanimité et  de  paresse  :  la  religion  n'abat  et  n'amollit 
point  le  cœur,  elle  l'ennoblit  et  l'élève;  elle  seule 
sait  former  de  grands  hommes,  on  est  toujours  petit 
quand  on  n'est  grand  que  par  la  vanité  :  ainsi  la  mol- 
lesse et  l'oisiveté  blessent  également  les  règles  de  la 
piété  et  les  devoirs  de  la  vie  civile ,  et  le  citoyen  inu- 
tile n'est  pas  moins  proscrit  par  TÉvangile  que  par 
la  société. 


DE  CAREME.  35 

Maisrambition ,  ce  désir  insatiable  de  s'élever  au- 
dessus  et  sur  les  ruiues  mêmes  des  autres,  ce  ver 
qui  pique  le  cœur  et  ne  le  laisse  jamais  tranquille, 
cette  passion  qui  est  le  grand  ressort  des  intrigues 
et  de  toutes  les  agitations  des  cours,  qui  forme  les 
révolutions  des  états,  et  qui  donne  tous  les  jours  à 
Funivers  de  nouveaux  spectacles  ;  cette  passion,  qui 
ose  tout,  et  à  laquelle  rien  ne  coûte,  est  un  vice  en- 
core plus  pernicieux  aux  empires  que  la  paresse 
même. 

Déjà  il  rend  malheureux  celui  qui  en  est  possédé  : 
l'ambitieux  ne  jouit  de  rien-  ni  de  sa  gloire,  il  la 
trouve  obscure  ;  ni  de  ses  places ,  il  veut  monter  plus 
haut;  ni  de  sa  prospérité,  il  sèche  et  dépérit  au  mi- 
lieu de  son  abondance  ;  ni  des  hommages  qu'on  lui 
rend,  ils  sont  empoisonnés  par  ceux  qu'il  est  obligé 
de  rendre  lui-même;  ni  de  sa  faveur,  elle  devient 
amère  dès  qu'il  faut  la  partager  avec  ses  concurrents  ; 
ni  de  son  repos,  il  est  malheureux  à  mesure  qu'il  est 
obligé  d'être  plus  tranquille:  c'est  un  Aman,  l'objet 
souvent  des  désirs  et  de  l'envie  publique ,  et  qu'un 
seul  honneur  refusé  à  son  excessive  autorité  rend 
insupportable  à  lui-même. 

L'ambition  le  rend  donc  malheureux;  mais,  de 
plus,  elle  l'avilit  et  le  dégrade.  Que  de  bassesses  pour 
parvenir!  il  faut paroître,  non  pas  tel  qu'on  est,  mais 
tel  qu'on  nous  souhaite.  Bassesse  d'adulation,  on  en- 
cense et  on  adore  l'idole  qu'on  méprise  •  bassesse  de 
lâcheté,  il  faut  savoir  essuyer  des  dégoûts,  dévorer 

des  rebuts ,  et  les  recevoir  presque  comme  des  gra- 

3. 


36  PREMIER  DIMANCHE 

ces  ;  bassesse  de  dissimulation ,  point  de  sentiments 
à  soi,  et  ne  penser  que  d'après  les  autres;  bassesse 
de  dérèglement,  devenir  les  complices  et  peut-être 
les  ministres  des  passions  de  ceux  de  qui  nous  dé- 
pendons ,  et  entrer  en  part  de  leurs  désordres  pour 
participer  plus  sûrement  à  leurs  grâces;  enfin,  bas- 
sesse même  d'hypocrisie,  emprunter  quelquefois  les 
apparences  de  la  piété,  jouer  Fhomme  de  bien  pour 
parvenir,  et  faire  servir  à  Fambition  la  religion  même 
qui  la  condamne.  Ce  n  est  point  là  une  peinture  ima- 
ginée ;  ce  sont  les  mœurs  des  cours ,  et  Tliistoire  de  la 
plupart  de  ceux  qui  y  vivent. 

Qu'on  nous  dise  après  cela  que  c'est  le  vice  des 
grandes  ames  :  c'est  le  caractère  d'un  cœur  lâche  et 
rampant;  c'est  le  trait  le  plus  marqué  d'une  ame  vile. 
Le  devoir  tout  seul  peut  nous  amener  à  la  gloire  : 
celle  qu'on  doit  aux  bassesses  et  aux  intrigues  de 
l'ambition  porte  toujours  avec  elle  un  caractère  de 
honte  qui  nous  déshonore;  elle  ne  promet  les  royau- 
mes du  monde  et  toute  leur  gloire  qu'à  ceux  qui  se 
prosternent  devant  l'iniquité ,  et  qui  se  dégradent 
honteusement  eux-mêmes:  si  cadens  adoraveris  me^. 
On  reproche  toujours  vos  bassesses  à  votre  éléva- 
tion; vos  places  rappellent  sans  cesse  les  avilisse- 
ments qui  les  ont  méritées;  et  les  titres  de  vos  hon- 
neurs et  de  vos  dignités  deviennent  eux-mêmes  les 
traits  publics  de  votre  ignominie.  Mais,  dans  l'esprit 
de  l'ambitieux,  le  succès  couvre  la  honte  des  moyens  : 
il  veut  parvenir,  et  tout  ce  qui  le  mène  là  est  la  seule 

*  Matth.  c.  4?  V.  9. 


DE  CARÊME.  37 

gloire  qu'il  cherche  ;  il  regarde  ces  vertus  romaines , 
qui  ne  veulent  rien  devoir  qu  à  la  probité ,  à  Fhon- 
neur,  et  aux  services,  comme  des  vertus  de  roman 
et  de  théâtre ,  et  croit  que  l'élévation  des  sentiments 
pouvoit  faire  autrefois  les  héros  de  la  gloire,  mais 
que  c'est  la  bassesse  et  l'avilissement  qui  fait  aujour- 
d'hui ceux  de  la  fortune. 

Aussi  l'injustice  de  cette  passion  en  est  un  dernier 
trait  encore  plus  odieux  que  ses  inquiétudes  et  sa 
honte.  Oui,  mes  frères,  un  ambitieux  ne  connoît  de 
loi  que  celle  qui  le  favorise;  le  crime  qui  l'élève  est 
pour  lui  comme  une  vertu  qui  l'ennoblit.  Ami  infi- 
dèle ,  l'amitié  n'est  plus  rien  pour  lui  dès  qu'elle  in- 
téresse sa  fortune  :  mauvais  citoyen ,  la  vérité  ne  lui 
paroît  estimable  qu'autant  qu'elle  lui  est  utile  :  le 
mérite  qui  entre  en  concurrence  avec  lui  est  un  en- 
nemi auquel  il  ne  pardonne  point  :  l'intérêt  public 
cède  toujours  à  son  intérêt  propre  ;  il  éloigne  des  su- 
jets capables,  et  se  substitue  à  leur  place;  il  sacrifie 
à  ses  jalousies  le  salut  de  l'état;  et  il  verroit  avec 
moins  de  regret  les  affaires  publiques  périr  entre  ses 
mains ,  que  sauvées  par  les  soins  et  par  les  lumières 
d'un  autre. 

Telle  est  l'ambition  dans  la  plupart  des  hommes  ; 
inquiète,  honteuse,  injuste.  Mais,  Sire,  si  ce  poison 
gagne  et  infecte  le  cœur  du  prince;  si  le  souverain, 
oubliant  qu'il  est  le  protecteur  de  la  tranquillité  pu- 
blique, préfère  sa  propre  gloire  à  l'amour  et  au  salut 
de  ses  peuples;  s'il  aime  mieux  conquérir  des  pro- 
vinces que  régner  sur  les  cœurs  ;  s'il  lui  paroît  pius^ 


38  PREMIER  DIMANCHE 

glorieux  d'être  le  destructeur  de  ses  voisins  que  le 
père  de  son  peuple  ;  si  le  deuil  et  la  désolation  de  ses 
sujets  est  le  seul  chant  de  joie  qui  accompagne  ses 
victoires;  s'il  fait  servir  à  lui  seul  une  puissance  qui 
ne  lui  est  donnée  que  pour  rendre  heureux  ceux  quil 
gouverne;  en  un  mot,  s'il  n'est  roi  que  pour  le  mal- 
heur des  hommes ,  et  que ,  comme  ce  roi  de  Bahy- 
lone,  il  ne  veuille  élever  la  statue  impie,  l'idole  de 
sa  grandeur,  que  sur  les  larmes  et  les  déhris  des 
peuples  et  des  nations  :  grand  Dieu  !  quel  fléau  pour 
la  terre  1  quel  présent  faites -vous  aux  hommes  dans 
votre  colère  en  leur  donnant  un  tel  maître  ! 

Sa  gloire.  Sire,  sera  toujours  souillée  de  sang: 
quelque  insensé  chantera  peut-être  ses  victoires  ; 
mais  les  provinces  ,  les  villes ,  les  campagnes  en  pleu- 
reront :  on  lui  dressera  des  monuments  superbes 
pour  immortaliser  ses  conquêtes;  mais  les  cendres 
encore  fumantes  de  tant  de  villes  autrefois  floris- 
santes ,  mais  la  désolation  de  tant  de  campagnes  dé- 
pouillées de  leur  ancienne  beauté,  mais  les  ruines 
de  tant  de  murs  sous  lesquelles  des  citoyens  paisi- 
bles ont  été  ensevelis,  mais  tant  de  calamités  qui 
subsisteront  après  lui ,  seront  des  monuments  lugu- 
bres qui  immortaliseront  sa  vanité  et  sa  folie.  Il  aura 
passé  comme  un  torrent  pour  ravager  la  terre,  et 
non  comme  un  fleuve  majestueux  pour  y  porter  la 
joie  et  l'abondance  :  son  nom  sera  écrit  dans  les  an- 
nales de  la  postérité  parmi  les  conquérants,  mais  il 
ne  le  sera  pas  parmi  les  bons  rois;  et  l'on  ne  rappel- 
lera l'histoire  de  son  régne  que  pour  rappeler  le 


DE  CARÊME.  3g 

souvenir  des  maux  qu'il  a  faits  aux  hommes.  Ainsi 
son  orgueil  %  dit  Tesprit  de  Dieu,  sera  monté  jus- 
qu'au ciel;  sa  tête  aura  touché  dans  les  nuées:  ses 
succès  auront  égalé  ses  désirs  ;  et  tout  cet  amas  de 
gloire  ne  sera  plus  à  la  fin  qu  un  monceau  de  boue 
qui  ne  laissera  après  elle  que  Finfection  et  l'opprobre . 

Grand  Dieu  !  vous  qui  êtes  le  protecteur  de  Ten- 
fance  des  rois  ,  et  sur-tout  des  rois  pupilles ,  éloignez 
tous  ces  pièges  de  Fenfant  précieux  que  vous  nous 
avez  laissé  dans  votre  miséricorde.  Il  peut  vous  dire, 
comme  autrefois  un  roi  selon  votre  cœur  :  «  Mon 
«père  et  ma  mère  m'ont  abandonné^.»  A  peine 
avois-je  les  yeux  ouverts  à  la  lumière,  qu'une  mort 
prématurée  les  ferma  en  même  temps  à  Adélaïde 
qui  m'avoit  porté  dans  son  sein,  et  dont  les  traits 
aimables  et  majestueux  sont  encore  peints  sur  mon 
visage;  et  au  prince  pieux  de  qui  je  tiens  la  vie,  et 
dont  les  sentiments  religieux  seront  toujours  gravés 
dans  mon  cœur  :  pater  meus  et  mater  mea  derelique- 
runt  me.  Mais  vous,  Seigneur,  qui  êtes  le  père  des 
rois  et  le  Dieu  de  mes  pères  ,  vous  m'avez  pris  sous 
votre  protection  et  mis  à  couvert  sous  Fombre  de 
vos  ailes  et  de  votre  bonté  paternelle  :  Dominus  au-  - 
tem  assumpsit  me^. 

Grand  Dieu  !  gardez  donc  son  innocence  comme 
un  trésor  encore  plus  estimable  que  sa  couronne  ; 

'  Si  ascenderit  usque  ad  cœlum  superbia  ejus,  et  caput  ejus 
nubes  tetigerit;  quasi  sterquilinium  in  fine  perdetur.  (Job,  c.  20,. 
V.  6,  7.) 

'  Ps.  26,  V.  10.  —  '  Ibid. 


4o       PREMIER  DIM.  DE  CAREME, 

faites-la  croître  avec  son  âge;  prenez  son  cœur  entre 
vos  mains  ,  et  que  le  feu  impur  de  la  volupté  ne  pro- 
fane jamais  un  sanctuaire  que  vous  vous  êtes  réservé 
depuis  tant  de  siècles  :  custodi  innocentiam  ^ . 

Voyez  ces  semences  de  droiture  et  de  vérité  que 
vous  avez  jetées  dans  son  ame;  cet  esprit  de  justice 
et  d'équité  qui  se  développe  de  jour  en  jour,  et  qui 
paroît  être  né  avec  lui  ;  cette  aversion  naissante  pour 
les  artifices  et  les  fausses  louanges  du  flatteur;  et  ne 
permettez  pas  que  Fadulation  corrompe  jamais  ces 
présages  heureux  de  notre  félicité  future  :  et  vide 
œquitatem^. 

Qu'il  régne  pour  notre  bonheur,  et  il  régnera  pour 
sa  gloire.  Que  son  unique  ambition  soit  de  rendre 
ses  sujets  heureux;  que  son  titre  le  plus  chéri  soit 
celui  de  roi  bienfaisant  et  pacifique  :  il  ne  sera  grand 
qu'autant  qu'il  sera  cher  à  son  peuple.  Qu'il  soit  le 
modèle  de  tous  les  bons  rois ,  et  que  ce  prince  paci- 
fique puisse  laisser  encore  après  lui  des  princes  qui 
lui  ressemblent:  quoniam  sunt  reliquiœ  homini  paci- 
fico  ^.  Recevez  ces  vœux ,  ô  mon  Dieu  !  et  qu'ils  soient 
pour  nous  les  gages  de  la  tranquillité  de  la  vie  pré- 
sente, et  l'espérance  de  la  future  1  Ainsi  soit-il. 


'  Ps.  36,  V.  37.  —  '  Ibid.  ~  ^  Ibid. 


SERMON 

POUR  LE  SECOND  DIMANCHE  DE  CARÊME. 


SUR  LE  RESPECT  QUE  LES  GRANDS 
DOIVENT  A  LA  RELIGION. 

Et  ecce  apparuenint  illis  Moyses  et  Elias  cum  Jesu  loquentes. 

En  même  temps  ils  virent  paroître  Moïse  et  Élie,  qui  s'en- 
tretenoient  avec  Jésus. 

Matth.  c.  17 ,  V.  3. 

Sire, 

Ce  sont  les  deux  plus  grands  hommes  qui  eussent 
encore  paru  sur  la  terre  qui  viennent  aujourd'hui 
sur  la  montagne  sainte  rendre  hommage  à  la  gloire 
et  à  la  grandeur  de  Jésus-Christ  : 

Moïse ,  ce  dieu  de  Pharaon ,  ce  législateur  des  peu- 
ples, ce  vainqueur  des  rois,  ce  maître  de  la  nature , 
et  plus  grand  encore  par  le  titre  de  serviteur  fidèle 
de  la  maison  du  Seigneur  : 

Élie ,  cet  homme  miraculeux ,  la  terreur  des  prin- 
ces impies,  qui  pouvoit  faire  descendre  le  feu  du 
ciel ,  ou  s'y  élever  lui-même  sur  un  char  de  gloire  et 
de  lumière,  et  plus  célèbre  encore  par  le  zèle  saint 


42  SECOND  DIMANCHE 

qui  le  dévoroit  que  par  toutes  les  merveilles  qui  ac- 
compagnèrent sa  vie. 

Cependant  Fun  et  Fautre  n'avoient  été  grands  que 
parcequ'ils  avoient  été  les  images  de  Jésus-Christ. 
Ils  viennent  donc  adorer  celui  qu'ils  avoient  figuré , 
et  rendre  à  ce  divin  original  la  puissance  et  la  gloire 
qui  appartiennent  à  lui  seul,  et  dont  ils  n'avoientété 
eux-mêmes  que  comme  les  précurseurs  et  les  dépo- 
sitaires. 

Telle  est,  Sire,  la  destinée  des  princes  et  des 
grands  de  la  terre.  Ils  ne  sont  grands  que  parcequ'ils 
sont  les  images  de  la  gloire  du  Seigneur  et  les  dépo- 
sitaires de  sa  puissance.  Ils  doivent  donc  soutenir 
les  intérêts  de  Dieu  dont  ils  représentent  la  majesté, 
et  respecter  la  religion,  qui  seule  les  rend  eux-mê- 
mes respectables. 

Je  dis  la  respecter  :  elle  exige  d'eux  un  respect  de 
fidélité  ,  figuré  par  Moïse ,  qui  leur  en  fasse  observer 
les  maximes,  et  un  respect  de  zélé  ,  représenté  dans 
Élie ,  qui  les  rende  protecteurs  de  sa  doctrine  et  de 
sa  vérité. 

Fidèles  dans  l'observance  de  ses  maximes  ;  zélés 
dans  la  défense  de  sa  doctrine  et  de  sa  vérité.  Ave  y 
Maria. 

PREMIÈRE  PARTIE. 

Sire, 

Être  né  grand ,  et  vivre  en  chrétien ,  n'ont  rien 
d'incompatible,  ni  dans  les  fonctions  de  1  autorité, 


DE  CAREME.  43 

ni  dans  les  devoirs  de  la  religion  ;  ce  seroit  dégrader 
l'Évangile ,  et  adopter  les  anciens  blasphèmes  de  ses 
ennemis ,  de  le  regarder  comme  la  religion  du  peuple 
et  une  secte  de  gens  obscurs. 

Il  est  vrai  que  les  Césars,  et  les  puissants  selon 
le  siècle,  ne  crurent  pas  d'abord  en  Jésus-Christ; 
mais  ce  n'est  pas  que  sa  doctrine  réprouvât  leur  état; 
elle  ne  réprouvoit  que  leurs  vices  :  il  falloit  même 
montrer  au  monde  que  la  puissance  de  Dieu  n'avoit 
pas  besoin  de  celle  des  hommes;  que  le  crédit  et 
Tautorité  du  siècle  étoit  inutile  à  une  doctrine  des- 
cendue du  ciel;  qu'elle  se  suffisoit  à  elle-même  pour 
s'établir  dans  l'univers;  que  toutes  les  puissances 
du  siècle,  en  se  déclarant  contre  elle,  et  en  la  persé- 
cutant, dévoient  l'affermir;  et  que  si  elle  n'eût  pas 
eu  d'abord  les  grands  pour  ennemis ,  elle  eût  man- 
qué du  principal  caractère  qui  les  rendit  ensuite  ses 
disciples. 

La  loi  de  l'Évangile  est  donc  la  loi  de  tous  les  états  ; 
plus  même  la  naissance  nous  élève  au-dessus  des 
autres  hommes,  plus  la  religion  nous  fournit  des 
motifs  de  fidélité  envers  Dieu.  Je  dis  des  motifs  de 
reconnoissance  et  de  justice. 

Oui,  mes  frères,  ce  n'est  pas  le  hasard  qui  vous  a 
fait  naître  grands  et  puissants.  Dieu,  dès  le  commen- 
cement des  siècles ,  vous  avoit  destiné  cette  gloire 
temporelle,  marqués  du  sceau  de  sa  grandeur,  et 
séparés  de  la  foule  par  l'éclat  des  titres  et  des  dis- 
tinctions humaines.  Que  lui  aviez-vous  fait,  pour 
être  ainsi  préférés  au  reste  des  hommes,  et  à  tant 


44  SECOND  DIMANCHE 

d'infortunés  sur-tout  qui  ne  se  nourrissent  que  d'un 
pain  de  larmes  et  d  amertume  ?  Ne  sont-ils  pas 
comme  vous  Fouvrage  de  ses  mains ,  et  rachetés  du 
même  prix?  n  êtes-vous  pas  sortis  de  la  même  boue? 
n  êtes-vous  pas  peut-être  chargés  de  plus  de  crimes? 
le  sang  dont  vous  êtes  issus,  quoique  plus  illustre 
aux  yeux  des  hommes ,  ne  coule-t-il  pas  de  la  même 
source  empoisonnée  qui  a  infecté  tout  le  genre  hu- 
main? Vous  avez  reçu  de  la  nature  un  nom  plus 
glorieux;  mais  en  avez-vous  reçu  une  ame  d'une 
autre  espèce  et  destinée  à  un  autre  royaume  éternel 
que  celle  dès  hommes  les  plus  vulgaires?  Qu avez- 
vous  au-dessus  d'eux  devant  celui  qui  ne  connoît  de 
titres  et  de  distinctions  dans  ses  créatures  que  les 
dons  de  sa  grâce?  Cependant  Dieu ,  leur  père  comme 
le  vôtre ,  les  livre  au  travail,  à  la  peine,  à  la  misère, 
et  à  l'affliction;  et  il  ne  réserve  pour  vous  que  la 
joie,  le  repos,  l'éclat,  et  l'opulence;  ils  naissent  pour 
souffrir,  pour  porter  le  poids  du  jour  et  de  la  cha- 
leur, pour  fournir,  de  leurs  peines  et  de  leurs  sueurs, 
à  vos  plaisirs  et  à  vos  profusions  ;  pour  traîner ,  si 
j'oseparler  ainsi,  comme  de  vils  animaux,  le  char  de 
votre  grandeur  et  de  votre  indolence.  Cette  distance 
énorme  que  Dieu  laisse  entre  eux  et  vous  a-t-elle 
jamais  été  seulement  l'objet  de  vos  réflexions ,  loin 
de  l'être  de  votre  reconnoissance?  Vous  vous  êtes 
trouvés ,  en  naissant ,  en  possession  de  tous  ces  avan- 
tages; et,  sans  remonter  au  souverain  dispensateur 
des  choses  humaines,  vous  avez  cru  qu'ils  vous 
étoient  dus,  parceque  vous  en  aviez  toujours  joui. 


DE  CARÊME.  45 

Héîas  !  vous  exigez  de  vos  créatures  une  recomiois- 
sance  si  vive,  si  marquée,  si  soutenue,  un  assujet- 
tissement si  déclaré  de  ceux  qui  vous  sont  redevables 
de  quelques  faveurs  ;  ils  ne  sauroient  sans  crime  ou- 
blier un  instant  ce  qu'ils  vous  doivent;  vos  bienfaits 
vous  donnent  sur  eux  un  droit  qui  vous  les  assujettit 
pour  toujours.  Mesurez  là-dessus  ce  que  vous  devez 
au  Seigneur,  le  bienfaiteur  de  vos  pères ,  et  de  toute 
votre  race.  Quoi  1  vos  faveurs  vous  font  des  esclaves! 
et  les  bienfaits  de  Dieu  ne  lui  feroient  que  des  in- 
grats et  des  rebelles  ! 

Ainsi,  mes  frères,  plus  vous  avez  reçu  de  lui,  plus 
il  attend  de  vous.  Mais ,  hélas  !  cette  loi  de  reconnois- 
sance,  que  tout  ce  qui  vous  environne  vous  annonce, 
et  qui  devroit  être,  pour  ainsi  dire,  écrite  sur  les 
portes  et  sur  les  murs  de  vos  palais ,  sur  vos  terres 
et  sur  vos  titres ,  sur  Téclat  de  vos  dignités  et  de  vos 
vêtements,  n'est  point  même  écrite  dans  votre  cœur! 
I^ieu  reprendra  ses  propres  dons,  mes  frères,  puis- 
que, loin  de  lui  en  rendre  la  gloire  qui  lui  est  due, 
vous  les  tournez  contre  lui-même  ;  ils  ne  passeront 
point  à  votre  postérité;  il  transportera  cette  gloire 
à  une  race  plus  fidèle.  Vos  descendants  expieront 
peut-être  dans  la  peine  et  dans  la  calamité  le  crime 
de  votre  ingratitude  ;  et  les  débris  de  votre  élévation 
seront  comme  un  monument  éternel  où  le  doigt  de 
Dieu  écrira  jusqu'à  la  fin  l'usage  injuste  que  vous  en 
avez  fait. 

Que  dis-je!  il  multipliera  peut-être  ses  dons;  il 
vous  accablera  de  nouveaux  bienfaits  ;  il  vous  élé- 


46  SECOND  DIMANCHE 

vera  encore  plus  haut  que  vos  ancêtres  :  mais  il  vous 
favorisera  dans  sa  colère;  ses  bienfaits  seront  des 
châtiments  ;  votre  prospérité  consommera  votre  aveu- 
glement et  votre  orgueil  ;  ce  nouvel  éclat  ne  sera 
qu'un  nouvel  attrait  pour  vos  passions  ;  et  Faccrois- 
sement  de  votre  fortune  verra  croître  dans  le  même 
degré  vos  dissolutions  ,  votre  irréligion ,  et  votre  im- 
pénitence. 

C'est  donc  une  erreur,  mes  frères ,  de  regarder  la 
naissance  et  le  rang  comme  un  privilège  qui  diminue 
et  adoucit  à  votre  égard  vos  devoirs  envers  Dieu  et 
les  régies  sévères  de  FÉvangile;  au  contraire,  il  exi- 
gera plus  de  ceux  à  qui  il  aura  plus  donné  ;  ses  bien- 
faits deviendront  la  mesure  de  vos  devoirs  ;  et  comme 
il  vous  a  distingués  des  autres  hommes  par  des  lar- 
gesses plus  abondantes ,  il  demande  que  vous  vous 
en  distinguiez  aussi  par  une  plus  grande  fidélité. 
Mais,  outre  la  reconnoissance  qui  vous  y  engage, 
plus  tout  allume  les  passions  dans  votre  état,  plus 
vous  avez  besoin  de  vigilance  pour  vous  défendre.  Il 
faut  aux  grands  de  grandes  vertus  :  la  prospérité  est 
comme  une  persécution  continuelle  contre  la  foi;  et 
si  vous  n'avez  pas  toute  la  force  et  le  courage  des 
saints,  vous  aurez  bientôt  plus  de  vices  et  de  foi- 
blesses  que  le  reste  des  hommes. 

Mais  d'ailleurs  sur  quoi  prétendez- vous  que  Dieu 
doit  se  relâcher  en  votre  faveur,  et  exiger  moins  de 
vous  que  du  commun  des  fidèles?  Avez- vous  moins 
de  plaisirs  à  expier?  votre  innocence  est-elle  le  titre 
qui  vous  donne  droit  à  son  indulgence?  vous  êtes- 


DE  CARÊME.  47 

vous  moins  livrés  aux  désirs  de  la  chair,  pour  vous 
croire  plus  dispensés  des  violences  qui  la  mortifient 
et  la  punissent?  Votre  élévation  a  multiplié  vos  cri- 
mes; et  elle  adouciroit  votre  pénitence!  Vos  excès 
vous  distinguent  encore  plus  du  peuple  que  votre 
rang  \  et  vous  prétendriez  trouver  là-dessus  dans  la 
religion  des  exceptions  qui  vous  fussent  favorables  ! 

Quelle  idée  de  la  divinité  avons-nous ,  mes  frères  ! 
quel  Dieu  de  chair  et  de  sang  nous  formons-nous? 
Quoi  1  dans  ce  jour  terrible  oti  Dieu  seul  sera  grand, 
où  le  roi  et  Tesclave  seront  confondus ,  où  les  œuvres 
seules  seront  pesées,  Dieu  n'exerceroit  que  des  ju- 
gements favorables  envers  ces  hommes  que  nous 
appelons  grands!  ces  hommes  qu'il  avoit  comblés 
de  biens ,  qui  avoient  été  les  heureux  de  la  terre ,  qui 
s'étoient  fait  ici-bas  une  injuste  félicité,  et  qui,  ou- 
bliant presque  tous  lauteur  de  leur  prospérité,  na- 
voient  vécu  que  pour  eux-mêmes!  et  il  s'armeroit 
alors  de  toute  sa  sévérité  contre  le  pauvre  qu'il  avoit 
toujours  affligé  !  et  il  réserveroit  toute  la  rigueur  de 
ses  jugements  pour  des  infortunés  qui  n'avoient 
passé  que  des  jours  de  deuil  et  des  nuits  laborieuses 
sur  la  terre,  et  qui  souvent  l'avoient  béni  dans  leur 
affliction ,  et  invoqué  dans  leur  délaissement  et  leur 
amertume!  Vous  êtes  juste.  Seigneur,  et  vos  juge- 
ments seront  équitables. 

Mais,  Sire,  quand  ces  motifs  de  justice  et  de  re- 
connoissance  n'engageroientpas  les  grands  à  la  fidé- 
lité qu'ils  doivent  par  tant  de  titres  à  Dieu,  que  de 
motifs  n'en  trouvent- ils  pas  encore  en  eux-mêmes  ! 


48  SECOND  DIMANCHE 

N'est-ce  pas  en  effet  la  sagesse  et  la  crainte  de  Dieu 
toute  seule  qui  peut  rendre  les  princes  et  les  grands 
plus  aimables  aux  peuples?  C'est  par  elle,  disoit  au- 
trefois un  jeune  roi,  que  je  deviendrai  illustre  parmi 
les  nations;  que  les  vieillards  respecteront  ma  jeu- 
nesse; que  les  princes  qui  sont  autour  de  mon  trône 
baisseront  par  respect  les  yeux  devant  moi;  que  les 
rois  voisins,  quelque  redoutables  quils  soient,  me 
craindront  ;  que  je  serai  aimé  dans  la  paix,  et  redouté 
dans  la  guerre  :  per  hanc  timehunt  me  reges  horrendi  : 
in  multitudine  videhor  bonus  et  in  bello  fortis\  C'est 
par  elle  que  mon  régne  sera  agréable  à  votre  peuple, 
/  ô  mon  Dieu  !  que  je  le  gouvernerai  justement,  et  que 

je  serai  digne  du  trône  de  mes  pères  :  per  hanc  dis- 
ponam  populum  tuum  juste ,  et  ero  dignus  sedium  patris 
mei^. 

Non,  Sire,  ce  ne  sera  ni  la  force  de  vos  armées, 
ni  l'étendue  de  votre  empire ,  ni  la  magnificence  de 
votre  cour,  qui  vous  rendront  cher  à  vos  peuples  :  ce 
seront  les  vertus  qui  font  les  bons  rois ,  la  justice , 
l'humanité ,  la  crainte  de  Dieu.  Vous  êtes  un  grand 
roi  par  votre  naissance,  mais  vous  ne  pouvez  être 
un  roi  cher  à  vos  peuples  que  par  vos  vertus.  Les 
passions  qui  nous  éloignent  de  Dieu  nous  rendent 
toujours  injustes  et  odieux  aux  hommes  :  les  peupjes 
souffrent  toujours  des  vices  du  souverain.  Tout  ce 
qui  outre  l'autorité  l'affoiblit  et  la  dégrade;  les  prin- 
ces dominés  par  les  passions  sont  toujours  des  maî- 
tres incommodes  et  bizarres  :  le  gouvernement  n'a 

'  Sap.  c.  8,  V.  i3,  i5.  —  ^  Ibid.  c.  9,  v.  12. 


DE  CARÊME.  49 

plus  de  régie  quand  le  maître  lui-iuéme  n'en  a  point. 
Ce  n'est  plus  la  sagesse  et  Tintérêt  public  qui  prési- 
dent aux  conseils ,  c'est  l'intérêt  des  passions  :  le  ca- 
price et  le  goût  forment  les  décisions  que  devoit  dic- 
ter l'amour  de  l'ordre;  et  le  plaisir  devient  le  grand 
ressort  de  toute  la  prudence  de  l'empire.  Oui,  Sire, 
la  sagesse  et  la  piété  du  souverain  toute  seule  peut 
faire  le  bonheur  de  ses  sujets;  et  le  roi  qui  craint 
Dieu  est  toujours  cher  à  son  peuple. 

Mais  si  la  crainte  de  Dieu  rend  dans  les  princes  et 
les  grands  l'autorité  aimable  ,  c'est  elle  encore ,  Sire, 
qui  la  rend  glorieuse.  Tous  les  biens  et  tous  les  suc- 
cès ,  disoit  encore  un  sage  roi ,  me  sont  venus  avec 
elle ,  et  c'est  par  elle  que  l'honneur  et  la  gloire  m'ont 
toujours  accompagné:  et  innumerahilis  honestas  pet' 
manum  illius\  Dieu  ne  prend  pas  sous  sa  protection 
ceux  qui  ne  vivent  pas  sous  ses  ordres. 

Je  sais  que  l'impie  prospère  quelquefois  ;  qu'il  pa- 
roît  élevé  comme  le  cèdre  du  Liban,  et  qu'il  semble 
insulter  le  ciel  par  une  gloire  orgueilleuse  qu  il  ne 
croit  tenir  que  de  lui-même.  Mais  attendez;  son  élé- 
vation va  lui  creuser  elle-même  son  précipice  :  la  main 
du  Seigneur  l'arrachera  bientôt  de  dessus  la  terre.  La 
fin  de  l'impie  est  presque  toujours  sans  honneur; 
tôt  ou  tard  il  faut  enfin  que  cet  édifice  d'orgueil  et 
d'injustice  s'écroule.  La  honte  et  les  malheurs  vont 
succéder  ici-bas  à  la  gloire  de  ses  succès  :  on  le  verra 
Dcut-être  traîner  une  vieillesse  triste  et  déshonorée;  il 
finira  par  l'ignominie.  Dieu  aura  son  tour,  et  la  gloire 

^  Sap.  c.  7 ,  V.  II. 


I 


5o  SECOND  DIMANCHE 

de  rhomme  injuste  ne  descendra  pas  avec  lui  dans  le 
tombeau. 

Repassez  sur  les  siècles  qui  nous  ont  précédés, 
comme  disoit  autrefois  un  prince  juif  à  ses  enfants  : 
cogitate  generationes  singulas^\  et  vous  verrez  que  le 
Seigneur  a  toujours  soufflé  sur  les  races  orgueilleu- 
ses, et  en  a  fait  sécher  la  racine;  que  la  prospérité 
des  impies  n'a  jamais  passé  à  leurs  descendants  ;  que 
les  trônes  eux-mêmes,  et  les  successions  royales, 
ont  manqué  sous  des  princes  fainéants  et  efféminés  ; 
et  que  l'histoire  des  crimes  et  des  excès  des  grands 
est  en  même  temps  Thistoire  de  leurs  malheurs  et  de 
leur  décadence. 

Mais  enfin ,  Sire ,  en  quoi  les  princes  et  les  grands 
sont  moins  excusables  lorsqu'ils  abandonnent  Dieu , 
c'est  que  d'ordinaire  ils  naissent  avec  des  inclinations 
plus  nobles  et  plus  heureuses  pour  la  vertu  ,  que  le 
peuple. 

J'étois  encore  enfant,  disoit  le  roi  Salomon,  mais 
je  me  trouvois  déjà  les  lumières  d'un  âge  avancé,  et 
je  sentois  que  je  devois  à  ma  naissance  une  ame 
bonne  et  des  sentiments  plus  élevés  que  ceux  des  au- 
tres hommes:  puer  autem  eram  ingeniosus ,  et  sortitus 
sum  animam  bonam^. 

Le  sang,  l'éducation,  l'histoire  des  ancêtres,  jette, 
dans  le  cœur  des  grands  et  des  princes ,  des  semen- 
ces et  comme  tme  tradition  naturelle  de  vertu.  Le 
peuple,  livré  en  naissant  à  un  naturel  brut  et  in- 
culte, ne  trouve  en  lui,  pour  les  devoirs  sublimes  de 

^  Mac.  c.  2 ,  V.  6 1 .  —  '  Sap.  c.  8 ,  v.  i  g. 


DE  CABÉME.  5i 

la  foi,  que  la  pesanteur  et  la  bassesse  d'une  nature 
laissée  à  elle-même  :  les  bienséances  inséparables  du 
rang,  et  qui  sont  comme  la  première  école  de  la 
vertu ,  ne  gênent  pas  ses  passions  :  l'éducation  for- 
tifie le  vice  de  la  naissance;  les  objets  vils  qui  l'envi- 
ronnent lui  abattent  le  cœur  et  les  sentiments  ;  il  ne 
sent  rien  au-dessus  de  ce  qu'il  est;  né  dans  les  sens  et 
dans  la  boue,  il  s'élève  difficilement  au-dessus  de  lui- 
même.  Il  y  a  dans  les  maximes  de  l'Évangile  une  élé- 
vation où  les  coeurs  vils  et  rampants  ne  sauroient  at- 
teindre: la  religion,  qui  fait  les  grandes  ames,  nepa- 
roît  faite  que  pour  elles;  et  il  faut  être  grand ,  ou  le 
devenir  pour  être  chrétien. 

Je  n'ignore  pas  que  la  grâce  supplée  à  la  nature; 
que  la  chair  et  le  sang  ne  donnent  aucun  droit  au 
royaume  de  Dieu  ;  que  les  premiers  héros  de  la  foi 
sortirent  d'entre  le  peuple;  que  les  vases  de  boue, 
entre  les  mains  de  Fouvrier  souverain,  deviennent 
bientôt  des  vases  de  gloire  et  de  magnificence;  et 
que  tout  chrétien  est  né  grand,  parcequ'il  est  né 
pour  le  ciel. 

Mais  une  haute  naissance  nous  prépare,  pour  ainsi 
dire ,  aux  sentiments  nobles  et  héroïques  qu'exige  la 
foi:  un  sang  plus  pur  s'élève  plus  aisément;  il  en 
doit  moins  coûter  de  vaincre  les  passions  à  ceux  qui 
sont  nés  pour  remporter  des  victoires  :  le  mensonge 
et  la  duplicité  entrent  plus  difficilement  dans  un 
cœur  à  qui  la  vérité  ne  sauroit  nuire ,  et  qui  n'a  rien 
à  craindre  ni  à  espérer  des  hommes.  L'espéi'ance 
d'une  fortune  éclatante  ne  peut  corrompre  la  pro- 

4. 


52  SECOND  DIMANCHE 

bité  de  ceux  qui  ne  voient  plus  de  fortune  au-dessus 
de  la  leur,  et  qui  tiennent  en  leurs  mains  la  fortune 
et  la  destinée  publique.  Le  respect  humain  n'inti- 
mide et  n'arrête  pas  la  vertu  des  grands,  eux  que 
tout  le  monde  fait  gloire  d'imiter ,  et  dont  les  mœurs 
deviennent  toujours  la  loi  de  la  multitude.  La  bas- 
sesse de  la  débauche  et  de  la  dissolution  trouve 
moins  d'accès  dans  une  ame  que  la  naissance  destine 
à  de  grandes  choses:  la  régie  et  les  devoirs  sont 
moins  étrangers  à  ceux  qui  sont  établis  pour  main- 
tenir l'ordre  et  la  régie  parmi  les  peuples.  S'ils  sont 
entourés  de  plus  de  pièges ,  ils  trouvent  en  eux  plus 
de  freins  et  plus  de  ressources  :  la  nature  toute  seule 
a  environné  leur  ame  d'une  garde  d'honneur  et  de 
gloire  :  enfin ,  les  premiers  penchants  dans  les  grands 
sont  pour  la  vertu  ;  et  ils  dégénèrent  dè§  qu'ils  les 
tournent  au  vice.  Ils  doivent  donc  à  la  religion  un 
respect  de  fidélité  qui  leur  en  fasse  observer  les  maxi- 
mes ;  mais  ils  lui  doivent  encore  un  respect  de  zélé 
qui  les  rende  défenseurs  de  sa  doctrine  et  de  sa  vé- 
rité. 

SECONDE  PARTIE. 

La  religion  est  la  fin  de  tous  les  desseins  de  Dieu 
sur  la  terre:  tout  ce  qu'il  a  fait  ici-bas,  il  ne  Fa  fait 
que  pour  elle;  tout  doit  servir  à  l'agrandissement  de 
ce  royaume  de  Jésus-Christ.  Les  vertus  et  les  vices , 
les  grands  et  le  peuple ,  les  bons  et  les  mauvais  suc- 
cès ,  l'abondance  ouïes  calamités  publiques ,  l'éléva- 
tion ou  la  décadence  des  empires ,  tout  enfin  dans 


DE  CARÊME.  53 

l'ordre  des  conseils  éternels  doit  coopérer  à  la  for- 
mation et  à  Faccroissement  de  cette  sainte  Jérusa- 
lem. Les  tyrans  Font  purifiée  par  les  persécutions; 
les  fidèles  la  perpétuent  par  la  charité;  les  incré- 
dules et  les  libertins  l'éprouvent  et  l'affermissent  par 
les  scandales;  les  justes  sont  les  témoins  de  sa  foi  ; 
les  pasteurs ,  les  dépositaires  de  sa  doctrine;  les  prin- 
ces et  les  puissants ,  les  protecteurs  de  sa  vérité. 

Ce  n'est  pas  assez  pour  eux  d'obéir  à  ses  lois  ;  c'est 
le  devoir  de  tout  fidèle  :  la  majesté  de  son  culte,  la 
sainteté  de  ses  maximes,  le  dépôt  de  sa  vérité  ,  doi- 
vent trouver  une  sûre  protection  dans  leur  autorité 
et  dans  leur  zèle. 

Je  dis  la  majesté  de  son  cuite.  Piien,  Sire,  n'ho- 
nore plus  la  religion  que  de  voir  les  grands  et  les 
princes  confondus  au  pied  des  autels  avec  le  reste 
des  fidèles,  dans  les  devoirs  communs  et  extérieurs 
de  la  foi  :  c'est  à  eux  à  opposer  leurs  hommages  pu- 
blics et  respectueux  dans  le  temple  saint  aux  irré- 
vérences et  aux  profanations  publiques ,  et  à  venir 
montrer  à  la  multitude  combien  il  est  indécent  à  des 
sujets  de  paroître  sans  pudeur  et  sans  contrainte  au 
pied  du  sanctuaire ,  devant  lequel  les  princes  et  les 
rois  eux-mêmes  s'anéantissent  :  ils  doivent  cet  exem- 
ple aux  peuples,  et  ce  respect  à  la  majesté  du  culte 
saint.  Hélas!  ils  regardent  comme  une  bienséance  de 
leur  rang  d'autoriser  par  leur  présence  les  plaisirs 
publics,  et  ils  croiroient  souvent  se  dégrader  en  pa- 
1  oissant  à  la  tête  des  cantiques  de  joie  et  des  solen- 
nités saintes  de  la  religion!  Ils  se  font  un  intérêt 


54  SECOND  DIMANCHE 

d'état  de  donner  du  crédit  par  leur  exemple  aux 
amusements  du  théâtre  et  aux  vains  spectacles  du 
siècle  :  TÉglise  est -elle  donc  moins  intéressée  que 
leurs  exemples  en  donnent  aux  spectacles  sacrés  et 
religieux  de  la  foi  ? 

Les  plaisirs  publics  n  ont  pas  besoin  de  protection. 
Hélas  !  la  corruption  des  hommes  leur  répond  assez 
de  la  perpétuité  de  leur  crédit  et  de  leur  durée  ;  et 
s'ils  sont  nécessaires  aux  états ,  l'autorité  n'a  que 
faire  de  s'en  mêler  :  de  tous  les  besoins  publics,  c'est 
celui  qui  court  moins  de  risque. 

Mais  les  devoirs  de  la  religion,  qui  ne  trouvent 
rien  pour  eux  dans  nos  cœurs ,  il  faut  que  de  grands 
exemples  les  soutiennent  :  le  culte  achève  de  s'avi- 
lir, dès  que  les  princes  et  les  grands  le  négligent. 
Dieu  ne  paroît  plus  si  grand,  si  j'ose  parler  ainsi, 
dès  qu'on  ne  compte  que  le  peuple  parmi  ses  adora- 
teurs :  sa  parole  n'est  plus  écoutée ,  ou  perd  tous  les 
jours  son  autorité,  dès  qu'elle  n'est  plus  destinée 
qu'à  être  le  pain  des  pauvres  et  des  petits.  Les  de- 
voirs publics  de  la  piété  sont  abandonnés  ;  tout 
tombe  et  languit,  si  la  religion  du  prince  et  des 
grands  ne  le  soutient  et  ne  le  ranime.  C'est  ici  où  l'in- 
térêt du  culte  se  trouve  mêlé  avec  celui  de  l'état  ;  où 
il  importe  au  souverain  de  maintenir,  et  les  dehors 
augustes  de  la  religion ,  et  l'unité  de  sa  doctrine,  qui 
soutiennent  eux-mêmes  le  trône,  et  d'accoutumer 
ses  sujets  à  rendre  à  Dieu  et  à  l'Église  le  respect  et 
la  soumission  qui  leur  sont  dus,  de  peur  qu'ils  ne 
les  lui  refusent  ensuite  à  lui-même.  Les  troubles  de 


DE  CARÊME.  55 

rÉglise  ne  sont  jamais  loin  de  ceux  de  Tétat;  on  ne 
respecte  guère  le  joiig  des  puissances  quand  on  est 
parvenu  à  secouer  le  joug  de  la  foi:  et  l'hérésie  a 
beau  se  laver  de  cet  opprobre,  elle  a  par-tout  allumé 
le  feu  de  la  sédition  ;  elle  est  née  dans  la  révolte  ;  en 
ébranlant  les  fondements  de  la  foi,  elle  a  ébranlé  les 
trônes  et  les  empires;  et  par-tout,  en  formant  des 
sectateurs ,  elle  a  formé  des  rebelles  :  elle  a  beau 
dire  que  les  persécutions  des  princes  lui  mirent  en 
main  les  armes  d'une  juste  défense,  TÉglise  n'opposa 
jamais  aux  persécutions  que  la  patience  et  la  fer- 
meté ;  sa  foi  fut  le  seul  glaive  avec  lequel  elle  vain- 
quit les  tyrans.  Ce  ne  fut  pas  en  répandant  le  sang 
de  ses  ennemis  qu'elle  multiplia  ses  disciples  ;  le 
sang  de  ses  martyrs  tout  seul  fut  la  semence  de  ses 
fidèles.  Ses  premiers  docteurs  ne  furent  pas  envoyés 
dans  l'univers  comme  des  lions  pour  porter  par-tout 
le  meurtre  et  le  carnage,  mais  comme  des  agneaux 
pour  être  eux-mêmes  égorgés  :  ils  prouvèrent,  non 
en  combattant ,  mais  en  mourant  pour  la  foi ,  la  vé- 
rité de  leur  mission  :  on  devoit  les  traîner  devant 
les  rois  pour  y  être  jugés  comme  des  criminels,  et 
non  pour  y  paroître  les  armes  à  la  main,  et  les  for- 
cer de  leur  être  favorables  :  ils  respectoient  le  scep- 
tre dans  les  mains  même  profanes  et  idolâtres ,  et 
ils  auroient  cru  déshonorer  et  détruire  l'œuvre  de 
Dieu,  en  recourant,  pour  l'établir,  à  des  ressources 
humaines. 

Les  princes  affermissent  donc  leur  autorité  en  af- 
fermissant l'autorité  de  la  religion.  Aussi  c'est  à  eux 


56  SECOND  DIMANCHE 

que  le  culte  doit  sa  première  magnificence.  Ce  fut 
sous  les  plus  grands  rois  de  la  race  de  David  que  le 
temple  du  Seigneur  vit  revivre  sa  gloire  et  sa  ma- 
jesté. Les  Césars,  sous  FÉvangile,  tirèrent  FÉglise 
de  l'obscurité  où  les  persécutions  Favoient  laissée. 
Les  Charlemagne  ,  les  saint  Louis  ,  relevèrent  Téclat 
de  leur  règne  en  relevant  celui  du  culte  ;  et  les  mo- 
numents puJilics  de  leur  piété ,  que  les  temps  n  ont 
pu  détruire,  et  que  nous  respectons  encore  parmi 
nous,  font  plus  d'honneur  à  leur  mémoire  que  les 
statues  et  les  inscriptions  qui ,  en  immortalisant  les 
victoires  et  les  conquêtes,  n  immortalisent  d'ordi- 
naire que  la  vanité  des  princes  et  le  malheur  des 
sujets. 

Mais  les  mêmes  motifs  qui  obligent  les  grands 
à  soutenir  la  majesté  et  la  décence  extérieure  du 
culte ,  les  rendent  en  même  temps  protecteurs  de  la 
sainteté  de  ses  maximes  :  il  faut  qu'ils  apprennent 
au  peuple  à  respecter  la  piété ,  en  respectant  eux- 
mêmes  ceux  qui  la  pratiquent;  c'est  une  protection 
publique  qu'ils  doivent  à  la  vertu. 

Oui,  Sire,  les  gens  de  bien  sont  la  seule  source  du 
bonheur  et  de  la  prospérité  des  empires  :  c'est  pour 
eux  seuls  que  Dieu  accorde  aux  peuples  l'abondance 
et  la  tranquillité.  S  il  se  fût  trouvé  dix  justes  dans 
Sodôme,  le  feu  du  ciel  ne  seroit  jamais  tombé  sur 
cette  ville  criminelle.  L'état  périroit,  le  trône  seroit 
renversé,  nos  viiles  abymées  et  réduites  en  cendres, 
et  nous  aurions  le  même  sort  que  Sodôme  et  Go- 
morrhe,  si  Dieu  ne  voyoit  encore  au  milieu  de  nous 


DE  CARÊME.  67 

des  serviteurs  fidèles,  s  il  ne  nouslaissoit  encore  une 
semence  sainte,  si  Finnocence  peut-être  de  l'enfant 
auguste  et  précieux ,  la  seule  semence  qui  nous  reste 
du  sang  de  nos  rois,  n  arrêtoitles  foudres  que  la  dis- 
solution publique  de  nos  mœurs  auroit  dû  déjà  at- 
tirer sur  nos  têtes  :  nisi  Dominus  reliquisset  nohis 
semen  j  sicut  Sodonia  facti  essemus ,  et  sicut  Gomorrha 
similes fuissemus\  Les  princes,  Sire,  sont  donc  in- 
téressés à  protéger  la  vertu,  puisque  les  empires,  et 
les  monarchies .  et  le  monde  entier  ne  subsistera  que 
tant  qu'il  y  aura  de  la  vertu  sur  la  terre. 

Mais  ce  n  est  pas ,  Sire ,  par  un  simple  respect  que 
les  princes  doivent  honorer  les  gens  de  bien  :  c'est 
par  la  confiance  ;  ils  ne  trouveront  d'amis  fidèles  que 
ceux  qui  sont  fidèles  à  Dieu  :  c'est  par  les  emplois 
publics  ;  l'autorité  n'est  sûre  et  bien  placée  qu'entre 
les  mains  de  ceux  qui  le  craignent  :  c'est  par  des 
préférences  ;  les  grands  talents  sont  quelquefois  les 
plus  dangereux,  si  la  crainte  de  Dieu  ne  sait  les  ren- 
'  dre  utiles  :  c'est  par  l'accès  auprès  de  leur  personne; 
la  familiarité  n'a  rien  à  craindre  de  ceux  qui  respec- 
teroient  même  nos  rebuts  et  nos  mauvais  traite- 
ments :  c'est  enfin  par  les  grâces  ;  nos  bienfaits  ne 
sauroient  faire  des  ingrats  de  ceux  que  le  devoir  tout 
seul  et  la  conscience  nous  attachent. 

Quel  bonheur,  Sire ,  pour  un  siècle ,  pour  un  em- 
pire ,  pour  les  peuples ,  lorsque  Dieu  leur  donne  dans 
sa  miséricorde  des  princes  favorables  à  la  piété  !  Par 
eux  croissent  et  s'animent  les  talents  utiles  à  l'Église  : 
»  Rom.  c.  9,  V.  29. 


58  SECOND  DIMANCHE 

par  eux  se  forment  et  sont  protégés  des  ouvriers 
fidèles  destinés  à  répandre  la  science  du  salut ,  à  ar- 
racher les  scandales  du  royaume  de  Jésus-Christ ,  et 
à  ranimer  la  foi  par  des  ouvrages  pleins  de  Tesprit 
qui  les  a  dictés  :  par  eux  s'élèvent  au  milieu  de  nous 
des  maisons  saintes,  des  établissements  pieux  où 
Finnocence  est  préservée ,  où  le  vice  sauvé  du  nau- 
frage trouve  un  port  heureux  :  par  eux  enfin  nos 
neveux  trouveront  encore  ces  ressources  publiques 
de  salut,  monuments  heureux  qui  perpétuent  la 
piété  dans  les  empires,  qui  assurent  aux  princes  la 
reconnoissance  des  âges  à  venir,  qui  mettent  la  pos- 
térité dans  leurs  intérêts ,  et  qui  les  rendent  les  héros 
de  tous  les  siècles. 

Non ,  Sire ,  la  gloire  des  monuments  que  l'orgueil 
ou  l'adulation  ont  élevés ,  sera  ou  ensevelie  dans 
l'oubli  par  le  temps ,  ou  effacée  par  les  censures  et 
les  jugements  plus  équitables  de  la  postérité  :  les 
races  futures  disputeront  à  la  plupart  des  souve- 
rains les  titres  et  les  honneurs  que  leur  siècle  leur 
aura  déférés  ;  mais  la  gloire  des  secours  publics  ac- 
cordés à  la  piété,  et  qui  subsisteront  après  eux,  ne 
leur  sera  pas  disputée  ;  et  quelque  grand  qu'ait  été 
le  roi  que  nous  pleurons  encore ,  de  tous  les  monu- 
ments élevés  si  justement  pour  immortaliser  la  gloire 
de  son  régne,  les  deux  édifices  pieux  et  augustes  où 
la  valeur  d'un  côté ,  et  la  noblesse  du  sexe  de  l'autre , 
trouveront  jusqu'à  la  fin  des  ressources  sûres  et  pu- 
bliques ,  sont  les  titres  qui  lui  répondent  le  plus  des 
éloges  et  des  actions  de  grâces  de  la  postérité. 


DE  CARÊME.  69 

Tel  est  le  zélé  de  protection  que  les  princes  et  les 
grands  doivent  à  la  sainteté  des  maximes  de  la  reli- 
gion :  mais  ils  le  doivent  encore  au  dépôt  sacré  de  sa 
doctrine  et  de  sa  vérité;  et  notre  siècle  sur-tout,  où 
l'irréligion  fait  tant  de  progrès ,  doit  encore  plus  ré- 
veiller là-dessus  leur  attention  et  leur  zèle. 

J'avoue  que  les  impies  ont  été  de  tous  les  siècles  ; 
que  chaque  âge  et  chaque  nation  a  vu  des  esprits 
noirs  et  superbes  dire  non  seulement  dans  leur  cœm: 
et  en  secret,  mais  oser  blasphémer  tout  haut  qu'il 
n'y  a  point  de  Dieu  ;  et  que ,  dès  le  temps  même 
de  Salomon ,  où  le  souvenir  des  merveilles  du  Sei- 
gneur en  Egypte  et  dans  le  désert  étoit  encore  si  ré- 
cent, ils  proposoient  déjà,  contre  tout  culte  rendu  au 
Très-Haut,  ces  doutes  impies  qui  sont  devenus  le 
langage  vulgaire  de  l'incrédulité. 

Mais  s'il  a  paru  autrefois  des  impies  ,  le  monde 
lui-même  les  a  regardés  avec  horreur;  et  ces  enne- 
mis de  Dieu  n'ont  paru  sur  la  terre  que  pour  être 
comme  le  rebut  et  l'anathème  de  tous  les  hommes. 

Aujourd'hui,  hélas  !  l'impiété  est  presque  devenue 
un  air  de  distinction  et  de  gloire ,  c'est  un  titre  qui 
honore;  et  souvent  on  se  le  donne  à  soi  -  même  par 
une  affreuse  ostentation,  tandis  que  la  conscience 
n'ose  encore  secouer  le  joug,  et  nous  le  refuse.  Au- 
jourd'hui c'est  un  mérite  qui  donne  accès  auprès  des 
grands;  qui  relève,  pour  ainsi  dire,  la  bassesse  du 
nom  et  de  la  naissance;  qui  donne  à  des  hommes 
obscurs,  auprès  des  princes  du  peuple,  un  privilège 
de  familiarité  dont  nos  mœurs  mêmes,  toutes  cor- 


6o  SECOND  DIMANCHE 

rompues  qu'elles  sont ,  rougissent;  et  Fimpiété,  qui 
devroit  avilir  Féclat  même  de  la  naissance  et  de  la 
gloire,  décore  et  ennoblit  l'obscurité  et  la  roture.  Ce 
sont  les  grands  qui  ont  donné  du  crédit  à  Timpie; 
c'est  à  eux  à  le  dégrader  et  à  le  confondre. 

Quelle  honte  pour  la  religion  ,  mes  frères  !  Les 
plus  grands  hommes  du  paganisme  ne  parloient 
qu'avec  respect  des  superstitions  de  l'idolâtrie ,  dont 
ils  connoissoient  la  puérilité  et  l'extravagance  :  ils 
pensoient  avec  les  sages ,  et  ils  n'osoient  parler  que 
comme  le  peuple;  ils  n'auroient  osé,  avec  toute  leur 
réputation  et  leurs  lumières ,  insulter  tout  haut  un 
culte  si  insensé ,  mais  que  la  majesté  des  lois  de  Fem- 
pire  et  l'ancienneté  rendoient  respectable  ;  et  Socrate 
lui-même ,  l'honneur  de  la  Grèce ,  ce  premier  philo- 
sophe du  monde,  si  estimé  de  tous  les  siècles ,  et  qui 
devoit  être  si  cher  au  sien ,  perd  la  vie  par  un  arrêt 
public  d'Athènes  pour  avoir  parlé  avec  moins  de  cir- 
conspection de  ces  dieux  bizarres  auxquels  ses  ci- 
toyens dévoient  moins  de  respect  et  d'honneur  qu'à 
lui-même. 

Et  parmi  nous  le  Dieu  du  ciel  et  de  la  terre  est  in- 
sulté hautement,  sans  que  le  zèle  public  se  réveille! 
et ,  sous  Fempire  même  de  la  foi ,  des  hommes  vils 
et  ignorants  font  des  dérisions  publiques  d'une  doc- 
trine descendue  du  ciel!  et  on  applaudit  à  Fimpiété  1 
et ,  dans  un  royaume  où  le  titre  de  chrétien  honore 
nos  rois,  l'incrédulité  impunie  devient  même  un 
titre  d'honneur  pour  des  sujets!  Les  vaines  idoles 
auroient  donc  eu  le  ministère  public  pour  vengeur 


DE  CARÊME.  6i 

contre  les  savants  et  les  sages  ;  et  le  seul  Dieu  véri- 
table ne  Tauroit  pas  contre  les  libertins  et  les  in- 
sensés ! 

Vengez  l'honneur  de  la  religion ,  vous ,  mes  frères, 
dont  les  illustres  ancêtres  en  ont  été  les  premiers  dé- 
positaires ,  et  dont  vous  devez  être  par  conséquent 
les  premiers  défenseurs  .  éloignez  l'impie  d'auprès 
de  vous;  n'ayez  jamais  pour  amis  les  ennemis  de 
Dieu  :  il  y  a  tant  de  dignité  pour  les  grands  à  ne  pas 
souffrir  qu'on  insulte  et  qu'on  avilisse  devant  eux  la 
foi  de  leurs  pères  !  ce  doit  être ,  pour  vous,  manquer 
de  respect  à  votre  rang ,  que  d'en  manquer  en  votre 
présence  à  la  religion  que  vous  professez  ;  c'est  un 
langage  indécent  qui  blesse  les  égards  et  les  at- 
tentions qui  vous  sont  dues  :  on  vous  méprise ,  en 
méprisant  devant  vous  le  Dieu  que  vous  adorez. 
N'écoutez  donc  qu'avec  une  indignation  qui  ferme 
la  bouche  à  l'incrédule,  les  discours  de  l'incrédulité: 
comme  c'est  la  vanité  seule  qui  fait  les  impies ,  ils 
seront  rares  dès  qu'ils  seront  méprisés. 

Ayez  vous-mêmes  un  noble  et  religieux  respect 
pour  les  vérités  de  la  religion.  La  véritable  élévation 
de  l'esprit,  c'est  de  pouvoir  sentir  toute  la  majesté 
et  toute  la  sublimité  de  la  foi.  Les  grandes  lumières 
nous  conduisent  elles-mêmes  à  la  soumission;  l'in- 
crédulité est  le  vice  des  esprits  foibles  et  bornés  : 
c'est  tout  ignorer  que  de  vouloir  tout  connoître.  Les 
contradictions  et  les  abymes  de  l'impiété  sont  encore 
plus  incompréhensibles  que  les  mystères  de  la  foi; 
et  il  y  a  encore  moins  de  ressource  pour  la  raison 


62  SECOND  DIMANCHE 

à  secouer  tout  joug,  qu'à  obéir  et  à  se  soumettre. 

Que  votre  respect  et  votre  zélé  pour  la  religion  de 
vos  pères  cultive  et  fasse  croître  celui  du  jeune  prince 
auprès  duquel  vos  noms  et  vos  dignités  vous  atta- 
chent, et  dont  Téducation  est,  pour  ainsi  dire,  con- 
fiée à  tous  ceux  qui  ont  Fhonneur  de  l'approcher  de 
plus  près  ;  qu'il  retrouve  en  vous  les  premiers  té- 
moins de  la  foi,  que  ses  ancêtres  placèrent  sur  le 
trône  ;  que  le  zélé  pour  la  défense  de  FÉglise ,  qui 
coule  en  lui  avec  le  sang ,  soit  encore  réveillé  et 
animé  par  vos  exemples  ;  que  les  erreurs  et  les  pro- 
fanes nouveautés  soient  les  premiers  ennemis  qu'il 
se  propose  de  combattre;  et  qu'il  soit  encore  plus 
jaloux  qu'on  ne  touche  point  aux  anciennes  bornes 
de  la  foi,  qu'à  celles  de  la  monarchie. 

Que  la  tranquillité  de  son  régne ,  ô  mon  Dieu  !  de- 
vienne celle  de  l'Église  ;  que  les  troubles  qui  l'agitent 
soient  calmés  avant  qu'il  puisse  les  connoître  ;  que 
la  concorde  et  l'union  rétablies  parmi  nous  prévien- 
nent la  sévérité  de  ses  lois,  et  ne  laissent  plus  rien 
à  faire  à  son  zélé  ;  que  son  régne  soit  le  régne  de  la 
paix  et  de  la  vérité;  que  le  lion  et  l'agneau  vivent  en- 
semble paisiblement  sous  son  empire  ;  et  que  cet  en- 
fant miraculeux,  comme  dit  Isaïe,  les  mène  encore 
et  les  voie  réunis  dans  les  mêmes  pâturages  :  et  puer 
parvulus  minahit  eos  \  Que  le  camp  des  infidèles  et 
des  Philistins  ne  se  réjouisse  plus  de  nos  dissensions  ; 
et  que  s'ils  entendent  encore  des  clameurs  autour  de 


'|ISAIE,  C.  I  I  ,  V.  6. 


DE  CARÊME.  63 

l'arche ,  ce  ne  soient  plus  celles  qui  annoncent  ses 
périls  et  des  malheurs  nouveaux,  mais  ses  triom- 
phes et  sa  gloire.  Ainsi  soit-il. 


s 


POUR  LE  TROISIÈiVfE  DIMANCHE  DE  CARÊME. 


SUR  LE  MALHEUR  DES  GRANDS 
QUI  ABANDONNENT  DIEU. 

Cum  immundus  spiritus  exierit  de  homine ^  ambulat  per  loca 
inaquosa,  quœrens  requiem,  et  non  invenit. 

Lorsque  l'esprit  immonde  est  sorti  d'un  homme ,  il  s'en  va  par 
des  lieux  arides,  cherchant  du  repos,  et  il  n'en  trouve  point. 

Luc ,  c.  II,  V.  24. 


8IRE, 

Cet  esprit  inquiet  et  immonde ,  qui  sort  et  rentre 
dans  Fhomme  d'où  il  est  sorti,  qui  change  sans  cesse 
de  lieu ,  qui  essaie  toutes  les  situations ,  et  ne  peut 
se  plaire  et  se  fixer  dans  aucune,  qui  court  toujours 
pour  découvrir  des  sentiers  agréables  et  délicieux, 
et  qui  ne  marche  jamais  que  par  des  lieux  tristes  et 
arides,  qui  cherche  le  repos  et  ne  le  trouve  pas,  c'est 
Fimage  de  l'humeur  et  du  caractère  des  grands  de 
la  terre,  toujours  plus  inquiets,  plus  agités  et  plus 
malheureux  que  le  simple  peuple ,  dès  que ,  livrés  à 
leurs  passions  et  à  eux-mêmes ,  ils  ont  abandonné 
Dieu. 


TROISIÈME  DIM.  DE  CARÊME.  65 

C'est  la  figure  naturelle  de  cet  état  d'élévation  et 
de  prospérité  si  envié  du  monde,  et  si  peu  digne 
d'envie  selon  Dieu.  Le  bonheur,  Sire,  n  est  pas  atta- 
ché à  l'éclat  du  rang  et  des  titres  ;  il  n'est  attaché 
qu'à  l'innocence  de  la  vie.  Ce  n'est  pas  ce  qui  nous 
élève  au-dessus  des  autres  hommes  qui  nous  rend 
heureux ,  c'est  ce  qui  nous  réconcilie  avec  Dieu.  Vous 
portez  la  plus  belle  couronne  de  l'univers  ;  mais  si 
la  piété  ne  vous  aide  à  la  soutenir,  elle  va  devenir  le 
fardeau  même  qui  vous  accablera.  En  un  mot,  point 
de  bonheur  où  il  n'y  a  point  de  repos,  et  point  de 
repos  où  Dieu  n'est  point. 

Ainsi  l'élévation  toute  seule  ne  fait  pas  le  bon- 
heur des  grands ,  si  elle  n'est  accompagnée  de  la 
vertu  et  de  la  crainte  du  Seigneur.  Au  contraire, 
plus  on  est  grand ,  plus  on  vit  malheureux ,  si  l'on 
ne  vit  point  avec  Dieu. 

Vérité  importante  qui  va  faire  le  sujet  de  ce  dis- 
cours. Implorons,  etc.  Ave,  Maria. 

Sire, 

Si  l'homme  n'étoit  fait  que  pour  la  terre,  plus  il 
y  occuperoit  de  place,  et  plus  il  seroit  heureux. 

Mais  l'homme  est  né  pour  le  ciel  :  il  porte  écrits 
dans  son  cœur  les  titres  augustes  et  ineffaçables  de 
son  origine  ;  il  peut  les  avilir ,  mais  il  ne  peut  les  ef- 
facer. L'univers  entier  seroit  sa  possession  et  son 
partage,  qu'il  sentiroit  toujours  qu'il  se  dégrade,  et 
ne  se  satisfait  pas  en  s'y  fixant  :  tous  les  objets  qui 

5 


66  TROISIÈME  DIMANCHE 

rattachent  ici-bas  Farrachent ,  pour  ainsi  dire ,  du 
sein  de  Dieu,  son  origine  et  son  repos  éternel,  et 
laissent  une  plaie  de  remords  et  d'inquiétude  dans 
son  ame,  qu  ils  ne  sauroientplus  fermer  eux-mêmes  : 
il  sent  toujours  la  douleur  secrète  de  la  rupture  et 
de  la  séparation;  et  tout  ce  qui  altère  son  union  avec 
Dieu  le  rend  irréconciliable  avec  lui-même. 

Cependant  nous  nous  promettons  toujours  ici-bas 
une  injuste  félicité.  Nous  courons  tous  dans  cette 
terre  aride,  comme Tesprit  de  notre  Évangile,  après 
un  bonheur  et  un  repos  que  nous  ne  saurions  trou- 
ver. A  peine  détrompés,  par  la  possession  d'un  ob- 
jet, du  bonheur  qui  sembloit  nous  y  attendre,  un 
nouveau  désir  nous  jette  dans  la  même  illusion;  et 
passant  sans  cesse  de  l'espérance  du  bonheur  au  dé- 
goût, et  du  dégoût  à  l'espérance,  tout  ce  qui  nous 
fait  sentir  notre  méprise  devient  lui-même  l'attrait 
qui  la  perpétue. 

Il  semble  d'abord  que  cette  erreur  ne  devroit  être 
à  craindre  que  pour  le  peuple.  La  bassesse  de  sa  for- 
tune laissant  toujours  un  espace  immense  au-dessus 
de  lui,  il  seroit  moins  étonnant  qu'il  se  figurât  une 
félicité  imaginaire  dans  les  situations  élevées  où  il 
ne  peut  atteindre,  et  qu'il  crût,  car  tel  est  l'homme , 
que  tout  ce  qu'il  ne  peut  avoir,  c'est  cela  même  qui 
est  le  bonheur  qu'il  cherche. 

Mais  l'éclat  du  rang,  des  titres  et  de  la  naissance, 
dissipe  bientôt  cette  vaine  illusion.  On  a  beau  mon- 
ter et  être  porté  sur  les  ailes  de  la  fortune  au-dessus 
de  tous  les  autres,  la  félicité  se  trouve  toujours  pla- 


DE  CARÊME.  67 

cée  plus  baut  que  nous-mêmes  :  plus  on  s'élève, 
plus  elle  semble  s'éloigner  de  nous.  Les  chagrins  et 
les  noirs  soucis  montent,  et  vont  s'asseoir  même 
avec  le  souverain  sur  le  trône.  Le  diadème,  qui  orne 
le  front  auguste  des  rois ,  n'est  souvent  armé  que  de 
pointes  et  d'épines  qui  le  décbirent  ;  et  les  grands , 
loin  d'être  les  plus  heureux  ,  ne  sont  que  les  tristes 
témoins  qu'on  ne  peut  l'être  sans  la  vertu  sur  la 
terre. 

Il  est  vrai  même  que  l'élévation  nous  rend  plus 
malheureux ,  si  elle  ne  nous  rend  pas  plus  fidèles  à 
Dieu.  Les  passions  y  sont  plus  violentes,  l'ennui  plus 
à  charge,  la  bizarrerie  plus  inévitable,  c'est-à-dire  le 
vide  de  tout  ce  qui  n'est  pas  Dieu  plus  sensible  et 
plus  affreux. 

PREMIÈRE  RÉFLEXION. 

Les  passions  plus  violentes.  Oui ,  Sire ,  les  passions 
font  tous  nos  malheurs  ;  et  tout  ce  qui  les  flatte  et 
les  irrite  augmente  nos  peines.  Un  grand  voluptueux 
est  plus  malheureux  et  plus  à  plaindre  que  le  der- 
nier et  le  plus  vil  d'entre  le  peuple  :  tout  lui  aide  à 
assouvir  son  injuste  passion  ,  et  tout  ce  qui  l'assou- 
vit la  réveille;  ses  désirs  croissent  avec  ses  crimes. 
Plus  il  se  livre  à  ses  penchants,  plus  il  en  devient  le 
jouet  et  l'esclave  :  sa  prospérité  rallume  sans  cesse 
le  feu  honteux  qui  le  dévore ,  et  le  fait  renaître  de 
ses  propres  cendres  :  les  sens  ,  devenus  ses  maîtres , 

deviennent  ses  tyrans  :  il  se  rassasie  de  plaisirs ,  et 

5. 


68  TROISIÈME  DIMANCHE 

sa  satiété  fait  elle-même  son  supplice  ;  et  les  plaisirs 
enfantent  eux-mêmes ,  dit  l'esprit  de  Dieu ,  le  ver  qui 
le  ronge  et  qui  le  dévore  :  et  dulcedo  illius  vermes  ^ 
Ainsi  ses  inquiétudes  naissent  de  son  abondance  ; 
ses  désirs,  toujours  satisfaits,  ne  lui  laissant  plus 
rien  à  désirer,  le  laissent  tristement  avec  lui-même  : 
l'excès  de  ses  plaisirs  en  augmente  de  jour  en  jour 
le  vide  ;  et  plus  il  en  goûte ,  plus  ils  deviennent  tristes 
et  amers . 

Son  rang  même ,  ses  bienséances  ,  ses  devoirs , 
tout  empoisonne  sa  passion  criminelle.  Son  rang; 
plus  il  est  élevé,  plus  il  en  coûte  pour  la  dérober 
aux  regards  et  à  la  censure  publique  :  ses  bienséan- 
ces; plus  il  en  est  jaloux,  plus  les  alarmes  qu'une 
indiscrétion  ne  trahisse  ses  précautions  et  ses  me- 
sures sont  cruelles  :  ses  devoirs;  parcequ'il  les  faut 
toujours  prendre  sur  ses  plaisirs. 

Non ,  Sire ,  le  trône  où  vous  êtes  assis  a  autour  de 
lui  encore  plus  de  remparts  qui  le  défendent  contre 
la  volupté,  que  d'attraits  qui  l'y  engagent.  Si  tout 
dresse  des  pièges  à  la  jeunesse  des  rois ,  tout  leur 
tend  les  mains  aussi  pour  leur  aider  à  les  éviter.  Don- 
nez-vous à  vos  peuples  à  qui  vous  vous  devez  ;  le  poi- 
son de  la  volupté  ne  trouvera  guère  de  moment  pour 
infecter  votre  cœur  ;  elle  n'habite ,  et  ne  se  plaît  qu'a- 
vec l'oisiveté  et  l'indolence  :  que  les  soins  de  la  royauté 
en  deviennent  pour  vous  les  plus  chers  plaisirs.  Ce 
n'est  pas  régner  de  ne  vivre  que  pour  soi-même; 
les  rois  ne  sont  que  les  conducteurs  des  peuples  :  ils 

'  Job ,  c.  24,  V.  20. 


DE  CARÊME.  69 

ont,  à  la  vérité ,  ce  nom  et  ce  droit  par  la  naissance  ; 
mais  ils  ne  le  méritent  que  par  les  soins  et  l'applica- 
tion. Aussi  les  régnes  oisifs  forment  un  vide  obscur 
dans  nos  annales  :  elles  n'ont  pas  daigné  même  comp- 
ter les  années  de  la  vie  des  rois  fainéants  ;  il  semble 
que  n'ayant  pas  régné  eux-mêmes ,  ils  n'ont  pas  vécu. 
C'est  un  chaos  qu'on  a  de  la  peine  à  éclaircir  encore 
aujourd'hui  ;  loin  de  décorer  nos  histoires ,  ils  ne  font 
que  les  obscurcir  et  les  embarrasser  ;  et  ils  sont  plus 
connus  par  les  grands  hommes  qui  ont  vécu  sous 
leur  régne,  que  par  eux-mêmes. 

Je  ne  parle  pas  ici  de  toutes  les  autres  passions , 
qui ,  plus  violentes  dans  l'élévation ,  font  sur  le  cœur 
des  grands  des  plaies  plus  douloureuses  et  plus  pro- 
fondes. L'ambition  y  est  plus  démesurée.  Hélas!  le 
citoyen  obscur  vit  content  dans  la  médiocrité  de  sa 
destinée  :  héritier  de  la  fortune  de  ses  pères ,  il  se 
borne  à  leur  nom  et  à  leur  état  ;  il  regarde  sans  en- 
vie ce  qu'il  ne  pourroit  souhaiter  sans  extravagance; 
tous  ses  désirs  sont  renfermés  dans  ce  qu  il  possède  ; 
et  s'il  forme  quelquefois  des  projets  d'élévation,^  ce 
sont  de  ces  chimères  agréables  qui  amusent  le  loisir 
d'un  esprit  oiseux,  mais  non  pas  des  inquiétudes  qui 
le  dévorent. 

Au  grand,  rien  ne  suffit,  parcequ'il  peut  préten- 
dre à  tout  :  ses  désirs  croissent  avec  sa  fortune;  tout 
ce  qui  est  plus  élevé  que  lui  le  fait  paroître  petit  à 
ses  yeux;  il  est  moins  flatté  de  laisser  tant  d'hommes 
derrière  lui ,  que  rongé  d'en  avoir  encore  qui  le  pré- 
cédent; il  ne  croit  rien  avoir,  s'il  n'a  tout  ;  son  ame 


70  TROISIÈME  DIMANCHE 

est  toujours  aride  et  altérée;  et  il  ne  jouit  de  rien,  si 
ce  n'est  de  ses  malheurs  et  de  ses  inquiétudes. 

Ce  n'est  pas  tout  :  de  l'ambition  naissent  les  jalou- 
sies dévorantes  ;  et  cette  passion  si  basse  et  si  lâche 
est  pourtant  le  vice  et  le  malheur  des  grands.  Jaloux 
de  la  réputation  d'autrui ,  la  gloire  qui  ne  leur  ap- 
partient pas  est  pour  eux  comme  une  tache  qui  les 
flétrit  et  qui  les  déshonore.  Jaloux  des  grâces  qui 
tombent  à  côté  d'eux,  il  semble  qu'on  leur  arrache 
celles  qui  se  répandent  sur  les  autres.  Jaloux  de  la 
faveur ,  on  est  digne  de  leur  haine  et  de  leur  mépris , 
dès  qu'on  l'est  de  l'amitié  et  de  la  confiance  du  maî- 
tre. Jaloux  même  des  succès  glorieux  à  l'état,  la  joie 
publique  est  souvent  pour  eux  un  chagrin  secret  et 
domestique  :  les  victoires  remportées  par  leurs  ri- 
vaux sur  les  ennemis  leur  sont  plus  amères  qu'à  nos 
ennemis  mêmes  ;  leur  maison,  comme  celle  d'Aman, 
est  une  maison  de  deuil  et  de  tristesse ,  tandis  que 
Mardochée  triomphe  et  reçoit  au  milieu  de  la  ca- 
pitale les  acclamations  publiques  ;  et  peu  contents 
d'être  insensibles  à  la  gloire  des  événements ,  ils  cher- 
chent à  se  consoler  en  s'efforçant  de  les  obscurcir 
par  la  malignité  des  réflexions  et  des  censures  :  en- 
fin, cette  injuste  passion  tourne  tout  en  amertume; 
et  on  trouve  le  secret  de  n'être  jamais  heureux,  soit 
par  ses  propres  maux ,  soit  par  les  biens  qui  arrivent 
aux  autres. 

Enfin  ,  parcourez  toutes  les  passions  ;  c'est  sur  le 
cœur  des  grands  qui  vivent  dans  l'oubli  de  Dieu 
qu'elles  exercent  un  empire  plus  triste  et  plus  ty- 


I 


DE  CARÊME.  71 

rannique.  Leurs  disgrâces  sont  plus  accablantes  :  plus 
l'orgueil  est  excessif,  plus  Thumiliation  est  amère. 
Leurs  haines  plus  violentes  :  comme  une  fausse  gloire 
les  rend  plus  vains,  le  mépris  aussi  les  trouve  plus 
furieux  et  plus  inexorables.  Leurs  craintes  plus  ex- 
cessives :  exempts  de  maux  réels ,  ils  s'en  forment 
même  de  chimériques ,  et  la  feuille  que  le  vent  agite 
est  comme  la  montagne  qui  va  s'écrouler  sur  eux. 
Leurs  infirmités  plus  affligeantes  :  plus  on  tient  à  la 
vie,  plus  tout  ce  qui  la  menace  nous  alarme.  Accou- 
tumés à  tout  ce  que  les  sens  offrent  de  plus  doux  et 
de  plus  riant ,  la  plus  légère  douleur  déconcerte  toute 
leur  félicité ,  et  leur  est  insoutenable  :  ils  ne  savent 
user  sagement  ni  de  la  maladie  ni  de  la  santé,  ni  des 
biens  ni  des  maux  inséparables  de  la  condition  hu- 
maine. Les  plaisirs  abrègent  leurs  jours  ;  et  les  cha- 
grins, qui  suivent  toujours  les  plaisirs,  précipitent 
le  reste  de  leurs  années.  La  santé,  déjà  ruinée  par 
l'intempérance,  succombe  sous  la  multiplicité  des 
remèdes.  L'excès  des  attentions  achève  ce  que  n'a- 
voitpu  faire  l'excès  des  plaisirs;  et  s'ils  se  sont  dé- 
fendu les  excès ,  la  mollesse  et  l'oisiveté  toute  seule 
devient  pour  eux  une  espèce  de  maladie  et  de  lan- 
gueur qui  épuise  toutes  les  précautions  de  l'art,  et 
que  les  précautions  usent  et  épuisent  elles-mêmes. 
Enfin,  leurs  assujettissements  plus  tristes  :  élevés  à 
vivre  d'humeur  et  de  caprice,  tout  ce  qui  les  gêne  et 
les  contraint  les  accable.  Loin  de  la  cour,  ils  croient 
vivre  dans  un  triste  exil  ;  sous  les  veux  du  maître , 
ils  se  plaignent  sans  cesse  de  l  assujettissement  des 


72  TROISIÈME  DIMANCHE 

devoirs ,  et  de  la  contrainte  des  bienséances  :  ils  ne 
peuvent  porter  ni  la  tranquillité  d'une  condition  pri- 
vée, ni  la  dignité  d'une  vie  publique. 

Le  repos  leur  est  aussi  insupportable  que  l'agita- 
tion ,  ou  plutôt  ils  sont  par- tout  à  charge  à  eux-mêmes . 
Tout  est  un  joug  pesant  à  quiconque  veut  vivre  sans 
joug  et  sans  régie. 

Non ,  mes  frères ,  un  grand  dans  le  crime  est  plus 
malheureux  qu'un  autre  pécheur  :  la  prospérité  l'en- 
durcit, pour  ainsi  dire,  au  plaisir,  et  ne  lui  laisse  de 
sensibilité  que  pour  la  peine.  Vous  l'avez  voulu ,  ô 
mon  Dieu!  que  l'élévation,  qu'on  regarde  comme 
une  ressource  pour  les  grands  qui  vivent  dans  l  ou- 
bli  de  vos  commandements ,  soit  elle-même  leur  en- 
nui et  leur  supplice. 

SECONDE  RÉFLEXION. 

Je  dis  leur  ennui  :  et  c'est  une  seconde  réflexion 
que  me  fournit  le  malheur  des  grands  qui  ont  aban- 
donné Dieu.  Non  seulement  les  passions  sont  plus 
violentes  dans  cet  état  si  heureux  aux  yeux  du  monde, 
mais  l'ennui  y  devient  plus  insupportable. 

Oui,  mes  frères,  l'ennui,  qui  paroît  devoir  être  le 
partage  du  peuple ,  ne  s'est  pourtant ,  ce  semble , 
réfugié  que  chez  les  grands;  c'est  comme  leur  ombre 
qui  les  suit  par-tout.  Les  plaisirs,  presque  tous  épui- 
sés pour  eux,  ne  leur  offrent  plus  qu'une  triste  uni- 
formité qui  endort  ou  qui  lasse  :  ils  ont  beau  les  di- 
versifier, ils  diversifient  leur  ennui.  En  vain  ils  se 


DE  CARÊME. 

font  honneur  de  paroître  à  la  tête  de  toutes  les  ré- 
jouissances publiques;  c'est  une  vivacité  d'ostenta- 
tion ;  le  cœur  n'y  prend  presque  plus  de  part  :  le 
long  usage  des  plaisirs  les  leur  a  rendus  inutiles  :  ce 
sont  des  ressources  usées ,  qui  se  nuisent  chaque 
jour  à  elles-mêmes.  Semblables  à  un  malade  à  qui 
une  longue  langueur  a  rendu  tous  les  mets  insipides, 
ils  essaient  de  tout,  et  rien  ne  les  pique  et  ne  les 
réveille  :  et  un  dégoût  affreux ,  dit  Job ,  succède  à 
Finstant  à  une  vaine  espérance  de  plaisir  dont  leur 
ame  s'étoit  d'abord  flattée  :  et  spes  illorum  ahoininatio 
animœ  \ 

Toute  leur  vie  n'est  qu'une  précaution  pénible 
contre  Fennui ,  et  toute  leur  vie  n'est  qu'un  ennui 
pénible  elle-même  :  ils  Favancentmême  en  se  hâtant 
de  multiplier  les  plaisirs.  Tout  est  déjà  usé  pour  eux 
à  l'entrée  même  de  la  vie  ;  et  leurs  premières  années 
éprouvent  déjà  les  dégoûts  et  l'insipidité  que  la  las- 
situde et  le  long  usage  de  tout  semble  attaclier  à  la 
vieillesse. 

Il  faut  au  juste  moins  de  plaisirs ,  et  ses  jours  sont 
plus  heureux  et  plus  tranquilles.  Tout  est  délasse- 
ment pour  un  cœur  innocent.  Les  plaisirs  doux  et 
permis  qu'offre  la  nature,  fades  et  ennuyeux  pour 
Fliomme  dissolu ,  conservent  tout  leur  agrément  pour 
l'homme  de  bien  :  il  n'y  a  même  que  les  plaisirs  in- 
nocents qui  laissent  une  joie  pure  dans  lame;  tout 
ce  qui  la  souille  l'attriste  et  la  noircit.  Les  saintes 
familiarités  et  les  jeux  chastes  et  pudiques  d'Isaac 

'  JoiJ,  c.  I  r  ,  V.  20. 


74  TROISIÈME  DIMANCHE 

et  de  Rebecca ,  dans  la  cour  du  roi  de  Gerare ,  suffi- 
soient  à  ces  ames  pures  et  fidèles.  C'étoit  un  plaisir 
assez  vif  pour  David  de  chanter  sur  la  lyre  les 
louanges  du  Seigneur,  ou  de  danser  avec  le  reste  de 
son  peuple  autour  de  Farche  sainte.  Les  festins  d'hos- 
pitalité faisoient  les  fêtes  les  plus  agréables  des  pre- 
miers patriarches ,  et  la  brebis  la  plus  grasse  suffi- 
soit  pour  les  délices  de  ces  tables  innocentes. 

Il  faut  moins  de  joie  au-dehors  à  celui  qui  la  porte 
déjà  dans  le  cœur;  elle  se  répand  de  là  sur  les  objets 
les  plus  indifférents  :  mais  si  vous  ne  portez  pas  au- 
dedans  la  source  de  la  joie  véritable,  c'est-à-dire  la 
paix  de  la  conscience  et  Finnocence  du  cœur,  en 
vain  vous  la  cherchez  au-dehors.  Rassemblez  tous 
les  amusements  autour  de  vous,  il  s'y  répandra  tou- 
jours du  fond  de  votre  ame  une  amertume  qui  les 
empoisonnera.  Raffinez  sur  tous  les  plaisirs,  subti- 
lisez-les, mettez-les  dans  le  creuset;  de  toutes  ces 
transformations  il  n  en  sortira  et  résultera  jamais 
que  l'ennui. 

Grand  Dieu ,  ce  qui  nous  éloigne  de  vous  est  cela 
même  qui  devroit  nous  rappeler  à  vous  :  plus  la 
prospérité  multiplie  nos  plaisirs ,  plus  elle  nous  en 
détrompe;  et  les  grands  sont  moins  excusables  et 
plus  malheureux  de  ne  pas  s'attacher  à  tous ,  ô  mon 
Dieu,  parcequ'ils  sentent  mieux  et  plus  souvent  le 
vide  de  tout  ce  qui  n'est  pas  vous. 


DE  CARÊME. 


TROISIÈME  RÉFLEXION. 

Et  non  seulement  ils  sont  plus  malheureux  par 
Tennui  qui  les  poursuit  par-tout,  mais  encore  par 
la  bizarrerie  et  le  fonds  d'humeur  et  de  caprice  qui 
en  sont  inséparables.  Lorsqu'il  sera  rassasié,  dit  Job, 
son  esprit  paroîtra  triste  et  agité;  l'inégalité  de  son 
humeur  imitera  l'inconstance  des  flots  de  la  mer, 
et  les  pensées  les  plus  noires  et  les  plus  sombres 
viendront  fondre  dans  son  ame  :  quum  satiatus  fuerit 
arctabitur ,  œstuahit,  et  oninis  dolor  irruet  super  eum^. 

Telle  est,  Sire,  la  destinée  des  princes  et  des 
grands  qui  vivent  dans  l'oubli  de  Dieu ,  et  qui  n'usent 
de  leur  prospérité  que  pour  la  félicité  de  leurs  sens. 
Ennuyés  bientôt  de  tout ,  tout  leur  est  à  charge ,  et 
ils  sont  à  charge  à  eux-mêmes:  leurs  projets  se  dé- 
truisent les  uns  les  autres  ;  et  il  n'en  résulte  jamais 
qu'une  incertitude  universelle  que  le  caprice  forme, 
et  que  lui  seul  peut  fixer  :  leurs  ordres  ne  sont  ja- 
mais, un  moment  après,  les  interprètes  sûrs  de  leur 
volonté  :  on  déplaît  en  obéissant  :  il  faut  les  devi- 
ner, et  cependant  ils  sont  une  énigme  inexplicable 
à  eux-mêmes.  Toutes  leurs  démarches,  dit  l'Esprit 
saint,  sont  vagues,  incertaines,  incompréhensibles: 
vagi  sunt  gressus  ejus,  et  investigabiles^.  On  a  beau 
s'attacher  à  les  suivre ,  on  les  perd  de  vue  à  chaque 
instant;  ils  changent  de  sentier;  on  s'égare  avec  eux , 
et  on  les  manque  encore:  ils  se  lassent  des  hom- 

'  Job,  c.  20,  V.  22.  —  "  Prov.  c.  5,  v.  6. 


76  TROISIÈME  DIMANCHE 

mages  qu'on  leur  rend,  et  ils  sont  piqués  de  ceux 
qu'on  leur  refuse.  Les  serviteurs  les  plus  fidèles  les 
importunent  par  leur  sincérité,  et  ne  réussissent  pas 
mieux  à  plaire  par  leur  complaisance.  Maîtres  bi- 
zarres et  incommodes,  tout  ce  qui  les  environne 
porte  le  poids  de  leur  caprice  et  de  leur  humeur ,  et 
ils  ne  peuvent  le  porter  eux-mêmes  :  ils  ne  semblent 
nés  que  pour  leur  malheur,  et  pour  le  malheur  de 
ceux  qui  les  servent. 

Voyez  Saùl  au  milieu  de  ses  prospérités  et  de  sa 
gloire.  Quel  homme  auroit  dû  passer  des  jours  plus 
agréables  et  plus  heureux?  D'une  fortune  obscure  et 
privée ,  il  s'étoit  vu  élever  snr  le  trône  :  son  régne 
avoit  commencé  par  des  victoires  :  un  fils ,  digne  de 
lui  succéder,  sembloit  assurer  la  couronne  à  sa  race  : 
toutes  les  tribus  soumises  fournissoient  à  sa  magni- 
ficence et  à  ses  plaisirs ,  et  lui  obéissoient  comme  un 
seul  homme.  Que  lui  manquoit-il  pour  être  heureux, 
si  Ton  pouvoit  l'être  sans  Dieu? 

Il  perd  la  crainte  du  Seigneur,  et  avec  elle  il  perd 
son  repos  et  tout  le  bonheur  de  sa  vie.  Livré  à  un 
esprit  mauvais  et  aux  vapeurs  noires  et  bizarres  qui 
l'agitent,  on  ne  le  connoît  plus,  et  il  ne  se  connoît 
plus  lui-même.  La  harpe  d'un  berger,  loin  d'amuser 
sa  tristesse  ,  redouble  sa  fureur.  Ses  louanges  et  ses 
victoires,  chantées  par  les  filles  de  Juda,  sont  pour 
lui  comme  des  censures  et  des  opprobres.  Il  se  dé- 
robe aux  hommages  publics ,  et  il  ne  peut  se  dérober 
à  lui-même.  David  lui  déplaît  en  paroissant  au  pied 
de  son  trône,  et,  s'en  éloignant,  il  est  encore  plus 


DE  CARÊME.  77 

sûr  de  déplaire.  Touché  de  sa  fidélité,  il  fait  son 
éloge,  et  se  reconnoît  moins  juste  et  moins  innocent 
que  lui;  et  le  lendemain  il  lui  dresse  des  embûches 
pour  s'en  assurer  et  lui  faire  perdre  la  vie.  La  ten- 
dresse de  son  propre  fils  Fennuie  et  lui  devient  sus- 
pecte. Tous  les  courtisans  cherchent,  étudient  ce 
qui  pourroit adoucir  son  humeur  sombre  et  bizarre: 
soins  inutiles!  lui-même  ne  le  sait  pas.  Il  a  négligé 
Samuel  pendant  la  vie  de  ce  prophète,  et  il  s'avise 
de  le  rappeler  du  tombeau  et  de  le  consulter  après 
sa  mort.  Il  ne  croit  plus  en  Dieu,  et  il  est  assez  cré- 
dule pour  aller  interroger  les  démons.  Il  est  impie, 
et  il  est  superstitieux  :  destin,  pour  le  dire  ici  en 
passant,  assez  ordinaire  aux  incrédules.  Ils  traitent 
d'imposteurs  les  Samuel,  les  prophètes  autrefois  en- 
voyés de  Dieu;  ils  regardent  comme  une  force  d'es- 
prit de  mépriser  ces  interprètes  respectables  des 
conseils  éternels ,  et  de  se  moquer  des  prédictions 
que  les  événements  ont  toutes  justifiées;  ils  refusent 
au  Très-Haut  la  connoissance  de  l'avenir,  et  le  pou- 
voir d'en  favoriser  ses  serviteurs  fidèles;  et  ils  ont  la 
foiblesse  populaire  d'aller  consulter  une  pythonisse. 

Oui,  mes  frères,  le  malheureux  état  des  grands 
dans  le  crime  est  une  preuve  éclatante  qu'un  Dieu 
préside  aux  choses  humaines.  Si  les  hommes  enne- 
mis de  Dieu  pouvoient  être  heureux ,  ils  le  seroient 
du  moins  sur  le  trône.  Mais  quiconque,  dit  un  roi 
lui-même,  quiconque,  fût-il  maître  de  l'univers, 
s'éloigne  de  la  règle  et  de  la  sagesse,  il  s'éloigne  du 
seul  bonheur  où  l'homme  puisse  aspirer  sur  la  terre  : 


78  TROISIÈME  DIMANCHE 

sapientiam  enim  et  disciplinam  qui  abjicit ,  infelix  esV. 

Plus  même  vous  êtes  élevés,  plus  vous  êtes  mal- 
heureux. Comme  rien  ne  vous  contraint ,  rien  aussi 
ne  vous  fixe  :  moins  vous  dépendez  des  autres  ,  plus 
vous  êtes  livrés  à  vous-mêmes  :  vos  caprices  naissent 
de  votre  indépendance;  vous  retournez  sur  vous 
votre  autorité.  Vos  passions  ayant  essayé  de  tout, 
et  tout  usé ,  il  ne  vous  reste  plus  qu'à  vous  dévorer 
vous-mêmes  :  vos  bizarreries  deviennent  l'unique 
ressource  de  votre  ennui  et  de  votre  satiété.  Ne  pou- 
vant plus  varier  les  plaisirs  déjà  tous  épuisés,  vous 
ne  sauriez  plus  trouver  de  variété  que  dans  les  in- 
égalités éternelles  de  votre  humeur;  et  vous  vous  en 
prenez  sans  cesse  à  vous  du  vide  que  tout  ce  qui  vous 
environne  laisse  au-dedans  de  vous-mêmes. 

Et  ce  n'est  pas  ici  une  de  ces  vaines  images  que  le 
discours  embellit ,  et  où  l'on  supplée  par  les  orne- 
ments à  la  ressemblance.  Approchez  des  grands; 
jetez  les  yeux  vous-mêmes  sur  une  de  ces  personnes 
qui  ont  vieilli  dans  les  passions ,  et  que  le  long  usage 
des  plaisirs  a  rendues  également  inhabiles  et  au  vice 
et  à  la  vertu.  Quel  nuage  éternel  sur  l'humeur!  quel 
fonds  de  chagrin  et  de  caprice!  Rien  ne  plaît,  parce- 
qu'on  ne  sauroit  plus  soi-même  se  plaire  :  on  se 
venge  sur  tout  ce  qui  nous  environne  des  chagrins 
secrets  qui  nous  déchirent;  il  semble  qu'on  fait  un 
crime  au  reste  des  hommes  de  l'impuissance  où  l'on 
est  d'être  encore  aussi  criminel  qu'eux  :  on  leur  re- 
proche en  secret  tout  ce  qu'on  ne  peut  plus  se  per- 

'  Sav.  c.  3,  V.  1 1. 


DE  CAREME.  79 

mettre  à  soi-même,  et  Ton  met  Fhumeur  à  la  place 
des  plaisirs. 

Non ,  mes  frères ,  tournez-vous  de  tous  les  côtés  : 
les  grands  séparés  de  Dieu  ne  sont  plus  que  les 
tristes  jouets  de  leurs  passions,  de  leurs  caprices, 
des  événements,  et  de  toutes  les  choses  humaines. 
Eux  seuls  sentent  le  malheur  d'une  ame  livrée  à  elle- 
même  ,  en  qui  toutes  les  ressources  des  sens  et  des 
plaisirs  ne  laissent  qu'un  vide  affreux,  et  à  qui  le 
monde  entier,  avec  tout  cet  amas  de  gloire  et  de  fu- 
mée qui  Tenvironne,  devient  inutile  si  Dieu  n'est 
point  avec  elle  :  ils  sont  comme  les  témoins  illustres 
de  l'insuffisance  des  créatures  et  de  la  nécessité  d'un 
Dieu  et  d'une  religion  sur  la  terre.  Eux  seuls  prou- 
vent au  reste  des  hommes  qu'il  ne  faut  attendre  de 
bonheur  ici-bas  que  dans  la  vertu  et  dans  l'innocence  ; 
que  tout  ce  qui  augmente  nos  passions  multiplie  nos 
peines;  que  les  heureux  du  monde  n'en  sont,  pour 
ainsi  dire ,  que  les  premiers  martyrs ,  et  que  Dieu 
seul  peut  suffire  à  un  cœur  qui  n'est  fait  que  pour 
lui  seul. 

Dieu  de  mes  pères,  disoit  autrefois  un  jeune  roi, 
et  qui  de  l'enfance  comme  vous ,  Sire ,  étoit  monté 
sur  le  trône  ;  Dieu  de  mes  pères ,  vous  m'avez  établi 
prince  sur  votre  peuple,  et  juge  des  enfants  d'Is- 
raël. Au  sortir  presque  du  berceau,  vous  m'avez 
placé  sur  le  trône;  et  en  un  âge  oii  l'on  ignore  en- 
core l'art  de  se  conduire  soi-même,  vous  m'avez 
choisi  pour  être  le  conducteur  d'un  grand  peuple: 
Deus  patrum  meorum,  tu  elegisti  me  regem  populo 


8o  TROISIÈME  DIMANCHE 

tuo\  Vous  m'avez  environné  de  gloire,  de  prospé- 
rité, et  d'abondance;  mais  la  magnificence  de  vos 
dons  sera  elle-même  la  source  de  mes  malheurs  et 
de  mes  peines,  si  vous  n'y  ajoutez  Tamour  de  vos 
commandements  et  la  sagesse.  Envoyez-la-moi  du 
haut  des  cieux,  où  elle  assiste  sans  cesse  à  vos  côtés; 
c'est  elle  qui  préside  aux  bons  conseils ,  et  qui  don- 
nera à  ma  jeunesse  toute  la  prudence  des  vieillards 
et  toute  la  majesté  des  rois  mes  ancêtres;  elle  seule 
m'adoucira  les  soucis  de  l'autorité  et  le  poids  de  ma 
couronne:  utniecum  sit  et  mecum  laboret^:  elle  seule 
me  fera  passer  des  jours  heureux ,  et  me  soutiendra 
dans  les  ennuis  et  les  pensées  inquiètes  que  la  royauté 
traîne  après  elle;  et  erit  allocutio  cogitationis  et  tœdii 
meP,  Je  ne  trouverai  de  repos  au  milieu  même  de 
la  magnificence  de  mes  palais,  et  parmi  les  hom- 
mages qu'on  m'y  rendra ,  qu'avec  elle  :  intrans  in  do- 
mmn  mea?n,  concjuiescam  cum  illa^.  Les  plaisirs  finis- 
sent par  l'amertume  ;  le  trône  lui-même,  grand  Dieu , 
si  vous  n'y  êtes  assis  avec  le  souverain ,  est  le  siège 
des  noirs  soucis  :  mais  votre  crainte  et  la  sagesse  ne 
laisse  point  de  regrets  après  elle:  on  ne  s'ennuie 
point  de  la  posséder,  et  la  joie  même  et  la  paix  ne 
se  trouvent  jamais  qu'avec  elle  :  nec  enim  habet  ama- 
ritudineni  conversatio  illius ,  nec  tœdium ,  sed  lœtitiam 
et  gaudium 

Heureux  donc  le  prince ,  ô  mon  Dieu ,  qui  ne  croit 
commencer  à  régner  que  lorsqu'il  commence  à  vous 

'  Sap.  c.  9,  V.  7,  —  *  Ibid.  c.  9 ,  V.  10.  —  ^  Ibid.  c.  8,  v.  g. 
^  Ibid.  c.  8,  V.  16.  —  '  Ibid.  c.  8,  v.  9. 


DE  CARÊME.  8r 

craindre,  qui  ne  se  propose  d'aller  à  la  gloire  que 
par  la  vertu,  et  qui  regarde  comme  un  malheur  de 
commander  aux  autres  s'il  ne  vous  est  pas  soumis 
lui-même  ! 

Donnez  donc,  grand  Dieu,  votre  sagesse  et  votre 
jugement  au  roi,  et  votre  justice  à  cet  enfant  de  tant 
de  rois  ^  Vous,  quiètes  le  secours  du  pupille,  ren- 
dez-lui, par  l'abondance  de  vos  bénédictions ,  ce  que 
vous  lui  avez  ôté  en  le  privant  des  exemples  d'un 
père  pieux,  et  des  leçons  d'un  auguste  bisaïeul  :  ré- 
parez ses  pertes  par  l'accroissement  de  vos  grâces  et 
de  vos  bienfaits.  Vous  seul,  grand  Dieu,  tenez-lui 
lieu  de  tout  ce  qui  lui  manque  :  regardez  avec  des 
yeux  paternels  cet  enfant  auguste  que  vous  avez, 
pour  ainsi  dire,  laissé  seul  sur  la  terre ,  et  dont  vous 
êtes  par  conséquent  le  premier  tuteur  et  le  père  : 
que  son  enfance,  qui  le  rend  si  cher  à  la  nation,  ré- 
veille les  entrailles  de  votre  miséricorde  et  de  votre 
tendresse  :  environnez  sa  jeunesse  des  secours  sin- 
guliers de  votre  protection.  La  foiblesse  de  son  âge, 
et  les  grâces  qui  brillent  déjà  dans  ses  premières  an- 
nées, nous  arrachent  tous  les  jours  des  larmes  de 
crainte  et  de  tendresse.  Rassurez  nos  fraveurs  en 
éloignant  de  lui  tous  les  périls  qui  pourroient  mena- 
cer sa  vie  ;  et  récompensez  notre  tendresse  en  le  ren- 
dant lui-même  tendre  et  humain  pour  ses  peuples. 
Rendez-le  heureux  en  lui  conservant  votre  crainte, 
qui  seule  fait  le  bonheur  des  peuples  et  des  rois.  As- 
surez la  félicité  de  son  régne  par  la  bonté  de  son 

'  Ps.  71 ,  V.  I  . 

G 


82      TROISIÈME  DIM.  DE  CARÊME. 

cœur  et  par  Tinnocence  de  sa  vie  :  que  votre  loi  sainte 
soit  écrite  au  fond  de  son  ame  et  autour  de  son  dia- 
dème pour  lui  en  adoucir  le  poids  ;  qu  il  ne  sente  les 
soucis  de  la  royauté  que  par  sa  sensibilité  aux  mi- 
sères publiques  ;  et  que  sa  piété ,  plus  encore  que  sa 
puissance  et  ses  victoires ,  fasse  tout  son  bonheur  et 
le  nôtre  !  Ainsi  soit-il. 


'V^^rV  'V/^y^  XrVy^  'X.rv.  '^✓m^  -vyv/v  "Vr^./^ 


SERMON 

POUR  LE  QUATRIÈME  DIMANCHE  DE  CARÊME. 


SUR  L'HUMANITÉ  DES  GRANDS 
ENVERS  LE  PEUPLE. 

Cum  sublevasset  oculos  Jésus  y  et  vidisset  quia  multitudo  maxima 
venit  ad  eum  

Jésus  ayant  levé  les  yeux,  et  voyant  une  grande  foule  de 
peuple  qui  venoit  à  lui  

Jean,  c.  6,  v.  5. 


SlRE, 

Ce  n'est  pas  la  toute-puissance  de  Jésus-Christ  et 
la  merveille  des  pains  multipliés  par  sa  seule  parole, 
qui  doit  aujourd'hui  nous  toucher  et  nous  surpren- 
dre. Celui  par  qui  tout  étoit  fait  pouvoit  tout  sans 
doute  sur  des  créatures  qui  sont  son  ouvrage  ;  et  ce 
qui  frappe  le  plus  les  sens  dans  ce  prodige ,  n'est  pas 
ce  que  je  choisis  aujourd'hui  pour  nous  consoler  et 
nous  instruire. 

C'est  son  humanité  envers  les  peuples.  Il  voit  une 
multitude  errante  et  affamée  au  pied  de  la  monta- 
gne, et  ses  entrailles  se  troublent,  et  sa  pitié  se  ré- 
veille, et  il  ne  peut  refuser  aux  besoins  de  ces  in- 

6. 


84  QUATRIÈME  DIMANCHE 

fortunés  non  seulement  son  secours ,  mais  encore  sa 
compassion  et  sa  tendresse  :  vidit  turbam  multam ,  et 
misertus  est  eis  ' . 

Par-tout  il  laisse  échapper  des  traits  d'humanité 
pour  les  peuples.  A  la  vue  des  malheurs  qui  mena- 
cent Jérusalem,  il  soulage  sa  douleur  par  sa  pitié  et 
par  ses  larmes. 

Quand  deux  disciples  veulent  faire  descendre  le 
feu  du  ciel  sur  une  ville  de  Samarie ,  son  humanité 
s'intéresse  pour  ce  peuple  contre  leur  zélé ,  et  il  leur 
reproche  d'ignorer  encore  l'esprit  de  douceur  et  de 
charité  dont  ils  vont  être  les  ministres. 

Si  les  apôtres  éloignent  rudement  une  foule  d'en- 
fants qui  s'empressent  autour  de  lui ,  sa  bonté  s'of- 
fense qu'on  veuille  l'empêcher  d'être  accessible;  et 
plus  un  respect  mal  entendu  éloigjiede  lui  lesfoibles 
et  les  petits ,  plus  sa  clémence  et  son  affabilité  s'en 
rapproche. 

Grande  leçon  d'humanité  envers  les  peuples ,  que 
Jésus-Christ  donne  aujourd'hui  aux  princes  et  aux 
grands.  Ils  ne  sont  grands  que  pour  les  autres  hom- 
mes; et  ils  ne  jouissent  proprement  de  leur  gran- 
deur qu'autant  qu'ils  la  rendent  utile  aux  autres 
hommes. 

C'est-à-dire,  l'humanité  envers  les  peuples  est  le 
premier  devoir  des  grands;  et  l'humanité  envers  les 
peuples  est  l'usage  le  plus  délicieux  de  la  grandeur. 


*  Matth.  c.  i4»  V-  l4' 


DE  CAREME. 


85 


PREMIÈRE  PARTIE. 

SlUE, 

Toute  puissance  vient  de  Dieu,  et  tout  ce  qui  vient 
de  Dieu  n'est  établi  que  pour  Futilité  des  hommes. 
Les  grands  seroient  inutiles  sur  la  terre  s'il  ne  s'y 
trouvoitdes  pauvres  et  des  malheureux;  ils  ne  doi- 
vent leur  élévation  qu'aux  besoins  publics;  et  loin 
que  les  peuples  soient  faits  pour  eux ,  ils  ne  sont 
eux-mêmes  tout  ce  qu'ils  sont  que  pour  les  peuples. 

Quelle  affreuse  providence ,  si  toute  la  multitude 
des  hommes  n'étoit  placée  sur  la  terre  que  pour  ser- 
vir aux  plaisirs  d'un  petit  nombre  d'heureux  qui  l'ha- 
bitent ,  et  qui  souvent  ne  connoissent  pas  le  Dieu 
qui  les  comble  de  bienfaits  ! 

Si  Dieu  en  élève  quelques  uns ,  c'est  donc  pour 
être  l'appui  et  la  ressource  des  autres.  Il  se  décharge 
sur  eux  du  soin  des  foibles  et  des  petits;  c'est  par-là 
qu'ils  entrent  dans  l'ordre  des  conseils  de  la  sagesse 
éternelle.  Tout  ce  qu'il  y  a  de  réel  dans  leur  gran- 
deur, c'est  l'usage  qu'ils  en  doivent  faire  pour  ceux 
qui  souffrent;  c'est  le  seul  trait  de  distinction  que 
Dieu  ait  mis  en  nous  :  ils  ne  sont  que  les  ministres 
de  sa  bonté  et  de  sa  providence  ;  et  ils  perdent  le 
droit  et  le  titre  qui  les  fait  grands,  dès  qu'ils  ne  veu- 
lent l'être  que  pour  eux-mêmes. 

L'humanité  envers  les  peuples  est  donc  le  premier 
devoir  des  grands  ;  et  l'humanité  renferme  l'affabir 
lité,  la  protection,  et  les  largesses. 


il 


86  QUATRIÈME  DIMANCHE 

Je  dis  l'affabilité.  Oui,  Sire,  on  peut  dire  que  la 
fierté,  qui  d'ordinaire  est  le  vice  des  grands ,  ne  de- 
vroit  être  que  comme  la  triste  ressource  de  la  roture 
et  de  l'obscurité.  Il  paroitroit  bien  plus  pardonnable 
à  ceux  qui  naissent,  pour  ainsi  dire,  dans  la  boue, 
de  s'enfler,  de  se  hausser,  et  de  tâcher  de  se  mettre, 
par  Fenfiure  secrète  de  Forgueil ,  de  niveau  avec 
ceux  au-dessous  desquels  ils  se  trouvent  si  fort  par 
la  naissance.  Rien  ne  révolte  plus  les  hommes  d'une 
naissance  obscure  et  vulgaire,  que  la  distance  énorme 
que  le  hasard  a  mise  entre  eux  et  les  grands  :  ils  peu- 
vent toujours  se  flatter  de  cette  vaine  persuasion, 
que  la  nature  a  été  injuste  de  les  faire  naître  dans 
Fobscurité,  tandis  quelle  a  réservé  Téclat  du  sang 
et  des  titres  pour  tant  d'autres  dont  le  nom  fait  tout 
le  mérite  :  plus  ils  se  trouvent  bas ,  moins  ils  se  croient 
à  leur  place.  Aussi  l'insolence  et  la  hauteur  devien- 
nent souvent  le  partage  de  la  plus  vile  populace;  et 
plus  d'une  fois  les  anciens  régnes  de  la  monarchie 
Font  vue  se  soulever,  vouloir  secouer  le  joug  des  no- 
bles et  des  grands,  et  conjurer  leur  extinction  et 
leur  ruine  entière. 

Les  grands,  au  contraire,  placés  si  haut  par  la 
nature ,  ne  sauroient  plus  trouver  de  gloire  qu'en 
s' abaissant  :  ils  n'ont  plus  de  distinction  à  se  donner 
du  côté  du  rang  et  de  la  naissance;  ils  ne  peuvent 
s'en  donner  que  par  Faffabilité;  et  s'il  est  encore  un 
orgueil  qui  puisse  leur  être  permis,  c'est  celui  de  se 
rendre  humains  et  accessibles. 

Il  est  vrai  même  que  Faffabilité  est  comme  le  ca- 


DE  CARÊME.  87 

ractère  inséparable  et  la  plus  sûre  marque  de  la  gran- 
deur. Les  descendants  de  ces  races  illustres  et  an- 
ciennes, auxquels  personne  ne  dispute  la  supériorité 
du  nom  et  Fantiquité  de  Forigine,  ne  portent  point 
sur  leur  front  Forgueil  de  leur  naissance  :  ils  vous  la 
laisseroient  ignorer,  si  elle  pouvoit  être  ignorée.  Les 
monuments  publics  en  parlent  assez ,  sans  qu'ils  en 
parlent  eux-mêmes  :  on  ne  sent  leur  élévation  que 
par  une  noble  simplicité  :  ils  se  rendent  encore  plus 
respectables ,  en  ne  souffrant  qu  avec  peine  le  res- 
pect qui  leur  est  dû  ;  et  parmi  tant  de  titres  qui  les 
distinguent,  la  politesse  et  Faffabilité  est  la  seule  dis- 
tinction qu'ils  affectent.  Ceux,  au  contraire,  qui  se 
parent  d'une  antiquité  douteuse ,  et  à  qui  Fon  dispute 
tout  bas  Féclat  et  les  prééminences  de  leurs  ancê- 
tres, craignent  toujours  qu'on  n'ignore  la  grandeur 
de  leur  race.  Font  sans  cesse  dans  la  bouche,  croient 
en  assurer  la  vérité  par  une  affectation  d'orgueil  et 
de  hauteur,  mettent  la  fierté  à  la  place  des  titres  ;  et, 
en  exigeant  au-delà  de  ce  qui  leur  est  dû ,  ils  font 
qu'on  leur  conteste  même  ce  qu'on  devroit  leur 
rendre. 

En  effet,  on  est  moins  touché  de  son  élévation 
quand  on  est  né  pour  être  grand  :  quiconque  est 
ébloui  de  ce  degré  éminent  où  la  naissance  et  la  for- 
tune Font  placé,  c'est-à-dire  qu'il  n'étoit  pas  fait  pour 
monter  si  haut.  Les  plus  hautes  places  sont  toujours 
au-dessous  des  grandes  ames  ;  rien  ne  les  enfle  et  ne 
les  éblouit ,  parceque  rien  n'est  plus  haut  qu'elles. 

La  fierté  prend  donc  sa  source  dans  la  médiocrité , 


88  QUATRIÈME  DIMANCHE 

,ou  n'est  pius  quune  ruse  qui  la  cache;  c'est  une 
preuve  certaine  qu'on  perdroit  en  se  montrant  de 
trop  près  :  on  couvre  de  la  fierté  des  défauts  et  des 
foiblesses  que  la  fierté  trahit  et  manifeste  elle-même  : 
on  fait  de  l'orgueil  le  supplément,  si  j'ose  parler 
ainsi ,  du  mérite  ;  et  on  ne  sait  pas  que  le  mérite  n'a 
rien  qui  lui  ressemble  moins  que  l'orgueil. 

Aussi  les  plus  grands  hommes,  Sire,  et  les  plus 
grands  rois,  ont  toujours  été  les  plus  affables.  Une 
simple  femme  thécuite  venoit  exposer  simplement 
à  David  ses  chagrins  ;  et  si  l'éclat  du  trône  étoit  tem- 
péré par  l'affabilité  du  souverain,  l'affabilité  du  sou- 
verain relevoit  l'éclat  et  la  majesté  du  trône. 

Nos  rois ,  Sire ,  ne  perdent  rien  à  se  rendre  acces- 
sibles :  l'amour  des  peuples  leur  répond  du  respect 
qui  leur  est  dû.  Le  trône  n'est  élevé  que  pour  être 
l'asile  de  ceux  qui  viennent  implorer  votre  justice 
ou  votre  clémence:  plus  vous  en  rendez  l'accès  facile 
à  vos  sujets ,  plus  vous  en  augmentez  l'éclat  et  la  ma- 
jesté. Et  n'est-il  pas  juste  que  la  nation  de  l'univers 
qui  aime  le  plus  ses  maîtres  ,  ait  aussi  plus  de  droit 
de  les  approcher?  Montrez,  Sire,  à  vos  peuples  tout 
ce  que  le  ciel  a  mis  en  vous  de  dons  et  de  talents  ai- 
mables ;  laissez-leur  voir  de  près  le  bonheur  qu'ils 
attendent  de  votre  régne.  Les  charmes  et  la  majesté 
de  votre  personne,  la  bonté  et  la  droiture  de  votre 
cœur  assureront  toujours  plus  les  hommages  qui 
sont  dus  à  votre  rang,  que  votre  autorité  et  votre 
puissance. 

Ces  princes  invisibles  et  efféminés ,  ces  Assuérus 


DE  CARÊME.  89 

devant  lesquels  c  étoit  un  crime  digne  de  mort  pour 
Esther  même  d'oser  paroître  sans  ordre ,  et  dont  la 
seule  présence  glaçoit  le  sang  dans  les  veines  des 
suppliants  ,  n'étoient  plus ,  vus  de  près ,  que  de  foi- 
bles  idoles,  sans  ame,  sans  vie,  sans  courage,  sans 
vertu,  livrés  dans  le  fond  de  leurs  palais  à  de  vils  es- 
claves, séparés  de  tout  commerce  comme  s'ils  na- 
voient  pas  été  dignes  de  se  montrer  aux  hommes , 
ou  que  des  hommes  faits  comme  eux  n  eussent  pas 
été  dignes  de  les  voir  :  l'obscurité  et  la  solitude  en 
faisoient  toute  la  majesté. 

Il  v  a  dans  Taffabilité  une  sorte  de  confiance  en 
soi-même  qui  sied  bien  aux  grands,  qui  fait  qu'on 
ne  craint  point  de  s'avilir  en  s'abaissant ,  et  qui  est 
comme  une  espèce  de  valeur  et  de  courage  pacifique  ; 
c'est  être  foible  et  timide  que  d'être  inaccessible  et  fier. 

D'ailleurs ,  Sire ,  en  quoi  les  princes  et  les  grands 
qui  n'offrent  jamais  aux  peuples  qu'un  front  sévère 
et  dédaigneux  sont  plus  inexcusables ,  c'est  qu'il  leur 
en  coûte  si  peu  de  se  concilier  les  cœurs  :  il  ne  faut 
pour  cela  ni  effort  ni  étude;  une  seule  parole,  un 
sourire  gracieux,  un  seul  regard  suffit.  Le  peuple 
leur  compte  tout  ;  leur  rang  donne  du  prix  à  tout. 
La  seule  sérénité  du  visage  du  roi,  dit  l'Écriture,  est 
la  vie  et  la  félicité  des  peuples,  et  son  air  doux  et 
humain  est  pour  les  cœurs  de  ses  sujets  ce  que  la 
rosée  du  soir  est  pour  les  terres  sèches  et  arides  :  iii 
hilaritate  vultus  régis  ^  vita  :  et  clementia  ejus  quasi 
imber  serotinus  \ 

*  Prov.  c.  16,  V.  i5. 


go  QUATRIÈME  DIMANCHE 

Et  peut-on  laisser  aliéner  des  cœurs  qu  on  peut 
gagner  à  si  bas  prix?  n'est-ce  pas  s'avilir  soi-même 
que  de  dépriser  à  ce  point  toute  Thumanité?  et  mé- 
rite-t-on  le  nom  de  grand,  quand  on  ne  sait  pas 
même  sentir  ce  que  valent  les  hommes? 

La  nature  n'a-t-elle  pas  déjà  imposé  une  assez 
grande  peine  aux  peuples  et  aux  malheureux ,  de  les 
avoir  fait  naître  dans  la  dépendance  et  comme  dans 
l'esclavage?  n'est-ce  pas  assez  que  la  bassesse  ou  le 
malheur  de  leur  condition  leur  fasse  un  devoir,  et 
comme  une  loi ,  de  ramper  et  de  rendre  des  hom- 
mages? faut-il  encore  leur  aggraver  le  joug  par  le 
mépris  et  par  une  fierté  qui  en  est  si  digne  elle- 
même?  Ne  suffit-il  pas  que  leur  dépendance  soit  une 
peine?  faut-il  encore  les  en  faire  rougir  comme  d'un 
crime?  et  si  quelqu'un  devoit  être  honteux  de  son 
état,  seroit-ce  le  pauvre  qui  le  souffre,  ou  le  grand 
qui  en  abuse? 

Il  est  vrai  que  souvent  c'est  Fhumeur  toute  seule, 
plutôt  que  l'orgueil,  qui  efface  du  front  des  grands 
cette  sérénité  qui  les  rend  accessibles  et  affables  : 
c'est  une  inégalité  de  caprice  plus  que  de  fierté.  Oc- 
cupés de  leurs  plaisirs,  et  lassés  des  hommages,  ils 
ne  les  reçoivent  plus  qu'avec  dégoût  :  il  semble  que 
l'affabilité  leur  devienne  un  devoir  importun,  et  qui 
leur  est  à  charge.  A  force  d'être  honorés,  ils  sont 
fatigués  des  honneurs  qu'on  leur  rend,  et  ils  se  dé- 
robent souvent  aux  hommages  publics  pour  se  déro- 
ber à  la  fatigue  d'y  paroître  sensibles.  Mais  qu'il  faut 
être  né  dur  pour  se  faire  même  une  peine  de  paroître 


DE  CARÊME.  91 

humain!  N'est-ce  pas  une  barbarie,  non  seulement 
de  n'être  pas  touchés ,  mais  de  recevoir  même  avec 
ennui  les  marques  d'amour  et  de  respect  que  nous 
donnent  ceux  C[ui  nous  sont  soumis?  n'est-ce  pas 
déclarer  tout  haut  qu'on  ne  mérite  pas  l'affection 
des  peuples,  quand  on  en  rebute  les  plus  tendres 
témoignages?  Peut-on  alléguer  là-dessus  les  mo- 
ments d'humeur  et  de  chagrin  que  les  soins  de  la 
grandeur  et  de  l'autorité  trament  après  soi?  L'hu- 
meur est-elle  donc  le  privilège  des  grands ,  pour  être 
l'excuse  de  leurs  vices? 

Hélas!  s'il  pouvoit  être  quelquefois  permis  d'être 
sombre,  bizarre,  chagrin,  à  charge  aux  autres  et  à 
soi-même,  ce  devroit  être  à  ces  infortunés  que  la 
faim,  la  misère,  les  calamités,  les  nécessités  domes- 
tiques, et  tous  les  plus  noirs  soucis,  environnent: 
ils  seroient  bien  plus  dignes  d'excuse,  si  portant  déjà 
le  deuil,  l'amertume,  le  désespoir  souvent  dans  le 
cœur,  ils  en  laissoient  échapper  quelques  traits  au- 
dehors.  Mais  que  les  grands ,  que  les  heureux  du 
monde,  à  qui  tout  rit,  et  que  les  joies  et  les  plaisirs 
accompagnent  par-tout,  prétendent  tirer  de  leur  fé- 
licité même  un  privilège  qui  excuse  leurs  chagrins 
bizarres  et  leurs  caprices  ;  qu'il  leur  soit  plus  permis 
d'être  fâcheux,  inquiets,  inabordables,  parcequils 
sont  plus  heureux;  qu'ils  regardent  comme  un  droit 
acquis  à  la  prospérité  d'accabler  encore  du  poids  de 
leur  humeur  des  malheureux  qui  gémissent  déjà 
sous  le  joug  de  leur  autorité  et  de  leur  puissance  ; 
grand  Dieu  !  seroit-ce  donc  là  le  privilège  des  grands, 


92  QUATRIÈME  DIMANCHE 

ou  la  punition  du  mauvais  usage  qu'ils  font  de  la 
grandeur?  Car  il  est  vrai  que  les  caprices  et  les  noirs 
chagrins  semblent  être  le  partage  des  grands  ;  et  Fin- 
nocence  de  la  joie  et  de  la  sérénité  n'est  que  pour  le 
peuple. 

Mais  l'affabilité,  qui  prend  sa  source  dans  l'huma- 
nité, n'est  pas  une  de  ces  vertus  superficielles  qui 
ne  résident  que  sur  le  visage;  c'est  un  sentiment 
qui  naît  de  la  tendresse  et  de  la  bonté  du  cœur.  L'af- 
fabilité ne  seroit  plus  qu'une  insulte  et  une  dérision 
pour  les  malheureux ,  si ,  en  leur  montrant  un  vi- 
sage doux  et  ouvert,  elle  leur  fermoit  nos  entrailles, 
et  ne  nous  rendoit  plus  accessibles  à  leurs  plain- 
tes que  pour  nous  rendre  plus  insensibles  à  leurs 
peines. 

Les  malheureux  et  les  opprimés  n'ont  droit  de  les 
approcher  que  pour  trouver  auprès  d'eux  la  protec- 
tion qui  leur  manque.  Oui,  mes  frères,  les  lois  qui 
ont  pourvu  à  la  défense  des  foibles  ne  suffisent  pas 
pour  les  mettre  à  couvert  de  l'injustice  et  de  Top- 
pression  :  la  misère  ose  rarement  réclamer  les  lois 
établies  pour  protéger ,  et  le  crédit  souvent  leur  imr 
pose  silence. 

C'est  donc  aux  grands  à  remettre  le  peuple  sous 
la  protection  des  lois  :  la  veuve,  l'orphelin,  tous  ceux 
qu'on  foule  et  qu'on  opprime,  ont  un  droit  acquis 
à  leur  crédit  et  à  leur  puissance  ;  elle  ne  leur  est 
donnée  que  pour  eux  ;  c'est  à  eux  à  porter  au  pied 
du  trône  les  plaintes  et  les  gémissements  de  l'op- 
primé :  ils  sont  comme  le  canal  de  communication , 


DE  CARÊME.  98 

et  le  lien  des  peuples  avec  le  souverain ,  puisque  le 
souverain  n'est  lui-même  que  le  père  et  le  pasteur 
des  peuples.  Ainsi  ce  sont  les  peuples  tout  seuls  qui 
donnent  aux  grands  le  droit  qu'ils  ont  d'approcher 
du  trône,  et  c'est  pour  les  peuples  tout  seuls  que  le 
trône  lui-même  est  élevé.  En  un  mot,  et  les  grands 
et  le  prince  ne  sont ,  pour  ainsi  dire ,  que  les  hommes 
du  peuple. 

Mais  si,  loin  d'être  les  protecteurs  de  sa  foiblesse, 
les  grands  et  les  ministres  des  rois  en  sont  eux-mêmes 
les  oppresseurs;  s'ils  ne  sont  plus  que  comme  ces 
tuteurs  barbares  qui  dépouillent  eux-mêmes  leurs 
pupilles  ;  grand  Dieu  !  les  clameurs  du  pauvre  et  de 
l'opprimé  monteront  devant  vous;  vous  maudirez 
ces  races  cruelles  ;  vous  lancerez  vos  foudres  sur  les 
géants:  vous  renverserez  tout  cet  édifice  d'orgueil, 
d'injustice,  et  de  prospérité,  qui  s'étoit  élevé  sur  les 
débris  de  tant  de  malheureux  ;  et  leur  prospérité  sera 
ensevelie  sous  ses  ruines. 

Aussi  la  prospérité  des  grands  et  des  ministres  des 
souverains ,  qui  ont  été  les  oppresseurs  des  peuples , 
n'a  jamais  porté  que  la  honte ,  l'ignominie ,  et  la  ma- 
lédiction à  leurs  descendants.  On  a  vu  sortir  de  cette 
tige  d'iniquité  des  rejetons  honteux ,  qui  ont  été  l'op- 
probre de  leur  nom  et  de  leur  siècle.  Le  Seigneur  a 
soufflé  sur  l'amas  de  leurs  richesses  injustes ,  et  Ta 
dissipé  comme  de  la  poussière;  et  s'il  laisse  encore 
traîner  sur  la  terre  des  restes  infortunés  de  leur 
race ,  c'est  pour  les  faire  servir  de  monument  éternel 
à  ses  vengeances ,  et  perpétuer  la  peine  d'un  crime 


94  QUATRIÈME  DIMANCHE 

qui  perpétue  presque  toujours  avec  lui  Faffliction  et 
la  misère  publique  dans  les  empires. 

La  protection  des  foibles  est  donc  le  seul  usage 
légitime  du  crédit  et  de  Tautorité  ;  mais  les  secours 
et  les  largesses  quils  doivent  trouver  dans  notre 
abondance  forment  le  dernier  caractère  de  Thuma- 
nité. 

Oui,  mes  frères,  si  c'est  Dieu  seul  qui  vous  a  fait 
naître  ce  que  vous  êtes,  quel  a  pu  être  son  dessein 
en  répandant  avec  tant  de  profusion  sur  vous  les 
biens  de  la  terre?  A-t-il  voulu  vous  faciliter  le  luxe, 
les  passions,  et  les  plaisirs  qu'il  condamne?  sont-ce 
des  présents  qu'il  vous  ait  faits  dans  sa  colère?  Si 
cela  est,  si  c'est  pour  vous  seuls  qu'il  vous  a  fait 
naître  dans  la  prospérité  et  dans  l'opulence,  jouis- 
sez-en, à  la  bonne  heure;  faites-vous,  si  vous  le 
pouvez,  une  injuste  félicité  sur  la  terre:  vivez  comme 
si  tout  étoit  fait  pour  vous;  multipliez  vos  plaisirs. 
Hâtez-vous  de  jouir,  le  temps  est  court.  N'attendez 
plus  rien  au-delà  que  la  mort  et  le  jugement;  vous 
avez  reçu  ici-bas  votre  récompense. 

Mais  si ,  dans  les  desseins  de  Dieu ,  vos  biens  doi- 
vent être  les  ressources  et  les  facilités  de  votre  salut, 
il  ne  laisse  donc  des  pauvres  et  des  malheureux  sur 
la  terre  que  pour  vous;  vous  leur  tenez  donc  ici-bas 
la  place  de  Dieu  même;  vous  êtes,  pour  ainsi  dire , 
leur  providence  visible:  ils  ont  droit  de  vous  récla- 
mer, et  de  vous  exposer  leurs  besoins;  vos  biens 
sont  leurs  biens,  et  vos  largesses  le  seul  patrimoine 
que  Dieu  leur  ait  assigné  sur  la  terre ► 


DE  CAREME. 


95 


SECONDE  PARTIE. 

Et  qu'y  a-t-il  dans  votre  état  de  plus  digne  d'envie 
que  le  pouvoir  de  faire  des  heureux?  Si  riiumanité 
envers  les  peuples  est  le  premier  devoir  des  grands, 
n  est-elle  pas  aussi  l'usage  le  plus  délicieux  de  la 
grandeur? 

Quand  toute  la  religion  ne  seroit  pas  elle-même 
un  motif  universel  de  charité  envers  nos  frères ,  et 
que  notre  humanité  à  leur  égard  ne  seroit  payée  que 
par  le  plaisir  de  faire  des  heureux  et  de  soulager 
ceux  qui  souffrent,  en  faudroit-il  davantage  pour 
un  bon  cœur?  Quiconque  n'est  pas  sensible  à  un 
plaisir  si  vrai,  si  touchant,  si  digne  du  cœur,  il  n'est 
pas  né  grand,  il  ne  mérite  pas  même  d'être  homme. 
Qu'on  est  digne  de  mépris ,  dit  saint  Ambroise ,  quand 
on  peut  faire  des  heureux ,  et  qu'on  ne  le  veut  pas  ! 
Infelix  cujus  in  potestate  est  tantorum  animas  a  mainte 
defendere,  et  non  est  voluntas  ' . 

Il  semble  même  que  c'est  une  malédiction  atta- 
chée à  la  grandeur.  Les  personnes  nées  dans  une 
fortune  obscure  et  privée,  n'envient  dans  les  grands 
que  le  pouvoir  de  faire  des  grâces  et  de  contribuer  à 
la  félicité  d' autrui  :  on  sent  qu'à  leur  place  on  seroit 
trop  heureux  de  répandre  la  joie  et  l'alégresse  dans 
les  cœurs  en  y  répandant  des  bienfaits ,  et  de  s'as- 
surer pour  toujours  leur  amour  et  leur  reconnois- 

'  S.  Ambr.  in  Yita  Nab.  i3. 


96  QUATRIÈME  DIMANCHE 

sance.  Si,  dans  une  condition  médiocre,  on  forme 
quelquefois  de  ces  désirs  chimériques  de  parvenir  à 
de  grandes  places,  le  piemier  usage  qu'on  se  pro- 
pose de  cette  nouvelle  élévation ,  c'est  d'être  bienfai- 
sant, et  d'en  faire  part  à  tous  ceux  qui  nous  envi- 
ronnent :  c'est  la  première  leçon  de  la  nature ,  et  le 
premier  sentiment  que  les  hommes  du  commun 
trouvent  en  eux.  Ce  n'est  que  dans  les  grands  seuls 
qu'il  est  éteint  :  il  semble  que  la  grandeur  leur  donne 
un  autre  cœur,  plus  dur  et  plus  insensible  que  celui 
du  reste  des  hommes  ;  que  plus  on  est  à  portée  de 
soulager  des  malheureux,  moins  on  est  touché  de 
leurs  misères  ;  que  plus  on  est  le  maître  de  s'attirer 
l'amour  et  la  bienveillance  des  hommes ,  moins  on 
en  fait  cas  ;  et  qu'il  suffit  de  pouvoir  tout,  pour  n'être 
touché  de  rien. 

Mais  quel  usage  plus  doux  et  plus  flatteur,  mes 
frères,  pourriez-vous  faire  de  votre  élévation  et  de 
votre  opulence?  Vous  attirer  des  hommages?  mais 
l'orgueil  lui-même  s'en  lasse.  Commander  aux  hom- 
mes et  leur  donner  des  lois?  mais  ce  sont  là  les  soins 
de  l'autorité,  ce  n'en  est  pas  le  plaisir.  Voir  autour 
de  vous  multiplier  à  l'infini  vos  serviteurs  et  vos 
esclaves?  mais  ce  sont  des  témoins  qui  vous  embar- 
rassent et  vous  gênent ,  plutôt  qu'une  pompe  qui  vous 
décore.  Habiter  des  palais  somptueux?  mais  vous 
vous  édifiez,  dit  Job,  des  solitudes  où  les  soucis  et 
les  noirs  chagrins  viennent  bientôt  habiter  avec  vous. 
Y  rassembler  tous  les  plaisirs?  ils  peuvent  remplir 
ces  vastes  édifices,  mais  ils  laisseront  toujours  votre 


DE  CARÊME.  97 

cœur  vide.  Trouver  tous  les  jours  dans  votre  opu- 
lence de  nouvelles  ressources  à  vos  caprices?  la  va- 
riété des  ressources  tarit  bientôt;  tout  est  bientôt 
épuisé  ;  il  faut  revenir  sur  ses  pas  ,  et  recommencer 
sans  cesse  ce  que  l'ennui  rend  insipide,  et  ce  que 
Toisiveté  a  rendu  nécessaire.  Employez  tant  quil 
vous  plaira  vos  biens  et  votre  autorité  à  tous  les  usa- 
ges que  Forgueil  et  les  plaisirs  peuvent  inventer  : 
vous  serez  rassasiés,  mais  vous  ne  serez  pas  satis- 
faits; ils  vous  montreront  la  joie,  mais  ils  ne  la  lais- 
seront pas  dans  votre  cœur. 

Employez-les  à  faire  des  heureux ,  à  rendre  la  vie 
plus  douce  et  plus  supportable  à  des  infortunés  que 
Texcès  de  la  misère  a  peut-être  réduits  mille  fois  à 
souhaiter,  comme  Job,  que  le  jour  qui  les  vit  naître 
eût  été  lui-même  la  nuit  éternelle  de  leur  tombeau  : 
vous  sentirez  alors  le  plaisir  d'être  nés  grands,  vous 
goûterez  la  véritable  douceur  de  votre  état  ;  c'est  le 
seul  privilège  qui  le  rend  digne  d'envie.  Toute  cette 
vaine  montre  qui  vous  environne  est  pour  les  autres  : 
ce  plaisir  est  pour  vous  seuls.  Tout  le  reste  a  ses 
amertumes  ;  ce  plaisir  seul  les  adoucit  toutes.  La  joie 
de  faire  du  bien  est  tout  autrement  douce  et  tou- 
chante que  la  joie  de  le  recevoir.  Revenez-y  encore, 
c'est  un  plaisir  qui  ne  s'use  point  ;  plus  on  le  goûte, 
plus  on  se  rend  digne  de  le  goûter  :  on  s'accoutume 
à  sa  prospérité  propre,  et  on  y  devient  insensible  ; 
mais  on  sent  toujours  la  joie  d'être  Fauteur  de  la  pros- 
périté d'autrui  :  chaque  bienfait  porte  avec  lui  ce  tri- 
but doux  et  secret  dans  notre  ame  :  le  long  usage  qui 


98  QUATRIÈME  DIMANCHE 

endurcit  le  cœur  à  tous  les  plaisirs ,  le  rend  ici  tous 
les  jours  plus  sensible. 

Et  qua  la  majesté  du  trône  elle-même,  Sire,  de 
plus  délicieux  que  le  pouvoir  de  faire  des  grâces? 
Que  seroit  la  puissance  des  rois,  s'ils  se  condam- 
noient  à  en  jouir  tout  seuls?  une  triste  solitude, 
rhorreûr  des  sujets  et  le  supplice  du  souverain.  C'est 
Tusage  de  l'autorité  qui  en  fait  le  plus  doux  plaisii-; 
et  le  plus  doux  usage  de  l'autorité  c'est  la  clémence 
et  la  libéralité  qui  la  rendent  aimable. 

Nouvelle  raison.  Outre  le  plaisir  de  faire  du  bien, 
qui  nous  paie  comptant  de  notre  bienfait,  montrez 
de  la  douceur  et  de  Fhumanité  dans  Fusage  de  votre 
puissance,  dit  Fesprit  de  Dieu,  et  c'est  la  gloire  la 
plus  sûre  et  la  plus  durable  oii  les  grands  puissent 
atteindre  :  in  mansuetudine  opéra  tua  perfice  ,  et  super 
hominum  gloinani  diliyeris^ . 

Non,  Sire,  ce  n'est  pas  le  rang,  les  titres,  la  puis- 
sance, qui  rendent  les  souverains  aimables  ;  ce  n'est 
pas  même  les  talents  glorieux  que  le  monde  admire , 
la  valeur,  la  supériorité  du  génie.  Fart  de  manier  les 
esprits  et  de  gouverner  les  peuples  ;  ces  grands  ta- 
lents ne  les  rendent  aimables  à  leurs  sujets  qu'au- 
tant qu'ils  les  rendent  humains  et  bienfaisants.  Vous 
ne  serez  grand  qu'autant  que  vous  leur  serez  cher  : 
l'amour  des  peuples  a  toujours  été  la  gloire  la  plus 
réelle  et  la  moins  équivoque  des  souverains ,  et  les 
peuples  n'aiment  guère  dans  les  souverains  que  les 
vertus  qui  rendent  leur  régne  heureux. 

'  EccL.  c.  3,  V.  19. 


I 


DE  CARÊME.  99 

Et ,  en  efFet,  est-il  pour  les  princes  une  gloire  plus 
pure  et  plus  touchante  que  celle  de  régner  sur  les 
cœurs?  La  gloire  des  conquêtes  est  toujours  souillée 
de  sang;  c'est  le  carnage  et  la  mort  qui  nous  y  con- 
duit ;  et  il  faut  faire  des  malheureux  pour  se  Fassu- 
rer.  L'appareil  qui  Fenvironne  est  funeste  et  lugubre; 
et  souvent  le  conquérant  lui-même,  s  il  est  humain , 
est  forcé  de  verser  des  larmes  sur  ses  propres  vic- 
toires. 

Mais  la  gloire,  Sire,  détre  cher  à  son  peuple  et 
de  le  rendre  heureux,  n'est  environnée  que  de  la  joie 
et  de  l'abondance  :  il  ne  faut  point  élever  de  statues 
et  de  colonnes  superbes  pour  Fimmortaliser  ;  elle  s'é- 
lève dans  le  cœur  de  chaque  sujet  un  monument  plus 
durable  que  1  airain  et  le  bronze ,  parceque  l'amour 
dont  il  est  Fouvrage  est  plus  fort  que  la  mort.  Le  titre 
de  conquérant  n'est  écrit  que  sur  le  marbre;  le  titre 
de  père  du  peuple  est  gravé  dans  les  cœurs. 

Et  quelle  félicité  pour  le  souverain  de  regarder 
son  royaume  comme  sa  famille,  ses  sujets  comme 
ses  enfants  ;  de  compter  que  leurs  cœurs  sont  encore 
plus  à  lui  que  leurs  biens  et  leurs  personnes,  et  de 
voir,  pour  ainsi  dire,  ratifier  chaque  jour  le  pre- 
mier choix  de  la  nation  qui  éleva  ses  ancêtres  sur 
le  trône!  La  gloire  des  conquêtes  et  des  triomphes 
a-t-elle  rien  qui  égale  ce  plaisir?  Mais  de  plus,  Sire  , 
si  la  gloire  des  conquérants  vous  touche ,  commen- 
cez par  gagner  les  cœurs  de  vos  sujets;  cette  con- 
quête vous  répond  de  celle  de  F  univers.  Un  roi  cher 
à  une  nation  valeureuse  comme  la  vôtre  n'a  plus  rien 


loo         QUATRIÈME  DIMANCHE 

à  craindre  que  Fexcès  de  ses  prospérités  et  de  ses 
victoires. 

Écoutez  cette  multitude  que  Jésus-Christ  rassasie 
aujourd'hui  dans  le  désert  ;  ils  veulent  Fétablir  roi 
sur  eux:  ut  râpèrent  euni ,  et  facerent  eum  regem\  Ils 
lui  dressent  déjà  un  trône  dans  leur  cœur,  ne  pou- 
vant le  faire  remonter  encore  sur  celui  de  David  et 
des  rois  de  Juda  ses  ancêtres  :  ils  ne  reconnoissent 
son  dro»ltà  la  royauté  que  par  son  humanité.  Ah!  si 
les  hommes  se  donnoient  des  maîtres ,  ce  ne  seroit 
ni  les  plus  nobles  ni  les  plus  vaillants  qu'ils  choisi- 
roient;  ce  seroit  les  plus  tendres,  les  plus  humains, 
des  maîtres  qui  fussent  en  même  temps  leurs  pères. 

Heureuse  la  nation,  grand  Dieu,  à  qui  vous  des- 
tinez dans  votre  miséricorde  un  souverain  de  ce  ca- 
ractère !  D'heureux  présages  semblent  nous  le  pro- 
mettre :  la  clémence  et  la  majesté ,  peintes  sur  le 
front  de  cet  auguste  enfant,  nous  annoncent  déjà  la 
félicité  de  nos  peuples  ;  ses  inclinations  douces  et 
bienfaisantes  rassurent  et  font  croître  tous  les  jours 
nos  espérances.  Cultivez  donc,  ô  mon  Dieu!  ces  pre- 
miers gages  de  notre  bonheur  :  rendez-le  aussi  tendre 
pour  ses  peuples  que  le  prince  pieux  auquel  il  doit 
la  naissance,  et  que  vous  n'avez  fait  que  montrer  à 
la  terre.  Il  ne  vouloit  régner,  vous  le  savez ,  que  pour 
nous  rendre  heureux;  nos  misères  étoient  ses  mi- 
sères ,  nos  afflictions  étoient  les  siennes ,  et  son  cœur 
ne  faisoit  qu'un  cœur  avec  le  notre.  Que  la  clémence 
et  la  miséricorde  croissent  donc  avec  l'âge  dans  cet 

'    JOAN.  C.  6,  V.  l5. 


DE  CARÊME.  loi 

enfant  précieux ,  et  coulent  en  lui  avec  le  sang  d'un 
père  si  humain  et  si  miséricordieux  !  que  la  douceur 
et  la  majesté  de  son  front  soit  toujours  une  image  de 
celle  de  son  ame  !  que  son  peuple  lui  soit  aussi  cher 
qu'il  est  lui-même  cher  à  son  peuple  !  qu'il  prenne 
dans  la  tendresse  de  la  nation  pour  lui  la  régie  et  la 
mesure  de  l'amour  qu'il  doit  avoir  pour  elle  1  par-là 
il  sera  aussi  grand  que  son  bisaïeul,  plus  glorieux 
que  tous  ses  ancêtres ,  et  son  humanité  sera  la  source 
de  notre  félicité  sur  la  terre  et  de  son  bonheur  dans 
le  ciel.  Ainsi  soit-il. 


SERMON 

POUR  LE  JOUR  DE  L'INCARNATION. 


SUR  LES  CARACTÈRES 
DE  LA  GRANDEUR  DE  JÉSUS-CHRIST. 

Hic  eritmagnus. 
Il  sera  grand. 

Luc ,  c.  I,  V.  32 

Sire, 

Quand  les  hommes  augurent  d'un  jeune  prince 
qu  il  sera  grand ,  cette  idée  ne  réveille  en  eux  que 
des  victoires  et  des  prospérités  temporelles;  ils  né- 
tablissent  sa  grandeur  future  que  sur  des  malheurs 
publics;  et  les  mêmes  signes  qui  annoncent  Féclat  de 
sa  gloire  sont  comme  des  présages  sinistres  qui  ne 
promettent  que  des  calamités  au  reste  de  la  terre. 

Mais  ce  n'est  pas  à  ces  marques  vaines  et  lugubres 
de  grandeur  que  Fange  annonce  aujourd'hui  à  Marie 
que  Jésus-Christ  sera  grand  :  le  langage  du  ciel  et  de 
la  vérité  ne  ressemble  pas  à  l'erreur  et  à  la  vanité 
des  adulations  humaines,  et  Dieu  ne  parle  point 
comme  l'homme. 

Jésus-Christ  sera  grand,  parcequ'il  sera  le  Saint 


SERM.  POUR  LE  JOUR  DE  L'INCARN.  io3 

et  le  Fils  de  Dieu,  Sanctum,  vocabitur  Filius  Dei 
parcequ'il  sauvera  son  peuple,  ipse  enim  salvumfa- 
ciet  popidwn  suurn'^-^  paiceque  son  régne  ne  finira 
plus ,  et  regm  ejus  non  erit  finis  3.  Tels  sont  les  carac- 
tères de  sa  grandeur  ;  une  grandeur  de  sainteté ,  une 
grandeur  de  miséricorde,  une  grandeur  de  perpé- 
tuité et  de  durée. 

Et  voilà  les  caractères  de  la  véritable  grandeur. 
Ce  n  est  pas,  Sire,  dans  Félévation  de  la  naissance, 
dans  Féclat  des  titres  et  des  victoires,  dans  l'étendue 
de  la  puissance  et  de  Fautorité,  que  les  princes  et 
les  grands  doivent  la  chercher  :  ils  ne  seront  grands 
comme  Jésus-Christ,  qu'autant  qu ils  seront  saints, 
qu'ils  seront  utiles  aux  peuples,  et  que  leur  vie  et 
leur  régne  deviendra  un  modèle  qui  se  perpétuera 
dans  tous  les  siècles ,  c'est-à-dire  qu'ils  auront  comme 
Jésus-Christ  une  grandeur  de  sainteté ,  une  grandeur 
de  miséricorde,  une  grandeur  de  perpétuité  et  de 
durée. 

PREMIÈRE  PARTIE. 

Sire, 

L'origine  éternelle  de  Jésus-Christ,  son  titre  de 
Fils  de  Dieu,  qui  est  le  titre  essentiel  de  sa  sainteté, 
l'est  aussi  de  sa  grandeur  et  de  son  éminence.  Il  n'est 
pas  appelé  grand  parcequ'il  compte  des  rois  et  des 
patriarches  parmi  ses  ancêtres,  et  que  le  sang  le 

'  Luc.  c.  I,  V.  35. —  ^  Matt.  c.  i,  v.  21.  —  '  Luc.  c.  2 ,  v.  33. 


io4         SERMON  POUR  LE  JOUR 

plus  auguste  de  Tunivers  coule  dans  ses  veines  ;  il 
est  grand  parcequ'il  est  le  Saint  et  le  Fils  du  Très- 
Haut  :  toute  sa  grandeur  a  sa  source  dans  le  sein  de 
Dieu,  d'où  il  est  sorti;  et  le  grand  mystère  de  ses 
voies  éternelles,  qui  se  manifeste  aujourd'hui,  va 
puiser  tout  son  éclat  dans  sa  naissance  divine. 

Nous  n'avons  de  grand  que  ce  qui  nous  vient  de 
Dieu.  Oui,  mes  frères,  que  les  grands  se  vantent 
d'avoir  comme  Jésus-Christ  des  princes  et  des  rois 
parmi  leurs  ancêtres  :  s'ils  n'ont  point  d'autre  gloire 
que  celle  de  leurs  aïeux ,  si  toute  leur  grandeur  est 
dans  leur  nom,  si  leurs  titres  sont  leurs  uniques 
vertus ,  s'il  faut  rappeler  les  siècles  passés  pour  les 
trouver  dignes  de  nos  hommages,  leur  naissance  les 
avilit  et  les  déshonore,  même  selon  le  monde.  On 
oppose  sans  cesse  leur  nom  à  leur  personne  :  le  sou- 
venir de  leurs  aïeux  devient  leur  opprobre  :  les  his- 
toires où  sont  écrites  les  grandes  actions  de  leurs 
pères  ne  sont  plus  que  des  témoins  qui  déposent 
contre  eux.  On  cherche  ces  glorieux  ancêtres  dans 
leurs  indignes  successeurs,  on  redemande  à  leurs 
noms  les  vertus  qui  ont  autrefois  honoré  la  patrie; 
et  cet  amas  de  gloire  dont  ils  ont  hérité  n'est  plus 
qu'un  poids  de  honte  qui  les  flétrit  et  qui  les  accable. 

Cependant  la  plupart  portent  sur  leur  front  l'or- 
gueil de  leur  origine.  Ils  comptent  les  degrés  de  leur 
grandeur  par  des  siècles  qui  ne  sont  plus ,  par  des 
dignités  qu'ils  ne  possèdent  plus,  par  des  actions 
qu'ils  n'ont  point  faites,  par  des  aïeux  dont  il  ne 
reste  qu'une  vile  poussière ,  par  des  monuments  que 


DE  L  INCARNATION.  io5 

les  temps  ont  effacés,  et  se  croient  au-dessus  des 
autres  hommes,  parcequil  leur  reste  plus  de  débris 
domestiques  de  la  rapidité  des  temps,  et  qu'ils  peu- 
vent produire  plus  de  titres  que  les  autres  hommes 
de  la  vanité  des  choses  humaines. 

Sans  doute  une  haute  naissance  est  une  préroga- 
tive illustre  à  laquelle  le  consentement  des  nations 
a  attaché  de  tout  temps  des  distinctions  d'honneur 
et  d'hommage  ;  mais  ce  n'est  qu'un  titre ,  ce  n'est  pas 
une  vertu  :  c'est  un  engagement  à  la  gloire;  ce  n'est 
pas  elle  qui  la  donne:  c'est  une  leçon  domestique  et 
un  motif  honorable  de  grandeur;  mais  ce  n'est  pas 
ce  qui  nous  fait  grands  :  c'est  une  succession  d'hon- 
neur et  de  mérite;  mais  elle  manque,  et  s'éteint  en 
nous  dès  que  nous  héritons  du  nom  sans  hériter  des 
vertus  qui  l'ont  rendu  illustre.  Nous  commençons, 
pour  ainsi  dire,  une  nouvelle  race;  nous  devenons 
des  hommes  nouveaux;  la  noblesse  n'est  plus  que 
pour  notre  nom,  et  la  roture  pour  notre  personne. 

Mais  si,  devant  le  monde  même,  la  naissance  sans 
la  vertu  n'est  plus  qu'un  vain  titre  qui  nous  reproche 
sans  cesse  notre  oisiveté  et  notre  bassesse,  qu'est- 
elle  devant  Dieu,  qui  ne  voit  de  grand  et  de  réel  en 
nous  que  les  dons  de  sa  grâce  et  de  son  esprit  qu'il  y 
a  mis  lui-même? 

C'est  donc  notre  naissance  selon  la  foi  qui  fait  le 
plus  glorieux  de  tous  nos  titres.  Nous  ne  sommes 
grands  que  parceque  nous  sommes ,  comme  Jésus- 
Christ,  enfants  de  Dieu,  et  que  nous  soutenons  la 
noblesse  et  l'excellence  d'une  si  haute  origine.  C'est 


io6         SERMON  POUR  LE  JOUR 

elle  qui  élève  le  chrétien  au-dessus  des  rois  et  des 
princes  de  la  terre  ;  c'est  par  elle  que  nous  entrons 
aujourd'hui  dans  tous  les  droits  de  Jésus-Christ,  que 
tout  est  à  nous,  que  tout  l'univers  n'est  que  pour 
nous ,  que  les  patriarches  et  tous  les  élus  des  siècles 
passés  sont  nos  ancêtres ,  que  nous  devenons  héri- 
tiers d'un  royaume  éternel,  que  nous  jugerons  les 
anges  et  les  hommes,  et  que  nous  verrons  un  jour 
à  nos  pieds  toutes  les  nations  et  les  puissances  du 
siècle. 

Telle  est ,  Sire ,  la  prérogative  des  enfants  de  Dieu  ; 
aussi  nos  rois  ont  mis  le  titre  de  chrétien  à  la  tête  de 
tous  les  titres  qui  entourent  et  ennoblissent  leur  cou- 
ronne; et  le  plus  saint  de  vos  prédécesseurs  n'alloit 
pas  chercher  la  source  et  l'origine  de  sa  grandeur 
dans  le  nombre  des  villes  et  des  provinces  soumises 
à  son  empire,  mais  dans  le  lieu  seul  où  il  avoit  été 
mis  par  le  baptême  au  nombre  des  enfants  de  Dieu. 

Mais,  Sire,  ce  n'est  pas  assez,  dit  saint  Jean,  d'en 
porter  le  nom ,  il  faut  l'être  en  effet  :  ut  filii  Dei  no- 
minemuret  sinius  ' .  Si  les  enfants  des  rois ,  dégénérant 
de  leur  auguste  naissance ,  n'avoient  que  des  inclina- 
tions basses  et  vulgaires  \  s'ils  se  proposoient  la  for- 
tune d'un  vil  artisan  comme  l'objet  le  plus  digne  de 
leur  cœur,  et  seul  capable  de  remplir  leurs  grandes 
destinées  ;  si ,  perdant  de  vue  le  trône  où  ils  doivent 
un  jour  être  élevés,  ils  ne  connoissoient  rien  de  plus 
grand  que  de  ramper  dans  la  boue ,  et  d'être  confon- 


'  S.  JoAN.  ep.  I ,  c.  3,  V.  I. 


DE  L  INCARNATION.  107 

dus  par  leurs  sentiments  et  leurs  occupations  avec  la 
plus  vile  populace,  quel  opprobre  pour  leur  nom  et 
pour  la  nation  qui  attendroit  de  tels  maîtres  ! 

Tels,  et  encore  plus  coupables,  Sire,  sont  les  en- 
fants de  Dieu  quand  ils  se  dégradent  jusqu'à  vivre 
comme  les  enfants  du  siècle.  La  grâce  de  votre  bap- 
tême vous  a  élevé  encore  plus  haut  que  la  gloire  de 
votre  naissance,  quoiqu'elle  soit  la  plus  auguste  de 
l'univers.  Par  celle-ci  vous  n'êtes  qu'un  roi  tempo- 
rel; l'autre  vous  rend  héritier  d'un  royaume  éternel. 
La  première  ne  vous  fait  que  l'enfant  des  rois  ;  par 
l'autre  vous  êtes  devenu  Tenfant  de  Dieu.  Tous  les 
jours  nous  voyons  croître  et  se  développer  dans  votre 
majesté  des  sentiments  et  des  inclinations  dignes  de 
la  naissance  que  vous  avez  eue  des  rois  vos  ancêtres  ; 
mais  ce  ne  seroit  rien,  si  vous  n'en  montriez  encore 
qui  répondissent  à  la  grandeur  de  la  naissance  que 
vous  tenez  de  Dieu ,  lequel  vous  a  mis  par  le  baptême 
au  nombre  de  ses  enfants. 

Or,  par  tout  ce  qu'exige  une  naissance  royale, 
jugez,  Sire,  de  ce  que  doit  exiger  une  naissance 
toute  divine.  Si  les  enfants  des  rois  doivent  être  au- 
dessus  des  autres  hommes  ;  si  la  moindre  bassesse 
les  déshonore;  si  le  plus  léger  défaut  de  courage  est 
une  tache  qui  flétrit  tout  l'éclat  de  leur  naissance;  si 
on  leur  fait  un  crime  d'une  simple  inégalité  d  hu- 
meur ;  s'il  faut  qu'ils  soient  plus  vaillants ,  plus  sages , 
plus  circonspects,  plus  doux,  plus  affables,  plus 
humains,  plus  grands  que  le  reste  des  hommes  ;  si  le 
monde  exige  tant  des  enfants  de  la  terre  ;  qu'est-ce 


io8         SERMON  POUR  LE  JOUR 

que  Dieu  ne  doit  pas  demander  des  enfants  du  ciel  ! 
quelle  innocence,  quelle  pureté  de  désirs,  quelle  élé- 
vation de  sentiments,  quelle  supériorité  au-dessus 
des  sens  et  des  passions ,  quel  mépris  pour  tout  ce 
qui  n'est  pas  éternel  !  qu  il  faut  être  grand  pour  sou- 
tenir Féminence  d'une  si  haute  origine  !  Premier  ca- 
ractère de  la  grandeur  de  Jésus-Christ,  une  grandeur 
de  sainteté:  hic  erit  magnus,  et Jîlius  Altissimi  voca- 
bitur. 

SECONDE  PARTIE. 

Mais,  en  second  lieu,  il  sera  grand,  parcequ'ii 
sauvera  son  peuple,  ipse  enim  salvum  faciet populum 
suum;  second  caractère  de  sa  grandeur,  une  gran- 
deur de  miséricorde. 

Il  ne  descend  sur  la  terre  que  pour  combler  les 
hommes  de  ses  bienfaits.  Nous  étions  sous  la  servi- 
tude et  sous  la  malédiction  ;  et  il  vient  rompre  nos 
chaînes  et  nous  mettre  en  liberté.  Nous  étions  enne- 
mis de  Dieu  et  étrangers  à  ses  promesses  ;  et  il  vient 
nous  réconcilier  avec  lui ,  et  nous  rendre  concitoyens 
des  saints  et  enfants  d'une  nouvelle  alliance.  Nous 
vivions  sans  loi,  sans  joug,  sans  Dieu  dans  ce  monde; 
et  il  vient  être  notre  loi,  notre  vérité,  notre  justice, 
et  répandre  l'abondance  de  ses  dons  et  de  ses  grâces 
sur  tout  l'univers.  En  un  mot,  il  vient  renouveler 
toute  la  nature,  sanctifier  ce  qui  étoit  souillé,  for- 
tifier ce  qui  étoit  foible ,  sauver  ce  qui  étoit  perdu , 
réunir  ce  qui  étoit  divisé.  Quelle  grandeur  !  car  il  n'y 


DE  L'INCARNATION.  loy 

a  rien  de  si  grand  que  de  pouvoir  être  utile  à  tous  les 
hommes. 

Et  telle  est  la  grandeur  où  les  princes  et  les  sou- 
verains ,  et  tout  ce  qui  porte  le  nom  de  grand  sur  la 
terre ,  doit  aspirer  ;  ils  ne  peuvent  être  grands  qu'en 
se  rendant  utiles  aux  peuples ,  et  leur  portant ,  comme 
Jésus-Christ,  la  hberté,  la  paix,  etFabondance. 

Je  dis  la  liberté,  non  celle  qui  favorise  les  pas- 
sions et  la  licence  ;  c'est  un  nouveau  joug  et  une 
servitude  honteuse  que  ce  funeste  libertinage  ;  et  la 
régie  des  mœurs  est  le  premier  principe  de  la  félicité 
et  de  raffermissement  des  empires.  Ce  n'est  pas  celle 
encore,  ou  qui  s'élève  contre  l'autorité  légitime,  ou 
qui  veut  partager  avec  le  souverain  celle  qui  réside 
en  lui  seul,  et,  sous  prétexte  de  la  modérer,  l'a- 
néantir et  l'éteindre.  Il  n'y  a  de  bonheur  pour  les 
peuples  que  dans  l'ordre  et  dans  la  soumission.  Pour 
peu  qu'ils  s'écartent  du  point  fixe  de  l'obéissance ,  le 
gouvernement  n'a  plus  de  régie;  chacun  veut  être  à 
lui-même  sa  loi  ;  la  confusion,  les  troubles,  les  dis- 
sensions, les  attentats,  l'impunité,  naissent  bientôt 
de  l'indépendance;  et  les  souverains  ne  sauroient 
rendre  leurs  sujets  heureux  qu'en  les  tenant  soumis 
à  l'autorité ,  et  leur  rendant  en  même  temps  l'assu- 
jettissement doux  et  aimable. 

La  liberté ,  Sire  ,  que  les  princes  doivent  à  leurs 
peuples,  c'est  la  liberté  des  lois.  Vous  êtes  le  maître 
de  la  vie  et  de  la  fortune  de  vos  sujets;  mais  vous 
ne  pouvez  en  disposer  que  selon  les  lois.  Vous  ne 
connoissez  que  Dieu  seul  au-dessus  de  vous ,  il  est 


iio         SERMON  POUR  LE  JOUR 

vrai;  mais  ies  lois  doivent  avoir  plus  d'autorité  que 
vous-même.  Vous  ne  commandez  pas  à  des  esclaves, 
vous  commandez  à  une  nation  libre  et  belliqueuse, 
aussi  jalouse  de  sa  liberté  que  de  sa  fidélité,  et  dont 
la  soumission  est  d'autant  plus  sûre,  qu  elle  est  fon- 
dée sur  l'amour  qu'elle  a  pour  ses  maîtres.  Ses  rois 
peuvent  tout  sur  elle,  parceque  sa  tendresse  et  sa 
fidélité  ne  mettent  point  de  bornes  à  son  obéissance; 
mais  il  faut  que  ses  rois  en  mettent  eux-mêmes  à  leur 
autorité,  et  que  plus  son  amour  ne  connoît  point 
d'autre  loi  qu'une  soumission  aveugle,  plus  ses  rois 
n  exigent  de  sa  soumission  que  ce  que  les  lois  leur 
permettent  d'en  exiger  :  autrement  ils  ne  sont  plus 
les  pères  et  les  protecteurs  de  leurs  peuples,  ils  en 
sont  les  ennemis  et  les  oppresseurs;  ils  ne  régnent 
pas  sur  leurs  sujets,  ils  les  subjuguent. 

La  puissance  de  votre  auguste  bisaïeul  sur  la  na- 
tion a  passé  celle  de  tous  les  rois  vos -ancêtres  :  un 
régne  long  et  glorieux  Fa  voit  affermie;  sa  haute  sa- 
gesse la  soutenoit,  et  l'amour  de  ses  sujets  n'y  met- 
toit  presque  plus  de  bornes.  Cependant  il  a  su  plus 
d'une  fois  la  faire  céder  aux  lois ,  les  prendre  pour 
arbitres  entre  lui  et  ses  sujets,  et  soumettre  noble- 
ment ses  intérêts  à  leurs  décisions. 

Ce  n'est  donc  pas  le  souverain ,  c'est  la  loi ,  Sire , 
qui  doit  régner  sur  les  peuples.  Vous  n'en  êtes  que 
le  ministre  et  le  premier  dépositaire.  C'est  elle  qui 
doit  régler  l'usage  de  l'autorité;  et  c'est  par  elle  que 
l'autorité  n'est  plus  un  joug  pour  les  sujets ,  mais  une 
régie  qui  les  conduit,  un  secours  qui  les  protège, 


DE  L'INCARNATION.  m 

une  vigilance  paternelle  qui  ne  s'assure  leur  soumis- 
sion que  parcequ'elle  s'assure  leur  tendresse.  Les 
hommes  croient  être  libres  quand  ils  ne  sont  gou- 
vernés que  par  les  lois  :  leur  soumission  fait  alors 
tout  leur  bonheur,  parcequ  elle  fait  toute  leur  tran- 
quillité et  toute  leur  confiance  :  les  passions ,  les  vo- 
lontés injustes,  les  désirs  excessifs  et  ambitieux  que 
les  princes  mêlent  à  Tusage  de  l'autorité,  loin  de  l'é- 
tendre ,  l'affoiblissent  :  ils  deviennent  moins  puissants 
dès  qu'ils  veulent  l'être  plus  que  les  lois  ;  ils  perdent 
en  croyant  gagner.  Tout  ce  qui  rend  l'autorité  in- 
juste et  odieuse  l'énervé  et  la  diminue  :  la  source  de 
leur  puissance  est  dans  le  cœur  de  leurs  sujets;  et 
quelque  absolus  qu'ils  paroissent,  on  peut  dire  qu'ils 
perdent  leur  véritable  pouvoir  dès  qu  ils  perdent  l'a- 
mour de  ceux  qui  les  servent. 

J'ai  dit  encore  la  paix  et  l'abondance,  qui  sont  tou- 
jours les  fruits  heureux  de  la  liberté  dont  nous  ve- 
nons de  parler  :  et  voilà  les  biens  que  Jésus-Christ 
vient  apporter  sur  la  terre;  il  n'est  grand  que  par- 
cequ'il  est  le  bienfaiteur  de  tous  les  hommes. 

Oui,  Sire,  il  faut  être  utile  aux  hommes  pour  être 
grand  dans  l'opinion  des  hommes.  C'est  la  reconnois- 
sance  qui  les  porta  autrefois  à  se  faire  des  dieux 
même  de  leurs  bienfaiteurs  :  ils  adorèrent  la  terre 
qui  les  nourrissoit,  le  soleil  qui  les  éclairoit,  des 
princes  bienfaisants,  un  Jupiter  roi  de  Crète,  un 
Osirisroi  d'Égypte,  qui  avoient  donné  des  lois  sages 
à  leurs  sujets ,  qui  avoient  été  les  pères  de  leurs  peu- 
ples ,  et  les  avoient  rendus  heureux  pendant  leur  rê- 


112         SERMON  POUR  LE  JOUR 

gne  :  l'amour  et  le  respect  qu  inspire  la  reconnois- 
sance  fut  si  vif,  qu'il  dégénéra  même  en  culte. 

Il  faut  mettre  les  hommes  dans  les  intérêts  de 
notre  gloire ,  si  nous  voulons  qu'elle  soit  immortelle  ; 
et  nous  ne  pouvons  les  y  mettre  que  par  nos  bien- 
faits. Les  grands  talents  et  les  titres  qui  nous  élèvent 
au-dessus  d'eux,  et  qui  ne  font  rien  à  leur  bonheur, 
les  éblouissent  sans  les  toucher,  et  deviennent  plutôt 
l'objet  de  l'envie  que  de  l'affection  et  de  l'estime  pu- 
blique. Les  louanges  que  nous  donnons  aux  autres 
se  rapportent  toujours  par  quelque  endroit  à  nous- 
mêmes  ;  c'est  l'intérêt  ou  la  vanité  qui  en  sont  les 
sources  secrètes  ;  car  tous  les  hommes  sont  vains  et 
n'agissent  presque  que  pour  eux,  et  d'ordinaire  ils 
n'aiment  pas  à  donner  en  pure  perte  des  louanges 
qui  les  humilient,  et  qui  sont  comme  des  aveux  pu- 
blics de  la  supériorité  qu'on  a  sur  eux;  mais  la  re- 
connoissance  l'emporte  sur  la  vanité ,  et  l'orgueil 
souffre  sans  peine  que  nos  bienfaiteurs  soient  en 
même  temps  nos  supérieurs  et  nos  maîtres. 

Non ,  Sire ,  un  prince  qui  n'a  eu  que  des  vertus  mi- 
litaires n'est  pas  assuré  d'être  grand  dans  la  posté- 
rité. Il  n'a  travaillé  que  pour  lui  ;  il  n'a  rien  fait  pour 
ses  peuples  ;  et  ce  sont  les  peuples  qui  assurent  tou- 
jours la  gloire  et  la  grandeur  du  souverain.  Il  pourra 
passer  pour  un  grand  conquérant;  mais  on  ne  le  re- 
gardera jamais  comme  un  grand  roi  :  il  aura  gagné 
des  batailles;  mais  il  n'aura  pas  gagné  le  cœur  de  ses 
sujets  :  il  aura  conquis  des  provinces  étrangères; 
mais  il  aura  épuisé  les  siennes  :  en  un  mot,  il  aura 


DE  L'INCARNATION.  ii3 

conduit  habilement  des  armées,  mais  il  aura  mal 
gouverné  ses  sujets. 

Mais ,  Sire ,  un  prince  qui  n  a  cherché  sa  gloire 
que  dans  le  bonheur  de  ses  sujets,  qui  a  préféré  la 
paix  et  la  tranquillité ,  qui  seule  peut  les  rendre  heu- 
reux, à  des  victoires  qui  n  eussent  été  que  pour  lui 
seul ,  et  qui  n'auroient  abouti  qu'à  flatter  sa  vanité  ; 
un  prince  qui  ne  s'est  regardé  que  comme  Fhomme 
de  ses  peuples ,  qui  a  cru  que  ses  trésors  les  plus  pré- 
cieux étoient  les  cœurs  de  ses  sujets  ;  un  prince  qui, 
par  la  sagesse  de  ses  lois  et  de  ses  exemples ,  a  banni 
les  désordres  de  son  état,  corrigé  les  abus,  conservé 
la  bienséance  des  mœurs  publiques,  maintenu  cha- 
cun à  sa  place ,  réprimé  le  luxe  et  la  licence ,  tou- 
jours plus  funestes  aux  empires  que  les  guerres  et 
les  calamités  les  plus  tristes;  rendu  au  culte  et  à  la 
religion  de  ses  pères  Fautorité,  Féclat,  la  majesté, 
l'uniformité  qui  en  perpétuent  le  respect  parmi  les 
peuples;  maintenu  le  sacré  dépôt  de  la  foi  contre 
toutes  les  entreprises  des  esprits  indociles  et  inquiets; 
qui  a  regardé  ses  sujets  comme  ses  enfants ,  son 
royaume  comme  sa  famille  ;  et  qui  n  a  usé  de  sa  puis- 
sance que  pour  la  félicité  de  ceux  qui  la  lui  avoient 
confiée  :  un  prince  de  ce  caractère  sera  toujours 
grand ,  parcequ  il  Fest  dans  le  cœur  des  peuples.  Les 
pères  raconteront  à  leurs  enfants  le  bonheur  qu'ils 
eurent  de  vivre  sous  un  si  bon  maître  ;  ceux-ci  le  re- 
diront à  leurs  neveux  ;  et  dans  chaque  famille  ce  sou- 
venir, conservé  d'âge  en  âge,  deviendra  comme  un 

monument  domestique  élevé  dans  l'enceinte  des  murs 

8 


ii4         SERMON  POUR  LE  JOUR 

paternels ,  qui  perpétuera  la  mémoire  d'un  si  bon  roi 
dans  tous  les  siècles  ' . 

Non,  Sire,  ce  ne  sont  pas  les  statues  et  les  inscrip- 
tions qui  immortalisent  les  princes  ;  elles  deviennent 
tôt  ou  tard  le  triste  jouet  des  temps  et  de  la  vicissi- 
tude des  choses  humaines.  En  vain  Rome  et  la  Grèce 
avoient autrefois  muitipHéàTinfini  les  images  deleurs 
rois  et  de  leurs  Césars,  et  épuisé  toute  la  science  de 
Tart  pour  les  rendre  plus  précieuses  aux  siècles  sui- 
vants; de  tous  ces  monuments  superbes,  à  peine  un 
seul  est  venu  jusqu'à  nous.  Ce  qui  n'est  écrit  que  sur 
le  marbre  et  sur  l'airain  est  bientôt  effacé;  ce  qui  est 
écrit  dans  les  cœurs  demeure  toujours. 

TROISIÈME  PARTIE. 

Aussi  le  dernier  caractère  de  la  grandeur  de  Jé- 
sus-Christ, c'est  la  durée  et  la  perpétuité  de  son  rè- 
gne :  et  regni  ejus  non  erit  finis.  Il  étoit  hier,  il  est 
aujourd'hui ,  et  il  sera  dans  tous  les  siècles  :  ses  bien- 
faits perpétueront  sa  royauté  et  sa  puissance.  Les 
hommes  de  tous  les  temps  le  reconnoîtront,  l'adore- 
ront comme  leur  chef,  leur  libérateur,  leur  pontife 
toujours  vivant,  et  qui  s'offre  toujours  pour  nous  à 

^  Voltaire,  dans  la  Henriade ,  a  imité  ce  passage  de  Massillon. 

Le  vieillard  expirant 
De  ce  prince  à  son  fils  fait  l'éloge  en  pleurant. 
Le  fils,  éternisant  des  images  si  chères  , 
Raconte  à  ses  neveux  le  bonheur  de  leurs  pères; 
Et  ce  nom  ,  dont  la  terre  aime  à  s'entretenir  , 
Est  porté  par  l'amour  aux  siècles  à  venir. 


I 


DE  L  INCARNATION.  ii5 

son  père:  il  sera  même  le  prince  de  Téternité,  il  ré- 
gnera sm^  tous  les  élus  dans  le  ciel,  et  TÉglise  triom- 
phante ne  sera  pas  moins  son  royaume  et  son  héri- 
tage que  celle  qui  combat  sur  la  terre.  C'est  ici  une 
grandeur  de  perpétuité  et  de  durée. 

En  effet,  la  gloire  qui  doit  finir  avec  nous  est  tou- 
jours fausse.  Elle  étoit  donnée  à  nos  titres  plus  qu  à 
nos  vertus;  c'étoit  un  faux  éclat  qui environnoit nos 
places,  mais  qui  ne  sortoit  pas  de  nous-mêmes.  Nous 
étions  sans  cesse  entourés  d'admirateurs ,  et  vides 
au-dedans  des  qualités  qu'on  admire.  Cette  gloire 
étoit  le  fruit  de  Terreur  et  de  Fadulation,  et  il  nest 
pas  étonnant  de  la  voir  finir  avec  elles.  Telle  est  la 
gloire  de  la  plupart  des  princes  et  des  grands.  On 
honore  leurs  cendres  encore  fumantes  d'un  reste  d'é- 
loge; on  ajoute  encore  cette  vaine  décoration  à  celle 
de  leur  pompe  funèbre.  Mais  tout  s'éclipse  et  s'éva- 
nouit le  lendemain:  on  a  honte  des  louanges  qu'on 
leur  a  données;  c'est  un  langage  suranné  et  insipide 
qu'on  n'oseroit  plus  parler  :  on  en  voit  presque  rou- 
gir les  monuments  publics  où  elles  sont  encore  écri- 
tes, et  où  elles  ne  semblent  subsister  que  pour  rap- 
peler publiquement  un  souvenir  qui  les  désavoue. 
Ainsi  les  adulations  ne  survivent  jamais  à  leurs  hé- 
ros; et  les  éloges  mercenaires,  loin  d'immortaliser  la 
gloire  des  princes,  n'immortalisent  que  la  bassesse, 
l'intérêt  et  la  lâcheté  de  ceux  qui  ont  été  capables  de 
les  donner. 

Pour  connoître  la  grandeur  véritable  des  souve- 
rains et  des  grands ,  il  faut  la  chercher  dans  les  sié- 

8. 


ii6         SERMON  POUR  LE  JOUR 

des  qui  sont  venus  après  eux.  Plus  même  ils  s'éloi- 
gnent de  nous,  plus  leur  gloire  croît  et  s'affermit 
lorsqu'elle  a  pris  sa  source  dans  l'amour  des  peuples. 
On  dispute  encore  aujourd'hui  à  un  de  vos  plus  vail- 
lants prédécesseurs  les  éloges  magnifiques  que  son 
siècle  lui  donna  à  l'envi  ;  et  malgré  la  gloire  de  Ma- 
rignan,  on  doute  si  la  valeur  doit  le  faire  compter 
parmi  les  grands  rois  qui  ont  occupé  votre  trône  :  et 
avec  moins  de  ces  talents  brillants  qui  font  les  héros, 
et  plus  de  ces  vertus  pacifiques  qui  font  les  bons 
rois,  son  prédécesseur  sera  toujours  grand  dans  nos 
histoires,  parcequ'il  sera  toujours  cher  à  la  nation 
dont  il  fut  le  père.  On  ne  compte  pour  rien  les  éloges 
donnés  aux  souverains  pendant  leur  régne ,  s'ils  ne 
sont  répétés  sous  les  régnes  suivants.  C'est  là  que  la 
postérité,  toujours  équitable,  ou  les  dégrade  d'une 
gloire  dont  ils  n'étoient  redevables  qu'à  leur  puis- 
sance et  à  leur  rang,  ou  leur  conserve  un  rang  qu'ils 
dûrent  à  leur  vertu  bien  plus  qu'à  leur  puissance. 
Il  faut,  Sire,  que  la  vie  d'un  grand  roi  puisse  être 
proposée  comme  une  régie  à  ses  successeurs ,  et  que 
son  régne  devienne  le  modèle  de  tous  les  règnes  à 
venir:  c'est  par-là  qu'il  sera,  si  je  l'ose  dire,  éternel 
comme  le  r^gne  de  Jésus-Christ  :  et  regni  ejus  non  erit 
finis. 

Le  règne  de  David  fut  toujours  le  modèle  des 
bons  rois  de  Juda ,  et  sa  durée  égala  celle  du  trône 
de  Jérusalem.  Ce  ne  furent  pas  ses  victoires,  toutes 
seules,  qui  le  rendirent  le  modèle  des  rois  ses  suc- 
cesseurs :  Saiil  en  avoit  remporté,  comme  lui,  sur 


DE  L  INCARNATION.  117 

les  Philistins  et  sur  les  Amalécites.  Ce  fut  sa  piété 
envers  Dieu,  son  amour  pour  son  peuple,  son  zélé 
pour  la  loi  et  pour  la  religion  de  ses  pères,  sa  sou- 
mission à  Dieu  dans  les  disgrâces,  sa  modération 
dans  la  victoire  et  dans  la  prospérité,  son  respect 
pour  les  prophètes  qui  venoient  de  la  part  de  Dieu 
l'avertir  de  ses  devoirs ,  et  lui  ouvrir  les  yeux  sur  ses 
foiblesses,  les  larmes  publiques  de  pénitence  et  de 
piété  dont  il  baigna  son  trône  pour  expier  le  scan- 
dale de  sa  chute ,  les  richesses  immenses  qu'il  amassa 
pour  élever  un  temple  au  Dieu  de  ses  pères ,  sa  con- 
fiance dans  le  grand-prêtre  et  dans  les  ministres  du 
culte  saint,  le  soin  qu'il  prit  d'inspirer  à  son  fils  Sa- 
lomon les  maximes  de  la  vertu  et  de  la  sagesse,  et 
enfin  le  bon  ordre  et  la  justice  des  lois  qu'il  établit 
dans  tout  Israël. 

Voilà,  Sire,  la  grandeur  que  votre  Majesté  doit 
se  proposer.  Régnez  de  manière  que  votre  régne 
puisse  être  éternel  ;  que  non  seulement  il  vous  assure 
la  royauté  immortelle  des  enfants  de  Dieu,  mais  en- 
core que  dans  tous  les  âges  qui  suivront,  on  vous 
propose  aux  princes  vos  successeurs  comme  le  mo- 
dèle des  bons  rois. 

Ce  ne  sera  pas  seulement  en  remportant  des  vic- 
toires que  vous  deviendrez  un  grand  roi  ;  ce  sera  votre 
amour  pour  vos  peuples ,  votre  fidélité  envers  Dieu, 
votre  zélé  pour  la  religion  de  vos  pères ,  votre  atten- 
tion à  rendre  vos  sujets  heureux ,  qui  feront  de  votre 
régne  le  plus  bel  endroit  de  nos  histoires,  et  le  mo- 
dèle de  tous  les  règnes  à  venir. 


ii8         SERMON  POUR  LE  JOUR 

Aimez  vos  peuples,  Sire;  et  que  ces  mêmes  pa- 
roles si  souvent  portées  à  vos  oreilles  trouvent  tou- 
jours un  accès  favorable  dans  votre  cœur.  Soyez 
tendre,  humain,  affable,  touché  de  leurs  misères, 
compatissant  à  leurs  besoins  ;  et  vous  serez  un  grand 
roi ,  et  la  durée  de  votre  régne  égalera  celle  de  la 
monarchie.  Dieu  vous  a  établi  sur  une  nation  qui 
aime  ses  princes,  et  qui  par  cela  seul  mérite  d'en 
être  aimée.  Dans  un  royaume  où  les  peuples  nais- 
sent, pour  ainsi  dire,  bons  sujets,  il  faut  que  les 
souverains  en  naissant  naissent  de  bons  maîtres. 
Yous  voyez  déjà  tous  les  cœurs  voler  après  vous  : 
Sire,  Tamour  ne  peut  se  payer  que  par  Tamour;  et 
vous  ne  seriez  pas  digne  de  la  tendresse  de  vos  su- 
jets, si  vous  leur  refusiez  la  vôtre. 

Il  n'y  a  point  d'autre  gloire  pour  les  rois  :  leur 
grandeur  est  toute  dans  Tamour  de  leurs  peuples; 
ce  sont  eux  qui  perpétuent  de  siècle  en  siècle  la  mé- 
moire des  bons  princes.  Et  quelle  gloire  en  effet  pour 
un  roi  de  régner  encore  après  sa  mort  sur  les  cœurs 
de  ses  sujets!  d'être  sùr  que,  dans  tous  les  temps  à 
venir,  les  peuples,  ou  regretteront  de  n'avoir  pas 
vécu  sous  son  régne ,  ou  se  féliciteront  d'avoir  un  roi 
qui  lui  ressemble!  Quelle  gloire,  Sire,  de  faire  dire 
de  soi  dans  toute  la  suite  des  siècles,  comme  la  reine 
de  Saba  le  disoit  de  Salomon  :  Heureux  ceux  qui  le 
virent,  et  qui  vécurent  sous  la  douceur  de  ses  lois  et 
de  son  empire!  Heureux  l'âge  qui  montre  à  la  terre 
un  si  bon  maître  !  Heureuses  les  villes  et  les  campa- 
gnes qui  virent  revivre  sous  son  régne  l'abondance, 


DE  L'INCARNATION.  119 

la  paix,  la  joie,  la  justice,  rinnocence  des  âges  les 
plus  fortunés!  Heureuse  la  nation  que  le  ciel  favori- 
sera un  jour  d'un  prince  qui  lui  soit  semblable! 

Grand  Dieu  !  c'est  vous  seul  qui  donnez  les  bons 
rois  aux  peuples  ;  et  c'est  le  plus  grand  don  que  vous 
puissiez  faire  à  la  terre.  Vous  tenez  encore  entre  vos 
mains  l'enfant  auguste  que  vous  destinez  à  la  mo- 
narchie. Son  âge,  son  innocence,  le  laissent  encore 
l'ouvrage  commencé  de  vos  miséricordes.  Il  n'est  pas 
encore  sorti  de  dessous  la  main  qui  le  forme  et  qui 
l'achève.  Grand  Dieu!  il  est  encore  temps,  formez-le 
pour  le  bonheur  des  peuples  à  qui  vous  Favez  ré- 
servé ;  et  que  cette  prière ,  si  souvent  ici  renouvelée , 
ne  lasse  pas  votre  bonté,  puisqu'elle  intéresse  si  fort 
le  salut  et  la  ielicité  d'une  nation  que  vous  avez  tou- 
jours protégée! 

C'est  sous  les  bons  rois  que  votre  culte  s'affermit , 
que  la  foi  triomphe  des  erreurs,  que  l'affreuse  in- 
crédulité est  bannie  ou  obligée  de  se  cacher,  que  les 
nouvelles  doctrines  sont  proscrites ,  que  les  esprits 
rebelles  ne  trouvent  de  protection  et  de  sûreté  que 
dans  l'obéissance  et  dans  l'unité  ;  que  vos  ministres , 
paisibles  dans  l'exercice  de  leurs  fonctions,  et  veil- 
lant sans  cesse  à  la  conservation  du  dépôt,  voient 
l'autorité  de  l'empire  donner  les  mains  à  celle  du  sa- 
cerdoce ;  et  que  tous  les  cœurs ,  déjà  réunis  au  pied 
du  trône ,  portent  la  même  union  et  la  même  con- 
corde aux  pieds  des  autels.  Ajoutez  donc  en  lui  de 
jour  en  jour,  ô  mon  Dieu!  de  ces  traits  heureux  qui 
promettent  de  bons  rois  à  leurs  peuples;  que  l'ou- 


1 20    SERM.  POUR  LE  JOUR  DE  L'INCARN. 

vrage  de  vos  miséricordes  croisse  et  se  développe  tous 
les  jours  en  lui  avec  ses  années.  Nous  ne  vous  deman- 
dons pas  qu'il  devienne  le  vainqueur  de  FEurope  ; 
nous  vous  demandons  qu'il  soit  le  père  de  son  peu- 
ple. C'est  la  puissance  de  votre  bras  qui  nous  l'a  con- 
servé, en  frappant  autour  de  son  berceau  tout  le 
reste  de  sa  famille  royale  ;  que  ce  soit  elle  qui  nous 
le  forme  et  qui  nous  le  prépare.  Il  est,  comme  Moïse , 
l'enfant  sauvé  des  funérailles  de  toute  sa  race  ;  qu'il 
soit  comme  lui  le  sauveur  et  le  libérateur  de  son 
peuple;  et  que  ce  premier  prodige ,  qui  l'a  retiré  du 
sein  de  la  mort,  soit  pour  nous  le  présage  assuré  de 
ceux  que  vous  nous  faites  espérer  sous  son  empire! 
Ainsi  soit-il. 


SERMON 


POUR  LE  DIMANCHE  DE  LA  PASSION. 


SUR  LA  FAUSSETÉ 
DE  LA  GLOIRE  HUMAINE. 

Si  ego  glorifico  meipsum,  gloria  mea  nihil  est. 

Si  je  me  glorifie  moi-même ,  ma  gloire  n'est  rien. 

Jean  ,  c.  8 ,  v.  54- 


Sire, 


Si  la  gloire  du  monde ,  sans  la  crainte  de  Dieu , 
étoit  quelque  chose  de  réel,  quel  homme  jusque-là 
avoit  paru  sur  la  terre  qui  eût  plus  de  lieu  de  se  glo- 
rifier lui-même  que  Jésus-Christ? 

Outre  la  gloire  de  descendre  d'une  race  royale , 
et  de  compter  les  David  et  les  Salomon  parmi  ses 
ancêtres,  avec  quel  éclat  navoit-il  pas  paru  dans  le 
monde? 

Suivez-le  dans  tout  le  cours  de  sa  vie ,  toute  la  na- 
ture lui  obéit;  les  eaux  s'affermissent  sous  ses  pieds; 
les  morts  entendent  sa  voix  ;  les  démons ,  frappés 
de  sa  puissance,  vont  se  cacher  loin  de  lui;  les  cieux 
s'ouvrent  sur  sa  tête,  et  annoncent  eux-mêmes  aux 
hommes  sa  gloire  et  sa  magnificence  :  la  boue  entre 


122  POUR  LE  DIMANCHE 

ses  mains  rend  la  lumière  aux  aveugles  ;  tous  les 
lieux  par  où  il  passe  ne  sont  marqués  que  par  ses 
prodiges  :  il  lit  dans  les  cœurs  ;  il  voit  Favenir  comme 
le  présent;  il  entraîne  après  lui  les  villes  et  les  peu- 
ples :  personne  avant  lui  n'avoit  parlé  comme  il 
parle;  et  charmées  de  son  éloquence  céleste,  les  fem- 
mes de  Juda  appellent  heureuses  les  entrailles  qui 
Font  porté. 

Quel  homme  s'étoit  jamais  montré  sur  la  terre 
environné  de  tant  de  gloire?  et  cependant  il  nous 
apprend  que  s'il  se  l'attribue  à  lui-même,  et  que  sa 
gloire  ne  soit  qu'une  gloire  humaine,  sa  gloire  n'est 
plus  rien:  si  ego  glorifico  ?neipsum,  gloria  mea  nihîl 
L  est. 

La  probité  mondaine,  les  grands  talents,  les  suc- 
cès éclatants,  ne  sont  donc  plus  rien,  dès  qu'ils  ne 
sont  que  les  vertus  de  l'homme;  et  il  n'y  a  point  de 
gloire  véritable  sans  la  crainte  de  Dieu.  C'est  ce  qui 
va  faire  le  sujet  de  ce  discours. 


PREMIÈRE  PARTIE. 

Sire, 

Il  y  a  long-temps  que  les  hommes,  toujours  vains, 
font  leur  idole  de  la  gloire  :  ils  la  perdent  la  plupart 
en  la  cherchant,  et  croient  l'avoir  trouvée  quand  on 
donne  à  leur  vanité  les  louanges  qui  ne  sont  dues 
qu'à  la  vertu. 

Il  n'est  point  de  prince  ni  de  grand,  malgré  la 


DE  LA  PASSION.  i23 

bassesse  et  le  dérèglement  de  ses  mœurs  et  de  ses 
penchants,  à  qui  de  vaines  adulations  ne  promettent 
la  gloire  et  l'immortalité,  et  qui  ne  compte  sur  les 
suffrages  de  la  postérité,  où  son  nom  même  ne  pas- 
sera peut-être  pas ,  et  où  du  moins  il  ne  sera  connu 
que  par  ses  vices.  Il  est  vrai  que  le  monde ,  qui  avoit 
élevé  ces  idoles  de  boue ,  les  renverse  lui-même  le 
lendemain,  et  quil  se  venge  à  loisir,  dans  les  âges 
suivants,  par  la  liberté  de  ses  censures,  de  la  con- 
trainte et  de  Finjustice  de  ses  éloges. 

Il  n'attend  pas  même  si  tard  :  les  applaudisse- 
ments publics  qu'on  donne  à  la  plupart  des  grands 
pendant  leur  vie,  sont  presque  toujours  à  l'instant 
démentis  par  les  jugements  et  les  discours  secrets. 
Leurs  louanges  ne  font  que  réveiller  l'idée  de  leurs 
défauts;  et  à  peine  sorties  de  la  bouche  même  de 
celui  qui  les  publie,  elles  vont,  s'il  m'est  permis  de 
parler  ainsi ,  expirer  dans  son  cœur  qui  les  dés- 
avoue. 

Mais  si  la  gloire  humaine  est  presque  toujours  dé- 
gradée devant  le  tribunal  même  du  monde,  auroit- 
elle  quelque  chose  de  plus  réel  aux  yeux  de  Dieu, 
devant  qui  il  n'y  a  de  véritables  grands  que  ceux  qui 
le  craignent?  Qui  autem  timent  te,  magni  erunt  apud 
te  per  omnia  ' . 

Et  pour  mettre  cette  vérité  dans  un  point  de  vue 
qui  nous  la  montre  tout  entière,  remarquez,  je  vous 
prie,  mes  frères,  que  les  hommes  ont  de  tout  temps 

'  Judith,  c.  i6,  v.  19. 


124  POUR  LE  DIMANCHE 

établi  la  gloire  dans  Fhonneur  et  la  probité,  dans 
Féminence  et  la  distinction  des  talents ,  et  enfin  dans 
les  succès  éclatants. 

Or,  sans  la  crainte  de  Dieu ,  toute  probité  humaine 
est  ou  fausse ,  ou  du  moins  elle  n  est  pas  sûre  :  les 
plus  grands  talents  deviennent  dangereux,  ou  à  celui 
qui  s'en  glorifie ,  ou  à  ceux  auprès  desquels  il  en  fait 
usage  :  et  enfin  les  succès  les  plus  éclatants ,  ou  pren- 
nent leur  source  dans  le  crime,  ou  ne  sont  souvent 
que  des  crimes  éclatants  eux-mêmes  :  si  ego  glorifico 
meipsum ,  gloria  mea  nihil  est. 

Je  dis  premièrement  que  la  probité  humaine,  sans 
la  crainte  de  Dieu ,  est  presque  toujours  fausse ,  ou 
du  moins  qu'elle  n'est  jamais  sûre. 

Je  sais  que  le  monde  se  vante  d'un  fantôme  d'hon- 
neur et  de  probité  indépendant  de  la  religion  :  il 
croit  qu'on  peut  être  fidèle  aux  hommes  sans  être 
fidèle  à  Dieu  ;  être  orné  de  toutes  les  vertus  que  de- 
mande la  société  sans  avoir  celles  qu'exige  l'Évan- 
gile; et,  en  un  mot,  être  honnête  homme  sans  être 
chrétien. 

On  pourroit  laisser  au  monde  cette  foible  conso- 
lation ,  ne  pas  lui  disputer  une  gloire  aussi  vaine  et 
aussi  frivole  que  lui-même ,  et ,  puisqu'il  renonce 
aux  vertus  des  saints ,  lui  passer  du  moins  celles  des 
hommes.  C'est  l'attaquer  par  son  endroit  sensible  et 
dans  son  dernier  retranchement ,  de  vouloir  lui  ôter 
le  seul  nom  de  bien  qui  lui  reste  et  qui  le  console 
de  la  perte  de  tous  les  autres ,  et  de  le  déposséder 
d'un  honneur  et  d'une  probité  qu'il  croit  n'apparte- 


DE  LA  PASSION.  laS 

nir  qu'à  lui  seul ,  et  qu'il  dispute  même  souvent  aux 
justes. 

Ne  le  troublons  donc  pas  dans  une  possession  si 
paisible,  et  en  même  temps  si  injuste.  Convenons 
qu'au  milieu  de  la  dépravation  et  de  la  décadence 
des  mœurs  publiques ,  le  monde  a  encore  sauvé  du 
débris  des  restes  d'honneur  et  de  droiture  ;  que  mal- 
gré les  vices  et  les  passions  qui  les  dominent ,  pa- 
roissent  encore  sous  ses  étendards  des  hommes  fidèles 
à  l'amitié,  zélés  pour  la  patrie,  rigides  amateurs  de 
la  vérité ,  esclaves  religieux  de  leur  parole ,  vengeurs 
de  l'injustice ,  protecteurs  de  la  foiblesse  ;  en  un  mot, 
partisans  du  plaisir,  et  néanmoins  sectateurs  de  la 
vertu. 

Voilà  les  justes  du  monde  ,  ces  héros  d'honneur  et 
de  probité  qu'il  fait  tant  valoir,  qu'il  propose  même 
tous  les  jours  avec  une  espèce  d'insulte  et  d'ostenta- 
tion aux  véritables  justes  de  l'Évangile.  Il  les  dégrade 
pour  élever  son  idole  :  il  se  vante  que  l'honneur  et  la 
véritable  probité  ne  résident  que  chez  lui.  Il  nous 
laisse  l'obscurité,  les  petitesses,  les  travers,  et  tout 
le  faux  de  la  vertu,  et  s'en  arroge  à  lui-même  l'hé- 
roïsme et  la  gloire.  Mais  qu'il  seroit  aisé  de  venger 
l'honneur  de  Dieu  contre  le  culte  vain  et  pompeux 
que  le  monde  rend  à  son  idole  !  Il  n'y  auroit  qu'à 
souffler  sur  cet  édifice  d'orgueil  et  de  vanité ,  à  peine 
en  retrouveriez-vous  les  foibles  vestiges. 

Ces  hommes  vertueux ,  dont  le  monde  se  fait  tant 
d'honneur,  n'ont  au  fond  souvent  pour  eux  que  l'er- 
reur publique.  Amis  fidèles,  je  le  veux;  mais  c'est  le 


126  POUR  LE  DIMANCHE 

goût,  la  vanité  ou  Tintérêt  qui  les  lie,  et  dans  leurs 
amis  ils  n aiment  queux-mêmes.  Bons  citoyens,  il 
est  vrai;  mais  la  gloire  et  les  honneurs  qui  nous  re- 
viennent en  servant  la  patrie,  sont  Tunique  lien  et  le 
seul  devoir  qui  les  attachent.  Amateurs  de  la  vérité, 
je  l'avoue;  mais  ce  n'est  pas  elle  qu'ils  cherchent, 
c'est  le  crédit  et  la  confiance  qu'elle  leur  acquiert 
parmi  les  hommes.  Observateurs  de  leurs  paroles; 
mais  c'est  un  orgueil  qui  trouveroit  de  la  lâcheté  et 
de  l'inconstance  à  se  dédire ,  ce  n'est  pas  une  vertu 
qui  se  fait  une  religion  de  ses  promesses.  Vengeurs 
de  l'injustice;  mais  en  la  punissant  dans  les  autres, 
ils  ne  veulent  que  publier  qu'ils  n'en  sont  pas  capa- 
bles eux-mêmes.  Protecteurs  de  la  foiblesse;  mais 
ils  veulent  avoir  des  panégyristes  de  leur  générosité, 
et  les  éloges  des  opprimés  sont  ce  que  leur  offrent 
de  plus  touchant  leur  oppression  et  leur  misère.  En 
un  mot ,  dit  l'Écriture ,  on  les  appelle  miséricor- 
dieux :  ils  ont  toutes  les  vertus  pour  le  public;  mais 
n'étant  pas  fidèles  à  Dieu ,  ils  n'en  ont  pas  une  seule 
pour  eux-mêmes:  multi  homines  miséricordes  vocan- 
tur ;  virum  autem fidelem  guis  inveniet^  ? 

Mais  quand  la  probité  du  monde  ne  seroit  pas  pres- 
que toujours  fausse,  il  faudroit  convenir  du  moins 
qu'elle  n'est  jamais  sûre.  La  religion  toute  seule  as- 
sure la  vertu,  parceque  les  motifs  qu'elle  nous  four- 
nit sont  par-tout  les  mêmes.  La  honte  et  l'opprobre 
en  seroient  le  prix  devant  les  hommes ,  qu'elle  n'en 
paroîtroit  que  plus  belle  et  plus  glorieuse  à  Thomme 

'  Prov. ,  c.  20,  V.  6. 


DE  LA  PASSION.  137 

de  bien.  Sa  vie  même  seroit  en  péril,  qu'il  ne  vou- 
droit  pas  la  racheter  aux  dépens  de  sa  vertu.  Le  se- 
cret et  Timpunité  ne  sont  pas  pour  lui  des  attraits 
pour  le  vice ,  puisque  Dieu  est  le  seul  témoin  qu'il 
craint  ;  et  le  reproche  de  sa  conscience  ,  la  seule 
peine  qui  l'afflige.  La  gloire  même  et  les  acclamations 
publiques  le  solliciteroient  à  une  entreprise  ambi- 
tieuse et  injuste ,  qu'il  préfèreroit  le  devoir  et  la  régie 
qui  la  condamnent,  aux  applaudissements  de  l'uni- 
vers qui  Tapprouve.  Enfin,  changez  tant  qu'il  vous 
plaira  les  situations  d'un  véritable  juste  :  le  monde 
peut  varier  à  son  égard ,  les  suffrages  publics  qui  Té- 
lé vent  aujourd'hui  peuvent  demain  le  dégrader  et 
l'abattre  ;  sa  fortune  peut  changer,  mais  sa  vertu  ne 
changera  point  avec  sa  fortune. 

Il  ne  s'agit  pas  ici  de  nous  alléguer  des  exemples 
où  la  piété  la  plus  estimée  s'est  démentie  plus  d'une 
fois.  Outre  que  le  monde  est  plein  de  faux  justes,  et 
que  tous  ceux  qui  en  portent  le  nom  aux  yeux  des 
hommes  n'en  ont  pas  le  mérite  devant  Dieu  ,  c'a  été 
de  tout  temps  l'injustice  du  monde  d'attribuer  à  la 
vertu  les  foiblesses  de  l'homme.  Le  juste  peut  tom- 
ber: mais  la  vertu  seule  peut  le  défendre  ou  le  rele- 
ver de  ses  chutes:  elle  seule  marche  sûrement,  par- 
ceque  les  principes  sur  lesquels  elle  s'appuie  sont 
toujours  les  mêmes.  Les  occasions  ne  l'autorisent 
pas  contre  le  devoir,  parceque  les  occasions  ne  chan- 
gent jamais  rien  aux  règles.  La  lumière  et  les  regards 
publics  sont  pour  elle  comme  la  solitude  et  les  té- 
nèbres. En  un  mot,  elle  ne  compte  les  hommes  pour 


128  POUR  LE  DIMANCHE 

rien,  parceque  Dieu  seul,  qui  la  voit,  doit  être  son 

Trouvez ,  si  vous  le  pouvez ,  la  même  sûreté  dans 
les  vertus  humaines.  Nées  le  plus  souvent  dans  Yçr- 
gueil  et  dans  l'amour  de  la  gloire,  elles  y  trouvent 
un  moment  après  leur  tombeau.  Formées  par  les  re- 
gards publics,  elles  vont  s'éteindre  le  lendemain 
comme  ces  feux  passagers ,  dans  le  secret  et  dans  les 
ténèbres.  Appuyées  sur  les  circonstances,  sur  les 
occasions  ,  sur  les  jugements  des  hommes,  elles  tom- 
bent sans  cesse  avec  ces  appuis  fragiles.  Les  tristes 
fruits  de  l'amour-propre ,  elles  sont  toujours  sous 
l'inconstance  de  son  empire.  Enfin,  le foible  ouvrage 
de  l'homme ,  elles  ne  sont,  comme  lui,  à  l'épreuve 
de  rien. 

Qu'il  s'offre  à  ce  vertueux  du  siècle  une  occasion 
sûre  de  décréditer  un  ennemi  ou  de  supplanter  un 
concurrent;  pourvu  qu'il  conserve  la  réputation  et 
la  gloire  de  la  modération ,  il  sera  peu  touché  d'en 
avoir  le  mérite.  Que  sa  vengeance  n'intéresse  point 
son  honneur,  elle  ne  sera  plus  indigne  de  sa  vertu. 
Placez-le  dans  une  situation  où  il  puisse  accorder  sa 
passion  avec  l'estime  publique ,  il  ne  s'embarrassera 
pas  de  l'accorder  avec  son  devoir.  En  un  mot,  qu'il 
passe  toujours  pour  un  homme  de  bien,  c'est  la 
même  chose  pour  lui  que  de  l'être. 

Tout  Israël  paroît  applaudir  d'abord  à  la  révolte 
d'Absalon  :  Achitophel ,  cet  homme  si  sage  et  si  ver- 
tueux dans  l'estime  publique,  et  dont  les  conseils 
étoient  regardés  comme  les  conseils  de  Dieu ,  pré- 


DE  LA  PASSION.  129 

fère  pourtant  le  parti  du  crime ,  où  il  trouve  les  suf- 
frages publics  et  Tespérance  de  son  élévation,  à  ce- 
lui de  la  justice,  qui  ne  lui  offre  plus  que  le  devoir. 

Non ,  mes  frères ,  rien  n'est  sûr  dans  les  vertus  hu- 
maines, si  la  vertu  de  Dieu  ne  les  soutient  et  ne  les 
fixe.  Soyez  bienfaisant,  juste,  généreux,  sincère: 
vous  pouvez  être  utile  au  public;  mais  vous  devenez 
inutile  à  vous-même  :  vous  faites  des  œuvres  louables 
aux  yeux  des  hommes;  mais  en  ferez-vous  jamais 
une  véritable  vertu?  Tout  est  faux  et  vide  dans  un 
cœur  que  Dieu  ne  remplit  point  (c'est  un  roi  lui- 
même  qui  parle);  et  connoître  votre  justice  et  votre 
vertu,  ô  mon  Dieu,  c'est  la  seule  racine  qui  porte 
des  fruits  d'immortalité ,  et  la  source  de  la  véritable 
gloire:  vani  autem  sunt  omnes  homines  in  quibus  non 
subest  scientia  Dei  ' . 

C'est  donc  en  vain  qu'on  met  la  véritable  gloii*e 
dans  l'honneur  et  la  probité  mondaine;  on  n'est 
grand  que  par  le  cœur,  et  le  cœur  vide  de  Dieu  n'a 
plus  que  le  faux  et  les  bassesses  de  l'homme. 

SECONDE  PARTIE. 

Mais  peut-être  que  les  vertus  civiles  toutes  seules 
sont  trop  obscures ,  et  que  la  distinction  et  la  supé- 
riorité des  grands  talents  nous  donnera  plus  de  droit 
à  la  gloire. 

Hélas!  Sire,  que  sont  les  grands  talents,  que  de 
grands  vices ,  si ,  les  ayant  reçus  de  Dieu ,  nous  ne 

*  Sap. ,  c.  i3,  V.  I , 

9 


i3o  POUR  LE  DIMANCHE 

les  employons  que  pour  nous-mêmes?  Que  devien- 
nent-ils entre  nos  mains?  souvent  Tinslrument  des 
malheurs  publics;  toujours  la  source  de  notre  con- 
damnation et  de  notre  perte. 

Qu'est-ce  qu'un  souverain  né  avec  une  valeur 
bouillante,  et  dont  les  éclairs  brillent  déjà  de  toutes 
parts  dès  ses  plus  jeunes  ans,  si  la  crainte  de  Dieu 
ne  le  conduit  et  ne  le  modère?  un  astre  nouveau  et 
mal  faisant  qui  n'annonce  que  des  calamités  à  la  ten-e. 
Plus  il  croîtra  dans  cette  science  funeste,  plus  les 
misères  publiques  croîtront  avec  lui;  ses  entreprises 
les  plus  téméraires  n'offriront  (ju'une  foible  digue  à 
l'impétuosité  de  sa  course  ;  il  croira  effacer  par  l'éclat 
de  ses  victoires  leur  témérité  ou  leur  injustice;  l'es- 
pérance du  succès  sera  le  seul  titre  qui  justifiera  l'é- 
quité de  ses  armes;  tout  ce  qui  lui  paroîtra  glorieux 
deviendra  légitime  ;  il  regardera  les  moments  d'un  re- 
pos sage  et  majestueux  comme  une  oisiveté  honteuse 
et  des  moments  qu'on  dérobe  à  sa  gloire  ;  ses  voisins 
deviendront  ses  ennemis  dès  qu'ils  pourront  deve- 
nir sa  conquête;  ses  peuples  eux-mêmes  fourniront, 
de  leurs  larmes  et  de  leur  sang,  la  triste  matière  de 
ses  triomphes;  il  épuisera  et  renversera  ses  propres 
états  pour  en  conquérir  de  nouveaux;  il  armera  con- 
tre lui  les  peuples  et  les  nations;  il  troublera  la  paix 
de  l'univers;  il  se  rendra  célèbre  en  faisant  des  mil- 
lions de  malheureux.  Quel  fléau  pour  le  genre  hu- 
main! Et  s'il  y  a  un  peuple  sur  la  terre  capable  de 
lui  donner  des  éloges ,  il  n'y  a  qu'à  lui  souhaiter  un 
tel  maître. 


DE  LA  PASSION.  i3i 

Repassez  sur  tous  les  grands  talents  qui  rendent 
les  hommes  illustres  ;  s'ils  sont  donnés  aux  impies , 
c'est  toujours  pour  le  malheur  de  leur  nation  et  de 
leur  siècle.  Les  vastes  connoissances  empoisonnées 
par  Forgueil  ont  enfanté  ces  chefs  et  ces  docteurs  cé- 
lèbres de  mensonge  qui ,  dans  tous  les  âges  ,  ont  levé 
Tétendard  du  schisme  et  de  Terreur,  et  formé,  dans 
le  sein  même  du  christianisme,  les  sectes  qui  le  dé- 
chirent. 

Ces  beaux  esprits  si  vantés ,  et  qui  par  des  talents 
heureux  ont  rapproché  leur  siècle  du  goût  et  de  la 
politesse  des  anciens ,  dès  que  leur  cœur  s'est  cor- 
rompu, ils  nont  laissé  au  monde  que  des  ouvrages 
lascifs  et  pernicieux,  où  le  poison,  préparé  par  des 
mains  habiles,  infecte  tous  les  jours  les  mœurs  pu- 
bliques, et  où  les  siècles  qui  nous  suivront  viendront 
encore  puiser  la  licence  et  la  corruption  du  nôtre. 

Tournez-vous  d'un  autre  côté.  Comment  ont  paru 
sur  la  terre  ces  génies  supérieurs,  mais  ambitieux 
et  inquiets,  nés  pour  faire  mouvoir  les  ressorts  des 
états  et  des  empires ,  et  ébranler  Funivers  entier?  Les 
peuples  et  les  rois  sont  devenus  le  jouet  de  leur  am- 
bition et  de  leurs  intrigues  :  les  dissensions  civiles  et 
les  malheurs  domestiques  ont  été  les  théâtres  lugu- 
bres où  ont  brillé  leurs  grands  talents. 

Un  seul  homme  obscur,  avec  ces  avantages  émi 
nents  de  la  nature,  mais  sans  conscience  et  sans  pro- 
bité, a  pu  s'élever,  les  siècles  passés,  sur  les  débris 
de  sa  patrie;  changer  la  face  entière  d'une  nation  voi- 
sine et  belliqueuse,  si  jalouse  de  ses  lois  et  de  sa  li- 

9- 


i32  POUR  LE  DIMANCHE 

berté;  se  faire  rendre  des  hommages  que  ses  con- 
citoyens disputent  même  à  leurs  rois  ;  renverser  le 
trône ,  et  donner  à  T  univers  \e  spectacle  d'un  souve- 
rain dont  la  couronne  ne  peut  mettre  la  tête  sacrée  à 
couvert  de  Tarrêt  inoui  qui  le  condamna  à  la  perdre. 

Esprits  vastes,  mais  inquiets  et  turbulents,  capa- 
bles de  tout  soutenir,  hors  le  repos  ;  qui  tournent  sans 
cesse  autour  du  pivot  même  qui  les  fixe  et  qui  les  at- 
tache ,  et  qui ,  semblables  à  Samson ,  sans  être  animés 
de  son  esprit,  aiment  encore  mieux  ébranler  l'édifice 
et  être  écrasés  sous  ses  ruines ,  que  de  ne  pas  s'agiter 
et  faire  usage  de  leurs  talents  et  de  leur  force.  Mal- 
heur au  siècle  qui  produit  de  ces  hommes  rares  et 
merveilleux  !  et  chaque  nation  a  eu  là-dessus  ses  le- 
çons et  ses  exemples  domestiques. 

Mais  enfin,  si  ce  n  est  pas  un  malheur  pour  leur 
siècle ,  c'^st  du  moins  un  malheur  pour  eux-mêmes. 
Semblables  à  un  navire  sans  gouvernail  que  des  vents 
favorables  poussent  à  pleines  voiles,  plus  notre 
course  est  rapide,  plus  le  naufrage  est  inévitable. 
Rien  n'est  si  dangereux  pour  soi  que  les  grands 
talents  dont  la  foi  ne  règle  pas  l'usage  ;  les  vaines 
louanges  qu  attirent  ces  quahtés  brillantes  corrom- 
pent le  cœur;  et  plus  on  étoit  né  avec  de  grandes 
qualités ,  plus  la  corruption  est  profonde  et  désespé- 
rée. Dieu  abandonne  l'orgueil  à  lui-même;  ces  hom- 
mes si  vantés  expient  souvent,  dans  la  honte  d'une 
chute  éclatante,  l'injustice  des  applaudissements  pu- 
blics ;  leurs  vices  déshonorent  leurs  talents.  Ces  vastes 
génies,  nés  pour  soutenir  l'état,  ne  sont  plus,  dit 


DE  LA  PASSION.  i33 

Job,  que  de  foibles  roseaux  qui  ne  peuvent  se  soute- 
nir eux-mêmes.  On  a  vu  plus  d'une  fois  les  pierres 
mêmes  les  plus  brillantes  du  sanctuaire  s'avilir  et  se 
traîner  indignement  dans  la  boue  ;  et  les  plus  grands 
talents  sont  souvent  livrés  aux  plus  grandes  foibles- 
ses:  qui  ducit  sacerdotes  inglorios^  et  optimates  sup^ 
plantât  \ 

TROISIÈME  PARTIE. 

Les  succès  éclatants  et  les  grands  événements  qui 
les  suivent,  ne  méritent  pas  plus  de  louanges  dans 
les  ennemis  de  Dieu,  et  ne  leur  donnent  pas  plus  de 
droit  à  la  gloire  que  leurs  talents. 

Je  sais  que  le  monde  y  attache  de  la  gloire ,  et  que 
d'ordinaire  chez  lui  ce  ne  sont  pas  les  vertus ,  mais 
les  succès,  qui  font  les  grands  hommes.  Les  pro- 
vinces conquises ,  les  batailles  gagnées ,  les  négocia- 
tions difficiles  terminées,  le  trône  chancelant  affer- 
mi ;  voilà  ce  que  publient  les  titres  et  les  inscriptions , 
et  à  quoi  le  monde  consacre  des  éloges  et  des  monu- 
ments publics  pour  en  immortaliser  la  mémoire. 

Je  ne  veux  pas  qu'on  abatte  ces  marques  de  la  re- 
connoissance  publique  :  tout  ce  q«i  est  utile  aux 
hommes  est  digne  en  un  sens  de  la  reconnoissance 
des  hommes.  Comme  l'émulation  donne  les  sujets 
illustres  aux  empires ,  il  faut  que  les  récompenses 
excitent  l'émulation ,  et  que  les  succès  voient  tou-. 
jours  marcher  après  eux  les  récompenses. 

'  Job,  c.  12 ,  V.  19. 


i34  POUR  LE  DIMANCHE 

Le  gouvernement  politique  ne  sonde  pas  les  cœurs  ; 
il  ne  pèse  que  les  actions  :  il  est  même  en  ce  ^enre 
des  erreurs  nécessaires  à  Tordre  public.  Tout  ce  qui 
l'embellit  doit  être  glorieux,  et  les  mœurs,  ou  les 
motifs  qui  ne  déshonorent  que  la  personne,  ne  doi- 
vent pas  ternir  des  succès  qui  ont  honoré  la  patrie. 

Mais  s'il  est  permis  au  monde  d'exalter  la  gloire 
de  ses  héros ,  il  n'est  pas  défendu  à  la  vérité  de  ne 
pas  parler  comme  le  monde  :  hélas  !  il  en  est  si  peu 
qu'il  ne  dégrade  lui-même!  Ceux  que  la  distance  des 
temps  et  des  lieux  éloigne  de  ses  regards ,  sont  les 
seuls  à  couvert  de  ses  traits;  ceux  qui  vivent  sous 
ses  yeux  n'échappent  guère  à  sa  censure ,  et  il  cesse 
de  les  admirer  dès  qu'il  a  le  loisir  de  les  connoître: 
et  en  cela  ne  l'accusons  point  de  malignité  et  d'injus- 
tice; il  faut  l'en  croire,  puisqu'il  parle  contre  lui- 
même. 

Et,  eu  effet,  je  ne  vous  dis  pas  :  Percez  jusque 
dans  les  motifs  des  actions  les  plus  éclatantes  et  des 
plus  grands  événements.  Tout  en  est  brillant  au-de- 
hors  ,  vous  voyez  le  héros;  entrez  plus  avant,  cher- 
chez l'homme  lui-même;  c'est  là  que  vous  ne  trou- 
verez plus,  dit  le  Sage,  que  de  la  cendre  et  de  la 
boue  :  cinis  est  enim  cor  ejus ,  et  terra  supervacua  spes 
illius  ' . 

L'ambition ,  la  jalousie ,  la  témérité ,  le  hasard ,  la 
crainte  souvent,  et  le  désespoir,  ont  donné  les  plus 
grands  spectacles  et  les  événements  les  plus  brillants 
à  la  terre.  David  ne  devoit  peut-être  les  victoires  et 

'  Sap.  ,  c.  i5,  V.  lo. 


DE  LA  PASSION.  i35 

la  fidélité  de  Joab  quà  sa  jalousie  contre  Abner.  Ce 
sont  souvent  les  plus  vifs  ressorts  qui  nous  font  mar- 
cher vers  la  gloire;  et  presque  toujours  les  voies  qui 
nous  y  ont  conduits  nous  en  dégradent  elles-mêmes. 

Aussi ,  écoutez  ceux  qui  ont  approché  autrefois  de 
ces  hommes  que  la  gloire  des  succès  avoit  rendus 
célèbres  ;  souvent  ils  ne  leur  trouvoient  de  grand 
que  le  nom;  Thomme  désavouoit  le  héros;  leur  ré- 
putation rougissoit  de  la  bassesse  de  leurs  mœurs  et 
de  leurs  penchants  ;  la  familiarité  trahissoit  la  gloire 
de  leurs  succès;  il  falloit  rappeler  Tépoque  de  leurs 
grandes  actions,  pour  se  persuader  que  c'étoit  eux 
qui  les  a  voient  faites.  Ainsi  ces  décorations  si  magni- 
fiques qui  nous  éblouissent  et  qui  embellissent  nos 
histoires,  cachent  souvent  les  personnages  les  plus 
vils  et  les  plus  vulgaires. 

Non ,  Sire,  il  n'y  a  de  grand  dans  les  hommes  que 
ce  qui  vient  de  Dieu.  La  droiture  du  cœur,  la  vérité, 
Finnocence  et  la  régie  des  mœurs,  Tempire  sur  les  pas- 
sions, voilà  la  véritable  grandeur,  et  la  seule  gloire 
réelle  que  personne  ne  peut  nous  disputer;  tout  ce 
que  les  hommes  ne  trouvent  que  dans  eux-mêmes , 
est  sali,  pour  ainsi  dire,  par  la  même  boue  dont  ils 
sont  formés.  Le  sage  tout  seul,  dit  un  grand  roi,  est 
en  possession  de  la  véritable  gloire;  celle  du  pé- 
cheur n'est  qu  un  opprobre  et  une  ignominie  \gloriam 
sapientes  possidebunt ;  stultorum  exaltatio  ignominia^ 

La  religion,  la  piété  envers  Dieu,  la  fidélité  à  tous 
les  devoirs  qu  il  nous  impose  à  Tégard  des  autres  et 

*  Prov. ,  c.  3,  V.  35. 


i36  POUR  LE  DIMANCHE 

de  nous-mêmes  ;  une  conscience  pure  et  à  Tépreuve 
de  tout;  un  cœur  qui  marche  droit  dans  la  justice  et 
dans  la  vérité,  supérieur  à  tous  les  obstacles  qui  pour- 
roient  l'arrêter,  insensible  à  tous  les  attraits  rassem- 
blés autour  de  lui  pour  le  corrompre,  élevé  au-des- 
sus de  tout  ce  qui  se  passe,  et  soumis  à  Dieu  seul; 
voilà  la  véritable  gloire,  et  la  base  de  tout  ce  qui  fait 
les  grands  hommes.  Si  vous  frappez  ce  fondement, 
tout  Fédifice  s'écroule,  toutes  les  vertus  tombent; 
et  il  ne  reste  plus  rien ,  parcequ'il  ne  reste  que  nous- 
mêmes. 

Sire,  votre  régne  seroit  plein  de  merveilles,  vous 
porteriez  la  gloire  de  votre  nom  jusqu'aux  extrémi- 
tés de  la  terre,  vos  jours  ne  seroient  marqués  que 
par  vos  triomphes ,  vous  ajouteriez  de  nouvelles 
couronnes  à  celles  des  rois  vos  ancêtres,  l'univers 
entier  retentiroit  de  vos  louanges  ;  si  Dieu  n'étoit 
point  avec  vous,  si  l'orgueil,  plutôt  que  la  justice 
et  la  piété,  étoit  l'ame  de  vos  entreprises,  vous  ne 
seriez  point  un  grand  roi,  vos  prospérités  seroient 
des  crimes,  vos  triomphes,  des  malheurs  pubhcs; 
vous  seriez  Teffroi  et  la  terreur  de  vos  voisins ,  mais 
vous  ne  seriez  pas  le  père  de  votre  peuple;  vos  pas- 
sions seroient  vos  seules  vertus,  et  malgré  les  éloges 
que  l'adulation ,  la  compagne  immortelle  des  rois , 
vous  auroit  donnés ,  aux  yeux  de  Dieu  ,  et  peut-être 
même  de  la  postérité,  elles  ne  paroîtroient  plus  que 
de  véritables  vices. 

Ce  n'est  donc  pas  cette  gloire  humaine,  grand 
Dieu,  que  nous  vous  demandons  pour  cet  enfant 


DE  LA  PASSION.  187 

auguste  ;  elle  paroît  déjà  peinte  sur  la  majesté  de  son 
front,  elle  coule  même  dans  ses  veines  avec  le  sang 
des  rois  ses  ancêtres  ;  et  vous  Tavez  fait  naître  grand 
aux  yeux  des  hommes ,  dès  que  vous  Favez  fait  naî- 
tre du  sang  des  héros  ;  c'est  la  gloire  qui  vient  de 
vous.  Rehaussez  les  dons  de  la  nature,  dont  vous 
Favez  ennobli,  par  Féclat  immortel  de  la  piété  :  ajou- 
tez à  toutes  les  qualités  aimables  qui  le  rendent  déjà 
les  délices  de  son  peuple,  toutes  celles  qui  peuvent 
le  rendre  agréable  à  vos  yeux:  laissez  à  sa  naissance 
et  à  la  valeur  de  la  nation  le  soin  de  cette  gloire  qui 
vient  du  monde  ;  nous  ne  vous  demandons ,  grand 
Dieu ,  que  de  veiller  au  soin  de  sa  conservation  et  de 
son  salut.  L'histoire  de  ses  ancêtres  est  un  titre  qui 
nous  répond  de  Féclat  et  des  prospérités  de  son  ré- 
gne ;  mais  vous  seul  pouvez  répondre  de  Finnocence 
et  de  la  sainteté  de  sa  vie.  La  gloire  du  monde  est 
comme  Fhéritage  qu'il  a  reçu  de  ses  pères  selon  la 
chair  ;  mais  vous ,  grand  Dieu,  qui  êtes  son  père  se- 
lon la  foi,  donnez-lui  la  sagesse,  qui  est  la  gloire  et 
Fhéritage  de  vos  enfants. 

Que  son  cœur  soit  toujours  entre  vos  mains,  et 
son  cœur  sera  encore  plus  grand  que  ses  succès  et 
ses  triomphes  :  qu'il  vous  craigne ,  grand  Dieu  ;  ses 
ennemis  le  craindront,  ses  peuples  l'aimeront,  il  de- 
viendra à  Funivers  un  spectacle  digne  de  l'admira- 
tion de  tous  les  siècles  ;  et  comme  nous  n'aurons  plus 
rien  à  craindre  pour  sa  gloire,  nous  n'aurons  plus  rien 
aussi  à  souhaiter  pour  notre  bonheur.  Ainsi  soit-il. 


SERMON 

POUR  LE  DIMANCHE  DES  HAMEAUX. 


SUR  LES  ÉCUEILS 
DE  LA  PiÉTÉ  DES  GRANDS. 

Ecce  rex  tuus  venit  tibi  mansuetus. 

Voici  votre  roi  qui  vient  à  vous  plein  de  douceur. 

Matth.  c.  a  I  ,  V.  5. 

Sire, 

Par-tout  ailleurs  Jésus-Christ  semble  n'exercer 
qu'avec  une  sorte  de  ménagement  les  fonctions  écla- 
tantes de  son  ministère.  Il  se  dérobe  aux  empresse- 
ments d'un  peuple  qui  veut  l'élever  sur  le  trône  :  il 
choisit  le  sommet  solitaire  d'une  montagne  écartée , 
pour  manifester  sa  gloire  à  trois  disciples  :  les  dé- 
mons eux-mêmes,  qui  veulent  la  publier,  sont  forcés 
par  ses  ordres  de  la  cacher  et  de  la  taire. 

Aujourd'hui  il  paroît  en  roi,  et  comme  un  roi  qui 
vient  prendre  possession  de  son  empire.  Il  souffre 
des  hommages  publics  ;  il  dispose  en  maître  de  l'ap- 
pareil innocent  de  son  triomphe  ;  dicite  quia  Domi- 


POUR  LE  DIM.  DES  RAMEAUX.  i3g 

nus  his  opus  habet\  Il  entre  dans  le  temple;  et,  par 
des  châtiments  éclatants ,  il  rend  à  ce  lieu  sacré  la 
majesté  que  Findécence  d'un  trafic  honteux  lui  avoit 
ôtée.  Ce  n'est  plus  cet  homme  qui  se  dérobe  aux  re- 
gards publics;  c'est  le  fils  de  David,  qui  donne  des 
lois ,  qui  exerce  une  autorité  suprême ,  et  qui  veut 
avoir  tout  Jérusalem  pour  témoin  de  son  zélé  et  de  sa 
puissance. 

Il  est  donc  ici  le  modèle  de  la  piété  des  grands. 
Les  vertus  privées  ne  leur  suffisent  pas  ;  il  leur  faut 
encore  les  vertus  publiques.  Ce  seroit  peu  de  les 
avoir  jusques  ici  exhortés  à  la  piété  :  l'essentiel  est 
de  leur  montrer  quelle  est  la  piété  de  leur  état.  Quoi- 
que l'Évangile  propose  à  tous  la  même  doctrine,  il 
ne  propose  pas  à  tous  les  mêmes  régies  :  les  devoirs 
changent  avec  l'état;  plus  il  est  élevé,  plus  ils  se 
multiplient;  plus  nos  places  nous  rendent  redevables 
au  public,  plus  elles  exigent  des  vertus  publiques; 
et  nous  devenons  mauvais,  si  nous  ne  sommes  bons 
que  pour  nous-mêmes. 

Or,  la  piété  des  grands  a  trois  écueils  à  craindre, 
qui  peuvent  changer  en  vices  toutes  leurs  vertus. 

Premièrement,  une  piété  oisive  et  renfermée  en 
elle-même,  qui  les  éloigne  des  soins  et  des  devoirs 
publics. 

Secondement ,  une  piété  foible ,  timide ,  scrupu- 
leuse, qui  jette  l'indécision  dans  leurs  entreprises  et 
dans  toute  leur  conduite. 

Enfin,  une  piété  crédule  et  bornée,  facile  à  rece- 

'  Matth.  C.  2  I  ,  V.  3. 


i4o  POUR  LE  DIMANCHE 

voir  l'impression  du  préjugé ,  et  incapable  de  revenir 
quand  une  fois  elle  Fa  reçue. 

C'est-à-dire  qu'il  faut  à  la  piété  des  grands  la  vigi- 
lance publique,  qui  fait  agir;  le  courage  et  l'éléva- 
tion, qui  font  décider  et  entreprendre;  enfin,  ou  les 
lumières  qui  empêchent  d'être  surpris ,  ou  une  noble 
docilité  qui  se  fait  une  gloire  de  revenir  dès  qu'elle  a 
senti  qu'on  Ta  surprise. 

PREMIÈRE  PARTIE. 

Sire, 

La  piété  véritable  est  l'ordre  de  la  société  :  elle 
laisse  chacun  à  sa  place ,  fait  de  l'état  où  Dieu  nous 
a  placés  l'unique  voie  de  notre  salut,  ne  met  pas  une 
perfection  chimérique  dans  des  œuvres  que  Dieu 
ne  demande  pas  de  nous ,  ne  sort  pas  de  l'ordre  de 
ses  devoirs  pour  s'en  faire  d'étrangers,  et  regarde 
comme  des  vices  les  vertus  qui  ne  sont  pas  de  notre 
état. 

Tout  ce  qui  trouble  l'harmonie  publique  est  un 
excès  de  l'homme ,  et  non  un  zélé  et  une  perfection 
de  la  vertu.  La  religion  désavoue  les  œuvres  les  plus 
saintes  qu'on  substitue  aux  devoirs,  et  l'on  n'est 
rien  devant  Dieu  quand  on  n'est  pas  ce  que  l'on  doit 
être. 

Il  y  a  donc  une  piété,  pour  ainsi  dire,  propre  de 
chaque  état.  L'homme  public  n'est  point  vertueux 
s'il  n'a  que  les  vertus  de  l'homme  privé  :  le  prince 


DES  RAMEAUX.  i^i 

s'égare  et  se  perd  par  la  même  voie  qui  auroit  sauvé 
le  sujet  ;  et  le  souverain  en  lui  peut  devenir  très  cri- 
minel, tandis  que  Thomme  est  irréprochable. 

Aussi  le  premier  écueil  de  la  piété  des  grands  est 
de  les  retirer  des  soins  publics  et  de  les  renfermer  en 
eux-mêmes.  Comme  Findolence  et  Famour  du  repos 
est  le  vice  ordinaire  des  grands,  il  devient  encore 
plus  dangereux  et  plus  incorrigible  quand  ils  le  cou- 
vrent du  prétexte  de  la  vertu.  La  gloire  peut  réveil- 
ler quelquefois  dans  les  grands  Tassoupissement  de 
la  paresse  ;  mais  celui  qui  a  pour  principe  une  piété 
mal  entendue  est  en  garde  contre  la  gloire  même ,  et 
ne  laisse  plus  de  ressource.  Un  reste  d'honneur  et 
de  respect  pour  le  public  et  pour  la  place  qu'on  oc- 
cupe rompt  souvent  les  charmes  d'une  oisiveté  hon- 
teuse, et  rend  aux  peuples  le  souverain  qui  se  doit 
à  eux  ;  mais  quand  ce  repos  indigne  est  occupé  par 
des  exercices  pieux ,  il  devient  à  ses  yeux  honorable  : 
on  peut  rougir  d'un  vice;  mais  on  se  fait  honneur  de 
ce  qu'on  croit  une  vertu. 

Mais  ,  Sire ,  un  grand ,  un  prince  n'est  pas  né  pour 
lui  seul;  il  se  doit  à  ses  sujets.  Les  peuples ,  en  l'éle- 
vant, lui  ont  confié  la  puissance  et  l'autorité,  et  se 
sont  réservé  en  échange  ses  soins ,  son  temps ,  sa  vi- 
gilance. Ce  n'est  pas  une  idole  qu'ils  ont  voulu  se 
faire  pour  l'adorer ,  c'est  un  surveillant  qu'ils  ont  mis 
à  leur  tête  pour  les  protéger  et  pour  les  défendre  : 
ce  n'est  pas  de  ces  divinités  inutiles  qui  ont  des  yeux 
et  ne  voient  point,  une  langue  et  ne  parlent  point, 
des  mains  et  n'agissent  point;  ce  sont  de  ces  dieux 


i42  POUR  LE  DIMANGFIE 

qui  les  précédent,  comme  parle  TÉcriture,  po'ir  les 
conduire  et  les  défendre.  Ce  sont  les  peuples  qui,  par 
l'ordre  de  Dieu,  les  ont  faits  tout  ce  qu'ils  sont;  c'est 
à  eux  à  n'être  ce  qu'ils  sont  que  pour  les  peuples. 
Oui^  Sire ,  c'est  le  choix  de  la  nation  qui  mit  d'abord 
le  sceptre  entre  les  mains  de  vos  ancêtres;  c'est  elle 
qui  les  éleva  sur  le  bouclier  militairé ,  et  les  proclama 
souverains.  Le  royaume  devint  ensuite  l'héritage  de 
leurs  successeurs;  mais  ils  le  dûrent  originairement 
au  consentement  libre  des  sujets.  Leur  naissance 
seule  les  mit  ensuite  en  possession  du  trône;  mais  ce 
furent  les  suffrages  publics  qui  attachèrent  d'abord 
ce  droit  et  cette  prérogative  à  leur  naissance.  En  un 
mot,  comme  la  première  source  de  leur  autorité 
vient  de  nous ,  les  rois  n'en  doivent  faire  usage  que 
pour  nous.  Les  flatteurs,  Sire,  vous  rediront  sans 
cesse  que  vous  êtes  le  maître,  et  que  vous  n'êtes 
comptable  à  personne  de  vos  actions.  Il  est  vrai  que 
personne  n'est  en  droit  de  vous  en  demander  comp- 
te; mais  vous  vous  le  devez  à  vous-même,  et,  si  je 
l'ose  dire,  vous  le  devez  à  la  France  qui  vous  attend , 
et  à  toute  l'Europe  qui  vous  regarde:  vous  êtes  le 
maître  de  vos  sujets;  mais  vous  n'en  aurez  que  le 
titre,  si  vous  n'en  avez  pas  les  vertus  :  tout  vous  est 
permis;  mais  cette  licence  est  l'écueil  de  Fautorité, 
loin  d'en  être  le  privilège  :  vous  pouvez  négliger  l'es 
soins  de  la  royauté;  mais,  comme  ces  rois  fainéants 
si  déshonorés  dans  nos  histoires,  vous  n'aurez  plus 
qu'un  vain  nom  de  roi,  dès  que  vous  n'en  remplirez 
pas  les  fonctions  augustes. 


DES  RAMEAUX.  i43 

Quel  seroit  donc  ce  fantôme  de  piété  qui  feroit 
une  vertu  aux  grands  et  au  souverain ,  de  craindre 
et  d'éviter  la  dissipation  des  soins  publics;  de  ne 
vaquer  quà  des  pratiques  religieuses,  comme  des 
hommes  privés  et  qui  n'ont  à  répondre  que  d'eux- 
mêmes  ;  de  se  renfermer  au  milieu  d'un  petit  nombre 
de  confidents  de  leurs  pieuses  illusions ,  et  de  fuir 
presque  la  vue  du  reste  de  la  terre?  Sire,  un  prince 
établi  pour  gouverner  les  hommes  doit  connoître  les 
hommes:  le  choix  des  sujets  est  la  première  source 
du  bonheur  public;  et,  pour  les  choisir,  il  faut  les 
connoître.  Nul  n'est  à  sa  place  dans  un  état  où  le 
prince  ne  juge  pas  par  lui-même  :  le  mérite  est  né- 
gligé, parcequ'il  est,  ou  trop  modeste  pour  s'empres- 
ser, ou  trop  noble  pour  devoir  son  élévation  à  des 
sollicitations  et  à  des  bassesses  :  l'intrigue  supplante 
les  plus  grands  talents;  des  hommes  souples  et  bor- 
nés s'élèvent  aux  premières  places,  et  les  meilleurs 
sujets  demeurent  inutiles.  Souvent  un  David,  seul 
capable  de  sauver  l'état,  n'emploie  sa  valeur  dans 
l'oisiveté  des  cbamps  que  contre  des  animaux  sau- 
vages, tandis  que  des  chefs  timides,  effrayés  de  la 
seule  présence  de  Goliath,  sont  à  la  tête  des  armées 
du  Seigneur.  Souvent  un  Mardochée,  dont  la  fidé- 
lité est  même  écrite  dans  les  monuments  publics, 
qui ,  par  sa  vigilance ,  a  découvert  autrefois  des  com- 
plots funestes  au  souverain  et  à  l'empire,  seul  en 
état,  par  sa  probité  et  par  son  expérience,  de  don- 
ner de  bons  conseils  et  d'être  appelé  aux  premières 
places,  rampe  à  la  porte  du  palais ,  tandis  qu'un  or- 


i44  POUR  LE  DIMANCHE 

gueilleux  Aman  est  à  la  tête  de  tout,  et  abuse  de  son 
autorité  et  de  la  confiance  du  maître. 

Ainsi  les  fonctions  essentielles  aux  grands  ne  sont 
pas  la  prière  et  la  retraite.  Elles  doivent  les  préparer 
aux  soins  publics,  et  non  les  en  détourner;  ils  doi- 
vent se  sanctifier  en  contribuant  au  salut  et  à  la  féli- 
cité de  leurs  peuples  ;  les  grâces  de  leur  état  sont  des 
grâces  de  travail,  de  soins,  de  vigilance.  Quiconque 
leur  promet,  dit  TÉvangile,  quils  trouveront  Jésus- 
Christ  dans  le  désert,  ou  dans  le  secret  de  leur  pa- 
lais ,  est  un  faux  prophète  :  ecce  in  deserto ,  ecce  m 
penetralibus ,  nolite  credere^.  Ils  y  seront  seuls,  et 
livrés  à  eux-mêmes  :  Dieu  n  est  point  avec  nous  dans 
les  situations  quil  ne  demande  pas  de  nous;  et  le 
calme  où  nous  nous  croyons  le  plus  en  sûreté,  si  la 
main  du  Seigneur  ne  nous  y  conduit  et  ne  nous  y 
soutient,  devient  lui-même  le  gouffre  qui  nous  voit 
périr  sans  ressource  :  une  piété  oisive  et  retirée  ne 
sanctifie  pas  le  souverain,  elle  l'avilit  et  le  dégrade. 

Eh  quoi!  Sire,  tandis  que  celui  que  son  rang  et 
sa  naissance  établissent  dépositaire  de  Fautorité  pu- 
blique, se  renfermeroit  dans  Tenceinte  d'un  petit 
nombre  de  devoirs  pieux  et  secrets,  les  soins  publics 
seroient  abandonnés,  les  affaires  demeureroient,  les 
subalternes  abuseroient  de  leur  autorité,  les  lois 
céderoient  la  place  à  l'injustice  et  à  la  violence,  les 
peuples  seroient  comme  des  brebis  sans  pasteur, 
tout  l'état  dans  la  confusion  et  dans  le  désordre  !  et 
Dieu,  auteur  de  l'ordre  public,  regarderoit  avec  des 

'  Matth.  c.  q4î  V- 


DES  RAMEAUX.  i45 

yeux  de  complaisance  une  piété  oisive  qui  le  ren- 
verse !  et  les  peuples,  exposés  à  la  merci  des  flots, 
n'auroient  pas  droit  de  dire  à  ce  pilote  endormi  et 
infidèle,  avec  plus  de  raison  que  les  disciples  sur  la 
mer  ne  le  disoient  à  Jésus-Christ  :  Seigneur,  il  vous 
est  donc  indifférent  que  nous  périssions,  et  notre 
perte  ou  notre  salut  n'est  plus  une  affaire  qui  vous 
intéresse?  Magister,  non  ad  te  pertinet  quia  perimus  '  ? 
La  religion  autoriseroit  donc  des  abus  que  la  raison 
elle-même  condamne  ! 

Mais  la  religion  elle-même  n'est-elle  pas  nécessai- 
rement liée  à  Tordre  public?  Elle  tombe  ou  s'affoiblit 
avec  lui.  Les  mœurs  souffrent  toujours  de  la  foiblesse 
des  lois;  la  confusion  du  gouvernement  est  aussi 
funeste  à  la  piété  des  peuples  qu'au  bonheur  des 
empires  ;  le  bon  ordre  de  la  société  est  la  première 
base  des  vertus  chrétiennes;  l'observance  des  lois  de 
l'état  doit  préparer  les  voies  à  celles  de  l'Évangile. 
L'Église  ne  doit  compter  sur  rien  dans  un  empire  où 
le  gouvernement  n'a  rien  de  fixe  ;  aussi  les  états  où 
la  multitude  gouverne,  et  ceux  où  elle  partage  la 
puissance  avec  le  souverain,  sans  cesse  exposés  à 
des  révolutions ,  se  départent  aussi  facilement  des 
lois  que  du  culte  de  leurs  pères  :  les  soulèvements 
y  sont  aussi  impunis  que  les  erreurs  ;  et  c'est  là  où 
l'hérésie  a  toujours  trouvé  son  premier  asile  ;  elle  se 
fortifie  au  milieu  de  la  confusion  des  lois  et  de  la 
foiblesse  de  l'autorité;  elle  doit  toujours  sa  naissance 
ou  son  progrès  aux  trouilles  et  aux  dissensions  pu- 

'  Marc,  c.  4i  v.  38. 

j  o 


î46  POUR  LE  DIMANCHE 

bliques.  Les  régnes  les  plus  foibles  et  les  plus  agités 
ont  toujours  été  parmi  nous,  comme  par-tout  ail- 
leurs, les  régnes  funestes  de  son  accroissement  et 
de  sa  puissance  ;  et  dès  que  l'harmonie  civile  se  dé- 
ment, toute  la  religion  elle-même  chancelle. 

Aussi  les  plus  saints  rois  de  Juda  ,  Sire  ,  mêloient 
les  devoirs  de  la  piété  avec  ceux  de  la  royauté.  Le 
pieux  Josaphat,  au  sortir  du  temple  où  il  venoit  tous 
les  jours  offrir  ses  vœux  et  ses  sacrifices  au  Dieu  de 
ses  pères ,  envoyoit ,  dit  TÉcriture ,  dans  toutes  les 
villes  de  Juda,  des  hommes  habiles  et  des  prêtres 
éclairés ,  pour  rétablir  Tautorité  des  lois  et  la  pureté 
du  culte,  que  les  malheurs  des  régnes  précédents 
avoient  fort  altérées, 

David  lui-même,  malgré  ces  pieux  cantiques  qui 
faisoient  son  occupation  et  ses  plus  chères  délices, 
et  qui  instruiront  jusqu'à  la  fin  les  peuples  et  les 
rois ,  paroissoit  sans  cesse  à  la  tête  de  ses  armées  et 
des  affaires  publiques  ;  ses  yeux  étoient  ouverts  sur 
tous  les  besoins  de  Tétat;  et,  ne  pouvant  suffire  seul 
à  tout,  il  alloit  cliercher,  jusqu'aux  extrémités  de  la 
Judée,  des  hommes  fidèles,  pour  les  faire  asseoir  à 
ses  côtés,  et  partager  avec  eux  les  soins  qui  envi- 
ronnent le  trône:  oculi  mei  ad  fidèles  terrœ^  ut  sedeant 
mecum  ' . 

Les  plus  pieux  rois  vos  prédécesseurs  ont  tou- 
jours été  les  plus  appliqués  à  leurs  peuples.  Celui 
sur-tout  que  l'Église  honore  d'un  culte  public,  des- 
cendoit  même  dans  le  détail  des  différents  de  ses 

'  Ps.  loo ,  V.  6. 


DES  RAMEAUX.  147 

sujets  ;  et,  comme  il  en  étoit  le  père,  il  ne  dédaignoit 
pas  d'en  être  l'arbitre.  Jaloux  des  droits  de  sa  cou- 
ronne, il  vouloit  la  transmettre  à  ses  successeurs 
avec  le  même  éclat  et  les  mêmes  prérogatives  qu  il 
lavoit  reçue  de  ses  pères.  Il  croyoit  que  Finnocence 
de  la  vie  seule  ne  suffit  pas  au  souverain,  qu'il  doit 
vivre  en  roi  pour  vivre  en  saint,  et  qu'il  ne  sauroit 
être  l'homme  de  Dieu  s'il  n'est  pas  l'homme  de  ses 
peuples. 

Il  est  vrai ,  Sire ,  que  la  piété  dans  les  grands  va 
quelquefois  dans  un  autre  excès.  Elle  les  jette  dans 
une  multitude  de  soins  et  de  détails  inutiles  ;  ils  se 
croient  obligés  de  tout  voir  de  leurs  yeux  et  de  tout 
toucher  de  leurs  mains  :  les  plus  grandes  affaires  les 
trouvent  souvent  insensibles ,  tandis  que  les  plus 
petits  objets  réveillent  leur  attention  et  leur  zélé  ;  ils 
ont  les  sollicitudes  de  l'homme  privé,  ils  n'ont  pas 
celles  de  l'homme  public  ;  ils  peuvent  avoir  la  piété 
du  sujet,  ils  n'ont  pas  celle  du  prince.  Ce  n'est  pas  à 
eux  cependant  à  abandonner  le  gouvernail  pour  va- 
quer à  des  fonctions  obscures  qui  n'intéressent  pas 
la  sûreté  publique  :  leurs  mains  sont  premièrement 
destinées  à  manier  ces  ressorts  principaux  des  états , 
qui  font  mouvoir  toute  la  machine  ;  et  tout  doit  être 
grand  dans  la  piété  des  grands. 

SECONDE  PARTIE. 

Mais  si  l'inaction  en  est  le  premier  écueil ,  l'incer- 
titude et  l'indécision,  que  traîne  d'ordinaire  après  soi 

10. 


i48  POUR  LE  DIMANCHE 

une  conscience  timide  et  scrupuleuse ,  ne  paroissent 
pas  moins  à  craindre. 

Ce  n'est  pas  que  je  prétende  autoriser  ici  cette  sa- 
gesse profane  qui  fait  toujours  marcher  les  intérêts 
de  Fétat  avant  ceux  de  FÉvangile,  ni  cette  erreur 
commune  qui  ne  croit  pas  Texactitude  des  régies  de 
rÉvangile  compatible  avec  les  maximes  du  gouver- 
nement et  les  intérêts  de  Fétat. 

Dieu,  qui  est  auteur  des  empires,  ne  Fest-il  pas 
des  lois  qui  les  gouvernent?  A-t-il  établi  des  puis- 
sances qui  ne  puissent  se  soutenir  que  par  le  crime? 
Et  les  rois  seroient-ils  son  ouvrage  s'ils  ne  pouvoient 
régner  sans  que  la  fraude  et  Finjustice  fussent  les 
compagnes  inséparables  de  leur  régne?  N'est-ce  pas 
la  justice  et  le  jugement  qui  soutiennent  les  trônes? 
La  loi  de  Dieu  ne  doit-elle  pas  être  écrite  sur  le  front 
du  souverain ,  comme  la  première  loi  de  Fempire? 
et,  s'il  falloit  toujours  la  violer  pour  maintenir  la 
tranquillité  des  sociétés  humaines ,  ou  la  loi  de  Dieu 
seroit  fausse ,  ou  les  sociétés  humaines  ne  seroient 
pas  Fouvrage  de  Dieu. 

Quelle  erreur,  mes  frères,  de  se  persuader  que 
ceux  qui  sont  en  place  ne  doivent  pas  regarder  de  si 
près  à  la  rigidité  des  régies  saintes  ;  que  les  empires 
et  les  monarchies  ne  se  mènent  point  par  des  maxi- 
mes de  religion  ;  que  la  loi  de  Dieu  est  la  régie  du 
particulier,  mais  que  les  états  ont  une  régie  supé- 
rieure à  la  loi  de  Dieu  même;  que  tout  tomberoit 
dans  la  langueur  et  dans  Finaction,  si  les  maximes 
du  christianisme  conduisoient  les  affaires  publiques; 


II 


DES  RAMEAUX.  149 

et  qu'il  n'est  pas  possible  d'être  en  même  temps  et 
Fhomme  de  Fétat  et  l'homme  de  Dieu  ! 

Quoi!  mes  frères,  la  justice,  la  vérité,  la  bonne 
foi,  seroient  funestes  au  gouvernement  des  états  et 
des  empires  !  La  religion ,  qui  fait  tout  le  bonheur  et 
toute  la  sûreté  des  peuples  et  des  rois,  en  devien- 
droit  elle-même  l'écueil!  Un  bras  de  chair  soutien- 
droit  plus  sûrement  les  royaumes  que  la  main  de 
Dieu ,  qui  les  a  élevés  !  Les  peuples  ne  pourroient 
devoir  Faboodance  et  la  tranquillité  qu'à  la  fraude 
et  à  la  mauvaise  foi  de  ceux  qui  les  gouvernent!  Et 
les  ministres  des  rois  ne  pourroient  acheter  que  par 
la  perte  de  leur  salut  le  salut  de  la  patrie  !  Quel  ou- 
trage pour  la  religion  et  pour  tant  de  bons  rois  qui 
n'ont  régné  heureusement  que  par  elle! 

J'avoue,  Sire,  que,  lorsque  le  souverain  est  ambi- 
tieux et  médite  des  entreprises  injustes,  Fartifice  et 
la  mauvaise  foi  deviennent  comme  inévitables  à  ses 
ministres,  ou  pour  cacher  ses  mauvais  desseins,  ou 
pour  colorer  ses  injustices.  Mais  que  le  prince  soit 
juste  et  craignant  Dieu,  la  justice  et  la  vérité  suffi- 
ront alors  pour  soutenir  un  trône  qu  elles-mêmes 
ont  élevé  ;  Fhabileté  de  ses  ministres  ne  sera  plus 
que  dans  leur  équité  et  dans  leur  droiture  :  on  ne 
donnera  plus  à  la  fraude  et  à  la  dissimulation  les 
noms  pompeux  d'art  de  régner  et  de  science  des  af- 
faires. En  un  mot ,  donnez-moi  des  David  et  des  Pha- 
raon amis  du  peuple  de  Dieu,  et  ils  pourront  avoir 
des  Nathan  et  des  Joseph  pour  leurs  ministres. 

C'est  donc  déshonorer  la  religion,  dit  saint  Au- 


j5o  pour  le  DîMANCHE 

gustin',  de  croire  quelle  ne  doit  pas  être  consultée 
dans  le  gouvernement  des  républiques  et  des  em- 
pires. Mais  c'est  lui  faire  un  égal  outrage  de  prendre 
dans  une  piété  mai  entendue  des  motifs  d'indécision 
et  d'incertitude  qui  entrevoient  par-tout  les  appa- 
rences du  mal ,  et  qui  opposent  sans  cesse  un  fan- 
tôme de  religion  aux  entreprises  les  plus  justes  et 
aux  maximes  les  plus  capitales. 

C'est  à  la  sagesse  humaine  et  corrompue  à  être 
incertaine  et  timide;  toujours  enveloppée  sous  de 
fausses  apparences ,  elle  doit  toujours  craindre  qu'un 
coup  d'œil  plus  heureux  ne  la  perce  enfin,  et  ne  la 
démasque.  Mais  la  sagesse  qui  vient  du  ciel  nous 
rend  plus  décidés  et  plus  tranquilles  ;  on  marche 
avec  bien  plus  de  sécurité  quand  on  ne  veut  mar- 
cher que  dans  la  lumière.  L'homme  vertueux  tout 
seul  a  le  droit  d'aller  la  tête  levée,  et  de  défier  la 
prudence  timide  et  incertaine  de  l'homme  trompeur: 
une  sainte  fierté  sied  bien  à  la  vérité. 

Aussi,  c'est  se  faire  une  fausse  idée  de  la  piété  de 
se  la  figurer  toujours  timide,  foible,  indécise,  scru- 
puleuse ,  bornée,  se  faisant  un  crime  de  ses  devoirs, 
et  une  vertu  de  ses  foiblesses  ;  obligée  d'agir,  et  n'o- 
sant entreprendre;  toujours  suspendue  entre  les  in- 
térêts publics  et  ses  pieuses  frayeurs ,  et  ne  faisant 
usage  de  la  religion  que  pour  mettre  le  trouble  et  la 
confusion  où  elle  auroit  dû  mettre  l'ordre  et  la  régie. 
Ce  sont  là  les  défauts  que  les  hommes  mêlent  sou- 
vent à  la  piété  ;  mais  ce  ne  sont  pas  ceux  de  la  piété 

'  De  civitate  Dei. 


DES  RAMEAUX.  i5i 

même.  C'est  le  caractère  d'un  esprit  foible  et  borné; 
mais  ce  n'est  pas  une  suite  de  Félévation  et  de  la  sa- 
gesse delà  religion.  En  un  mot,  c'est  l'excès  de  la 
vertu  ;  mais  la  vertu  finit  toujours  où  l'excès  com- 
mence. 

Non,  Sire,  la  piété  véritable  élève  l'esprit,  enno- 
blit le  cœur,  affermit  le  courage.  On  est  né  pour  de 
grandes  choses  quand  on  a  la  force  de  se  vaincre 
soi-même.  L'homme  de  bien  est  capable  de  tout  dès 
qu'il  a  pu  se  mettre  par  la  foi  au-dessus  de  tout.  C  est 
le  hasard  qui  fait  les  héros;  c'est  une  valeur  de  tous 
les  jours  qui  fait  le  juste.  Les  passions  peuvent  nous 
placer  bien  haut,  mais  il  n'y  a  que  la  vertu  qui  nous 
élève  au-dessus  de  nous-mêmes. 

Quel  règne,  Sire,  plus  glorieux  en  Israël  que  ce- 
lui de  Salomon ,  tandis  qu'il  demeura  fidèle  à  la  loi 
de  ses  pères?  Quel  gouvernement  plus  sage  et  plus 
absolu?  Tous  les  raffinements  de  la  politique  ont-ils 
jamais  poussé  si  loin  l'art  de  régner  et  de  conduire 
les  peuples?  Quelle  gloire  et  quelle  magnificence  en- 
vironnoit  son  trône  !  La  piété  en  avilissoit-elle  la  ma- 
jesté? Quel  prince  vit  jamais  ses  sujets  plus  soumis, 
ses  voisins  s'estimer  plus  heureux  de  son  alliance , 
et  des  souverains  à  la  tête  des  empires  plus  vastes  et 
plus  puissants  que  le  sien,  avoir  pour  sa  personne 
des  égards  et  des  déférences  qu'ils  ne  dévoient  pas  à 
sa  couronne?  Les  sages  des  autres  nations  ne  se  re- 
gardoient-ils  pas  comme  des  insensés  devant  lui?  Ne 
venoit-on  pas  des  contrées  les  plus  éloignées ,  admi- 
rer l'ordre  et  l'harmonie  qui  lui  faisoit  gouverner 


j52        pour  le  dimanche 

tous  ses  sujets  comme  un  seul  homme?  N'est-ce  pas 
dans  les  préceptes  divins  qu'il  nous  a  laissés  que  les 
princes  apprennent  encore  tous  les  jours  à  régner? 
et  la  piété  seroit-elle  Fécueil  du  gouvernement,  puis- 
que c'est  elle  seule  qui  lui  valut  la  sagesse? 

Heureux  s'il  ne  fût  pas  sorti  de  ses  premières 
voies,  et  si  les  égarements  de  sa  vieillesse  n'eussent 
pas  flétri  la  gloire  de  son  régne,  et  altéré  le  bonheur 
de  ses  sujets!  Ils  ne  commencèrent  à  éprouver  des 
charges  excessives,  et  ne  cessèrent  d'être  heureux 
que  lorsqu'il  cessa  lui-même  d'être  fidèle  à  Dieu,  et 
que ,  corrompu  par  les  femmes  étrangères^  il  ne  mit 
plus  de  bornes  à  ses  profusions  et  à  l'oppression  de 
ses  peuples ,  et  prépara  à  son  fils  le  soulèvement  qui 
sépara  dix  tribus  du  royaume  de  David ,  et  leur 
donna  un  nouveau  maître. 

Hélas!  les  hommes,  pour  excuser  leurs  vices, 
cherchent  à  décrier  la  vertu  :  comme  elle  est  incom- 
mode aux  passions,  ils  voudroient  se  persuader 
qu'elle  est  funeste  à  la  conduite  des  états  et  des  em- 
pires, et  lui  opposer  l'intérêt  public,  pour  se  cacher 
à  soi-même  l'intérêt  personnel,  qui  seul  en  nous 
s'oppose  à  elle.  La  crainte  du  Seigneur  est  la  seule 
source  de  la  véritable  sagesse  ;  et  ce  qui  met  l'ordre 
dans  l'homme  peut  seul  le  mettre  dans  les  états. 


i 


DES  RAMEAUX. 


i53 


TROISIÈME  PARTIE. 

Enfin,  l  indécision  et  Fincertitude  conduisent  sou- 
vent au  préjugé  et  à  la  surprise;  c'est  le  dernier 
écueil  de  la  piété  des  grands. 

Oui,  mes  frères  ,  la  piété  a  ses  erreurs  comme  le 
vice.  Plus  on  aime  la  vérité,  plus  tout  ce  qui  se  cou- 
vre de  ses  apparences  peut  nous  séduire:  la  vertu, 
simple  et  sincère,  juge  des  autres  par  elle-même, 
C  est  presque  toujours  notre  propre  obliquité  qui 
nous  instruit  à  la  défiance:  on  est  moins  en  garde 
contre  la  fraude  et  Fartifice,  quand  on  na  jamais 
fait  usage  que  de  la  droiture  et  de  la  simplicité;  et 
les  justes  sont  plus  exposés  à  être  surpris,  parce- 
qu  ils  ignorent  eux-mêmes  Fart  de  surprendre. 

Mais  c'est  dans  les  grands  sur-tout.  Sire,  que  la 
piété  doit  craindre  les  préjugés  et  la  surprise  :  outre 
que  les  suites  en  sont  plus  dangereuses,  c'est  que 
nés,  disoit  autrefois  Assuérus,  plus  droits  et  plus 
sincères,  ils  sont  d'autant  plus  susceptibles  de  pré- 
jugés qu  ils  aiment  moins  la  peine  de  Fexamen  et 
Fembarras  de  la  défiance,  et  quils  trouvent  plus 
court  et  plus  aisé  de  juger  sur  ce  qu  on  leur  dit,  que 
de  l'approfondir  et  de  s  en  convaincre  :  dum  aures 
principwn  simplices  ,  et  ex  sua  îiatura  alios  œstimantes , 
callida  fraude  decipiunt\ 

Et  de  combien  de  sortes  de  préjugés  la  piété  dans 
les  grands  ne  peut-elle  pas  les  rendre  capables!  pré- 

'  EsTH.  C.  i6.  V.  6. 


i54  POUR  LE  DIMANCHE 

jugés  de  crédulité.  C'est  la  piété  elle-même  qui  ouvre 
souvent  leurs  oreilles  à  la  malignité  de  la  calomnie  ; 
et  plus  ils  aiment  la  vertu ,  plus  aisément  on  leur 
rend  suspects  de  dissolution  et  de  vices  ceux  qu'une 
basse  jalousie  a  intérêt  de  perdre.  Mais  tout  zélé  qui 
cherche  à  nuire  doit  leur  être  suspect  :  la  véritable 
piété ,  ou  ne  croit  pas  facilement  le  mal ,  ou ,  loin  de  le 
publier,  le  cache  du  moins,  et  l'excuse  :  elle  ne  cher- 
che pas  à  rendre  son  frère  odieux  à  ses  maîtres ,  elle 
ne  cherche  qu'à  le  réconcilier  avec  Dieu  ;  les  déla- 
tions secrètes  se  proposent  plus  le  renversement  de 
la  fortune  d'autrui  que  le  règlement  de  ses  mœurs; 
et  d'ordinaire  le  délateur  découvre  plus  ses  propres 
vices  que  les  vices  de  son  frère. 

Préjugés  de  confiance.  L'hypocrite  prend  souvent 
auprès  d'eux  la  place  de  l'homme  de  bien  ;  ils  don- 
nent aux  apparences  de  la  piété  l'accès,  les  places, 
la  confiance,  qui  n'étoient  dus  qu'à  la  piété  elle- 
même;  ils  chargent  de  soins  publics  ceux  qui,  par 
leurs  lumières  bornées ,  n'étoient  nés  que  pour  va^ 
quer  aux  fonctions  les  plus  obscures.  Des  mœurs 
réglées  tiennent  lieu  auprès  d'eux  des  plus  grands 
talents  et  des  services  les  plus  importants;  et  ils  dé- 
crient la  vertu  par  les  faveurs  mêmes  dont  ils  l'ho- 
norent. 

Enfin,  préjugés  de  zèle.  C'est  ici  où  les  princes  les 
plus  pieux  ont  trouvé  souvent  dans  leur  zèle  même 
l'écueil  de  leur  piété.  Les  Constantin  ,  les  Théodose, 
ont  vu  autrefois  leur  amour  pour  l'Église  se  tourner 
contre  l'Église  même,  et  favoriser  l'erreur  par  un 


DES  RAMEAUX.  i55 

zélé  de  la  vérité.  Les  princes,  Sire,  ne  doivent  tou- 
cher à  la  religion  que  pour  la  protéger  et  pour  là  dé- 
fendre :  leur  zélé  n'est  utile  à  TÉglise  que  lorsqu'il 
est  demandé  par  les  pasteurs.  Les  sollicitations  des 
dépositaires  de  la  doctrine  sont  les  seules  qui  doi- 
vent avoir  du  crédit  auprès  d'eux ,  lorsqu'il  s'agit  de 
la  doctrine  elle-même  ;  toute  autre  voix  que  la  voix 
unanime  des  pasteurs  doit  leur  être  suspecte.  C'est 
ici  où  ils  ne  doivent  se  réserver  que  l'honneur  de  la 
protection,  et  leur  laisser  celui  de  la  décision  et  du 
jugement.  Les  évêques  sont  leurs  sujets;  mais  ils 
sont  leurs  pères  selon  la  foi.  Leur  naissance  les  sou- 
met à  l'autorité  du  trône  ;  mais  sur  les  mystères  de 
la  foi,  l'autorité  du  trône  fait  gloire  de  se  soumettre 
à  celle  de  l'Église.  Les  princes  n'en  sont  que  les  pre- 
miers enfants;  et  nos  rois  ont  toujours  regardé  le 
titre  de  ses  fils  aînés  comme  le  plus  beau  titre  de 
leur  couronne.  Ils  n'ont  point  d'autre  droit  que  de 
faire  exécuter  ses  décrets,  et,  en  s'y  soumettant  les 
premiers,  donner  Texemple  de  la  soumission  aux 
autres  fidèles.  Dès  qu'ils  ont  voulu  aller  plus  loin, 
et  usurper  sur  la  doctrine  un  droit  réservé  au  sacer- 
doce, ils  ont  aigri  les  maux  de  l'Église,  loin  d'y  re- 
médier; leurs  tempéraments  ont  été  de  nouvelles 
plaies ,  et  ont  enfanté  de  nouveaux  excès.  Toutes  les 
conciliations  inventées  pour  calmer  les  esprits  re- 
belles et  les  ramener  à  l'unité,  les  ont  autorisés  dans 
leur  séparation  et  leur  révolte;  et  leur  autorité  a 
toujours  perpétué  les  erreurs  quand  elle  a  voulu  se 
mêler  toute  seule  de  les  rapprocher  de  la  vérité.  Ils 


i56  POUR  LE  DIMANCHE 

peuvent  environner  Tarche  et  la  garder  comme  Da- 
vid; mais  ce  n'est  pas  à  eux  à  y  porter  les  mains.  Le 
trône  est  élevé  pour  être  l'appui  et  Tasile  de  la  doc- 
trine sainte;  mais  il  ne  doit  jamais  en  être  la  régie, 
ni  le  tribunal  d'où  partent  ses  décisions. 

Hélas  !  si  les  passions  et  les  intérêts  humains  n'en- 
vironnoient  pas  le  trône,  sans  doute  la  piété  des  sou- 
verains seroit  la  plus  sûre  ressource  de  l'Église;  mais 
souvent,  ou  Ton  fait  agir  leur  religion  contre  leurs 
propres  intérêts ,  ou  l'on  se  sert  du  vain  prétexte  de 
leurs  intérêts  pour  les  faire  agir  contre  la  religion 
même. 

Les  préjugés  sont  donc  presque  inévitables  à  la 
piété  des  grands  ;  mais  c'est  l'obstination  dans  le  pré- 
jugé qui  rend  le  mal  plus  incurable.  Il  ne  leur  est 
pas  honteux  d'avoir  pu  être  surpris.  Hélas!  com- 
ment pourroient-ils  s'en  défendre?  Tout  ce  qui  les 
environne  presque  s'étudie  à  les  tromper;  est-il  éton- 
nant-que  l'attention  se  relâche  quelquefois,  et  qu'ils 
puissent  se  laisser  séduire?  L'artifice  est  plus  habile 
et  plus  persévérant  que  la  défiance  ;  il  prend  toutes 
les  formes,  et  met  à  profit  tous  les  moments  :  et 
quand  tous  ceux  presque  qui  nous  approchent  ont 
intérêt  que  nous  nous  trompions,  nos  précautions 
elles-mêmes  les  aident  souvent  à  nous  conduire  au 
piège. 

Mais ,  Sire ,  s'il  n'est  pas  honteux  aux  princes  d'ê- 
tre surpris ,  malheur  inévitable  à  l'autorité  suprême , 
il  leur  est  glorieux  d'avouer  qu'ils  ont  pu  l'être.  Rien 
n'est  plus  grand  dans  le  souverain  que  de  vouloir 


DES  RAMEAUX.  167 

être  détrompé ,  et  d'avoir  la  force  de  convenir  soi- 
même  de  sa  méprise.  Assuérus  ne  crut  point  déroger 
à  la  majesté  de  Tempire  en  déclarant ,  même  par  un 
édit  public,  que  sa  bonne  foi  avoit  été  surprise  par 
les  artifices  d'Aman.  C'est  un  mauvais  orgueil  de 
croire  qu'on  ne  peut  avoir  tort;  c'est  une  foiblesse 
de  n'oser  reculer  quand  on  sent  qu'on  nous  a  fait 
faire  une  fausse  démarche.  Les  variations  qui  nous 
ramènent  au  vrai  affermissent  l'autorité  loin  de  l'af- 
foiblir.  Ce  n'est  pas  se  démentir  que  de  revenir  de  sa 
méprise  :  ce  n'est  pas  montrer  aux  peuples  l'incon- 
stance du  gouvernement;  c'est  leur  en  étaler  l'équité 
*  et  la  droiture.  Les  peuples  savent  assez  et  voient  as- 
sez souvent  que  les  souverains  peuvent  se  tromper; 
mais  ils  voient  rarement  qu'ils  sachent  se  désabuser 
et  convenir  de  leur  méprise.  Il  ne  faut  pas  craindre 
qu'ils  respectent  moins  la  puissance  qui  avoue  son 
tort  et  qui  se  condamne  elle-même;  leur  respect  ne 
s'affoiblit  qu'envers  celle  ou  qui  ne  le  connoît  pas, 
ou  qui  le  justifie  ;  et  dans  leur  esprit  rien  ne  désho- 
nore l'autorité  que  la  foiblesse  qui  se  laisse  surpren- 
dre ,  et  la  mauvaise  gloire  qui  croiroit  s'avihr  en  con- 
venant de  son  erreur  et  de  sa  surprise. 

Sire ,  fermez  l'oreille  aux  mauvais  conseils  et  aux  in- 
sinuations dangereuses  de  l'adulation:  mais  comme 
elles  se  couvrent  du  voile  du  bien  public,  et  que  tôt 
ou  tard  elles  trouvent  accès  auprès  du  trône ,  si  Fin- 
attention  vous  les  a  fait  suivre,  que  l'intérêt  seul  de 
votre  gloire ,  quand  vous  serez  détrompé ,  vous  les 
fasse  à  l  instant  désavouer.  Il  est  encore  plus  glo- 


i58  POUR  LE  DIMANCHE 

rieux  d'avouer  sa  surprise  que  de  n'avoir  pas  été 
surpris.  Rien  n'est  plus  beau  dans  le  souverain  qui 
ne  dépend  de  personne,  que  de  vouloir  toujours  dé- 
pendre de  la  vérité.  On  craindra  de  vous  en  imposer, 
quand  Fimposture  et  l'adulation  démasquée  n'aura 
plus  à  attendre  que  votre  désaveu  et  votre  colère. 
C'est  l'orgueil  des  rois  tout  seul  qui  autorise  et  en- 
hardit les  adulations  et  les  mauvais  conseils;  et  s'il 
est  vrai  que  ce  sont  d'ordinaire  les  adulateurs  qui 
font  les  mauvais  rois ,  il  est  encore  plus  vrai  que  ce 
sont  les  mauvais  rois  qui  forment  et  multiplient  les 
adulateurs. 

C'est  en  évitant  ces  écueils  que  la  piété  des  grands 
deviendra  respectable,  qu'ils  lui  rendront  la  gloire 
et  la  dignité  que  les  dérisions  du  monde  ou  les  foi- 
blesses  de  la  fausse  vertu  lui  ont  presque  ôtées ,  et 
qu'on  n'entendra  plus  se  perpétuer  parmi  les  hom- 
mes ce  blasphème  si  injurieux  à  la  religion  :  Que  les 
princes  pieux  sont  les  moins  propres  à  gouverner,  et 
que  la  piété  peut  en  faire  de  grands  saints,  mais 
qu'elle  n'en  fera  jamais  de  grands  rois. 

Puissent  ces  discours  licencieux.  Sire,  ne  jamais 
blesser  l'innocence  de  vos  oreilles!  Mais  si  l'adula- 
tion ose  les  porter  un  jour  jusques  au  pied  de  votre 
trône ,  qu'il  en  sorte  des  éclairs  et  des  foudres  pour 
confondre  ces  ennemis  de  la  religion  et  de  votre  vé- 
ritable gloire  !  Écoutez  ces  adulations  impies  comme 
des  blasphèmes  contre  la  majesté  des  rois,  comme 
des  outrages  faits  à  vos  plus  glorieux  ancêtres ,  aux 
Charlemagne,  aux  saint  Louis,  à  votre  auguste  bis- 


DES  RAMEAUX.  iSg 

aïeul.  C'est  par  une  piété  tendre  et  sincère  qu'ils  de- 
vinrent de  grands  rois.  Leur  zèle  pour  la  religion  les 
a  encore  plus  illustrés  que  leurs  victoires.  Les  louan- 
ges que  FÉglise  leur  donnera  à  jamais  dureront  au- 
tant que  FÉglise  elle-même.  Leurs  grandes  actions, 
ou  auroient  été  ensevelies  dans  la  révolution  des 
temps,  ou  n'eussent  eu  qu'un  éclat  vulgaire ,  si  la 
piété  ne  les  eût  immortalisées. 

Soyez,  Sire,  comme  eux  le  défenseur  de  la  gloire 
de  Dieu,  et  il  ne  permettra  pas  que  la  vôtre  s'efface 
jamais  de  la  mémoire  des  hommes.  Justifiez ,  en  vous 
proposant  ces  grands  modèles ,  que  la  piété  ne  dés- 
honore point  les  rois;  que  les  passions  toutes  seules 
avilissent  le  trône  et  dégradent  le  souverain  ;  qu'on 
n'est  pas  digne  de  régner  quand  on  ne  règne  pas  sur 
•soi-même;  et  que,  pour  être  dans  les  âges  suivants 
aussi  grand  qu'eux  aux  yeux  des  hommes ,  il  faut 
avoir  été,  comme  eux,  fidèle  à  Dieu. 

Grand  Dieu  !  plus  le  trône  est  environné  de  pièges , 
plus  les  rois  ont  besoin  que  vous  les  environniez  de 
votre  protection  et  des  secours  de  votre  grande  misé- 
ricorde. Mais  plus  une  tendre  jeunesse  et  une  enfance 
délaissée  à  elle-même  et  à  tous  les  périls  de  la  royauté 
expose  cet  enfant  auguste,  plus  il  doit  devenir  l'objet 
de  vos  soins  et  de  votre  tendresse  paternelle. 

Armez  de  bonne  heure  l'innocence  de  son  cœur 
contre  les  dérisions  qui  avilissent  la  piété  ,  et  contre 
les  écueils  de  la  piété  même;  donnez-lui  ces  vertus 
qui  sanctifient  l'homme ,  et  qui  font  en  même  temps 
le  grand  roi  ;  faites  qu'il  respecte  ceux  qui  vous  ser- 


i6o  POUR  LE  DIMANCHE 

vent,  et  qu'il  serve  lui-même  le  Dieu  de  ses  pères 
avec  cette  majesté  qui  seule  peut  rendre  les  rois  res- 
pectables. 

Jetez  les  yeux  sur  lui  du  haut  du  ciel ,  grand  Dieu  ; 
et  voyez  ici  à  vos  pieds  cet  enfant  auguste  et  pré- 
cieux, la  seule  ressource  de  la  monarchie,  Tenfant 
de  FEurope ,  le  gage  sacré  de  la  paix  des  peuples  et 
des  nations.  Les  entrailles  de  votre  miséricorde  n'en 
sont-elles  pas  émues?  regardez-le,  grand  Dieu,  avec 
les  yeux  et  la  tendresse  de  toute  la  nation. 

Écoutez  la  première  voix  de  son  cœur  innocent , 
qui  vous  dit  ici,  comme  autrefois  un  saint  roi  :  Dieu 
de  mes  pères,  regardez-moi;  laissez-vous  toucher 
de  pitié  à  la  vue  des  périls  que  mon  âge  et  mon  rang 
me  préparent,  et  qui  vont  m'entourer  de  toutes  parts 
au  sortir  de  l'enfance  :  rcspice  in  me ,  et  miserere  mei^.* 
Soyez  vous-même  le  défenseur  de  mon  trône  et  de 
ma  jeunesse.  Conservez  l'empire  à  l'enfant  de  tant 
de  rois,  et  qui  ne  connoît  pas  de  titre  plus  glorieux 
que  d'être  le  premier  né  de  vos  enfants  :  da  imperium 
puero  tuo. 

Mais  que  la  conservation  d'une  couronne  terrestre, 
grand  Dieu,  ne  soit  pas  le  seul  de  vos  bienfaits.  Sau- 
vez le  fris  d'Adélaïde,  des  Blanche,  desClotilde,  et 
de  tant  de  pieuses  princesses  qui  me  portent  encore 
devant  vous  dans  leur  sein  comme  l'enfant  de  leur 
amour  et  de  leurs  plus  chères  espérances  :  et  salvum 
fac  filium  ancillœ  tuœ.  Et  puisque  l'innocence  attire 
toujours  sur  elle  vos  regards  les  plus  propices  et  les 

'  Ps.  85,  V.  i6. 


DES  RAMEAUX.  i6i 

plus  tendres,  conservez-la-moi,  grand  Dieu,  aussi 
long-temps  que  ma  couronne,  afin  qu'après  avoir 
régné  par  vous  heureusement  sur  la  terre,  je  puisse 
régner  avec  vous  éternellement  dans  le  ciel.  Ainsi 
soit-il. 


-^^r\y\.-\y^^r\^  v/^.  X-  -v/V^  "V/x>^  ■vx%/-». -w/^ 


SERMON 

POUR  LE  VENDREDI  SAINT. 


SUR  LES  OBSTACLES  QUE  LA  VÉRITÉ  TROUVE 
DANS  LE  COEUR  DES  GRANDS. 

Astiterunt  reges  terrœ ,  et  principes  convenerunt  in  unum  ,  ad- 
versus  Dominum ,  et  adversus  Christum  ejus. 

Les  rois  de  la  terre  se  sont  présentés ,  et  les  princes  se  sont 
assemblés  contre  le  Seigneur  et  contre  son  Christ. 

Ps.  2  ,  V.  2. 

Sire, 

Toutes  les  puissances  de  la  terre  semblent  se  réu- 
nir aujourd'hui  pour  condamner  Jésus- Christ  à  la 
mort;  et  la  mort  de  Jésus-Christ  n  est  qu'une  con- 
damnation éclatante  des  passions  des  grands  et  des 
puissants  de  la  terre. 

C'est  un  pontife  éternel  qui  s'offre  lui-même  pour 
son  peuple,  comme  la  seule  victime  capable  d'ex- 
pier ses  iniquités  et  d'apaiser  la  colère  de  Dieu;  c'est 
un  ministre  et  un  envoyé  de  son  père  qui  rend  té- 
moignage par  son  sang  à  la  vérité  de  sa  mission  et  de 
son  ministère;  c'est  un  roi  qui  entre  en  possession 


« 


fejt.JiMUN  POUR  LE  VJÎNDREDI  SAINT.    1 63 

par  sa  mort  de  Tempire  de  Funivers  ;  il  réunit  en  sa 
personne  tous  les  titres  jjlorieux  dont  Forgueil  des 
hommes  se  pare. 

Cependant  ce  pontife  est  livré  aujourd'hui  par  la 
jalousie  des  grands-prêtres  :  ce  ministre  et  cet  envoyé 
du  ciel  oppose  en  vain  son  innocence  à  Fambition 
et  à  la  lâcheté  d'un  ministre  de  César;  ce  roi  à  qui 
toutes  les  nations  ont  été  données  comme  son  héri- 
tage, devient  le  jouet  de  l'indifférence  et  de  la  vaine 
curiosité  d'un  roi  usurpateur  de  la  Judée.  Il  falloit 
que  tout  ce  qui  porte  le  nom  de  grand  sur  la  terre , 
la  jalousie  des  pontifes,  la  lâcheté  de  Pilate,  et  Fin- 
différence  d'Hérode,  en  condamnant  Jésus-Christ, 
fissent  éclater  sa  grandeur  et  sa  puissance  :  astiterunt 
reges  terrœ^  etc. 

De  toutes  les  instructions  que  nous  offre  aujour- 
d'hui le  spectacle  de  la  croix ,  il  n'en  est  pas  ici  de 
plus  convenable;  et  puisque  nous  ne  saurions  en 
exposer  à  votre  piété  toutes  les  circonstances ,  coïi- 
tentons-nous  de  vous  y  montrer  les  obstacles  que  la 
vérité  trouve  dans  le  cœur  des  grands  de  la  terre; 
c'est-à-dire  Jésus-Christ  condamné  à  la  mort  par  les 
passions  des  grands ,  et  les  passions  des  grands  con- 
damnées par  la  mort  de  Jésus-Christ. 


I  T. 


i64 


SERMON 


PREMIÈRE  PARTIE. 

Sire, 

La  vérité,  toujours  odieuse  aux  grands,  trouve 
encore  aujourd'hui  sur  la  terre  les  mêmes  ennemis 
qui  rattachèrent  autrefois  avec  Jésus-Christ  sur  la 
croix;  la  jalousie  la  persécute,  un  lâche  intérêt  la 
sacrifie ,  Findifférence  la  méprise ,  et  la  tourne  même 
en  risée. 

Mais  de  toutes  les  passions  que  les  hommes  op- 
posent à  la  vérité,  la  jalousie  est  la  plus  dange- 
reuse, parcequ'elle  est  la  plus  incurable;  c'est  un 
vice  qui  mène  à  tout,  pai  cequ'on  se  le  déguise  tou- 
jours à  soi-même  ;  c'est  Fennemi  éternel  du  mérite 
et  de  la  vertu;  tout  ce  que  les  hommes  admirent 
Fenflamme  et  Firrite,  il  ne  pardonne  qu'au  vice  et 
à  l'obscurité;  il  faut  être  indigne  des  regards  publics 
pour  mériter  ses  égards  et  son  indulgence. 

Si  les  prodiges  de  Jésus-Christ  avoient  moins 
éclaté  dans  la  Judée,  les  princes  des  prêtres,  moins 
éblouis  de  sa  gloire ,  ne  lui  eussent  pas  disputé  son 
innocence;  et  leur  zélé  jaloux  ne  Fauroit  pas  trouvé 
digne  de  mort,  s'il  ne  Feût  été  des  louanges  et  des, 
acclamations  publiques  :  quid facimus ,  quia  hic  homo 
multa  signa  facit^? 

Telle  est  Fimpression  de  haine  et  de  jalousie  que 
la  grande  renommée  de  Jésus-Christ  fait  sur  le  cœur 

'   JOiVN.  C.  I  I  ,  V.  47- 


POUR  LE  VENDREDI  SAINT.  i65 

des  pontifes  et  des  prêtres ,  des  dépositaires  de  la  loi 
et  de  la  religion.  Mais,  hélas!  faut-il  que  le  sanc- 
tuaire lui-même  devienne  presque  toujours  Fasile 
d'une  passion  si  méprisable;  que  les  dons  éclatants 
de  Fesprit  de  paix  et  de  charité  mettent  Famertume 
et  la  division  parmi  ses  ministres  ;  que  la  moisson  si 
abondante,  et  qui  manque  d'ouvriers,  excite  des 
sentiments  de  jalousie  parmi  le  petit  nombre  de  ceux 
qui  travaillent  ;  que  les  anges  destinés  au  ministère 
ne  puissent  arracher  les  scandales  du  royaume  de 
Jésus-Christ ,  sans  y  en  mettre  souvent  un  nouveau  ; 
que  dès  la  naissance  de  FÉvangiîe  cette  triste  zizanie 
se  soit  glissée  parmi  ses  plus  saints  ouvriers ,  et  que 
FÉglise  souvent  soit  presque  aussi  affligée  par  ie 
faux  zélé  qui  la  défend  que  par  Ferreur  même  qui 
l'attaque!  Pourvu  que  Jésus-Christ  soit  annoncé,  la 
gloire  n'en  est-elle  pas  commune  à  tous  ceux  qui 
Faiment?  ne  partageons-nous  pas  ses  triomphes, 
dès  que  nous  ne  combattons  que  pour  lui?  et  tous 
les  succès  qui  agrandissent  son  royaume  ne  devien- 
nent-ils pas  les  nôtres?  C'est  lui  seul  qui  donne  Fac- 
croissement,  et  nos  foibles  travaux  ne  sont  plus 
comptés  pour  rien  dès  que  nous  les  comptons  nous- 
mêmes  pour  quelque  chose. 

Tous  les  traits  les  plus  odieux  semblent  se  réunir 
dans  un  cœur  où  domine  cette  passion  injuste  de 
Fenvie.  Cependant  c'est  le  vice  et  comme  la  conta- 
gion universelle  des  cours ,  et  souvent  la  première 
source  de  la  décadence  des  empires  :  il  n'est  point  de 
bassesse  que  cette  passion  ou  ne  consacre  ou  ne  jus- 


i66  SERMON 

tifie;  elle  éteint  même  les  sentiments  les  plus  nobles 
de  l'éducation  et  de  la  naissance  ;  et  dès  que  ce  poison 
a  f,agné  ie  cœur,  on  trouve  des  ames  de  boue  où  la 
nature  avoit  d'abord  placé  des  ames  grandes  et  bien 
nées. 

La  mauvaise  foi  n  est  plus  comptée  pour  rien  : 
ces  grands-prêtres  chercbent  eux-mêmes  de  faux 
témoignages  contre  Jésus-Christ;  eux  qui  dévoient 
proscrire  ces  hommes  infâmes  qui  font  un  trafic 
honteux  de  la  vérité  et  de  l'innocence  des  autres 
hommes,  ils  se  les  associent,  et  favorisent  le  crime 
qui  favorise  leur  passion. 

C'est  ainsi  que  ce  vice  ne  rougit  point  de  se  faire 
des  appuis  honteux  et  méprisables.  Les  hommes  les 
plus  décriés  et  les  plus  perdus,  on  les  adopte  dès 
qu'ils  veulent  bien  adopter  et  servir  l'amertume  se- 
crète qui  nous  dévore;  ils  nous  deviennent  chers  dès 
qu'ils  peuvent  devenir  les  vils  instruments  de  notre 
passion;  et  ce  qui  devoit  les  rendre  encore  plus  hi- 
deux à  nos  yeux ,  efface  en  un  instant  toutes  leurs 
taches.  Le  monde  ne  manque  jamais  de  ces  hommes 
vendus  à  l'iniquité,  dont  Tunique  emploi  est  de 
noircir  auprès  des  grands  ceux  qui  ont  le  malheur 
de  leur  déplaire,  ou  qui  plaisent  trop  pour  être  de 
leur  goût:  et  ces  hommes  corrompus,  et  qu'on  de- 
vroit  bannir  de  la  société,  ne  manquent  jamais  de 
trouver  des  grands  qui  les  écoutent  et  qui  les  pro- 
tègent. Ou  érige  en  mérite  le  zèle  qu'ils  étalent  pouf 
nos  intérêts ,  et  on  leur  fait  une  vertu  d'un  ministère 
infâme  dont  on  rougit  tout  bas  soi-même  ;  Doëg 


POUR  LE  VENDREDI  SAINT.  167 

riduméen  devient  cher  à  Saûl  dès  qu  il  devient  le 
ministre  de  sa  jalousie  et  de  sa  haine  contre  David. 

Mais  de  quoi  n'est  pas  capable  un  cœur  que  la 
jalousie  noircit  et  envenime  !  Non  seulement  on  ap- 
plaudit à  Fimposture ,  mais  on  ne  craint  pas  de  s'en 
rendre  coupable  soi-même.  Ces  pontifes,  témoins 
des  prodiges  et  de  la  sainteté  de  Jésus-Christ,  ne 
pouvant  ignorer  qu'il  est  fils  de  David,  et  descendu 
des  rois  de  Juda ,  ayant  ouï  de  sa  propre  bouche  qu'il 
falloit  rendre  à  Dieu  ce  qui  est  à  Dieu,  et  à  César 
ce  qui  est  à  César,  le  font  pourtant  passer  pour  un 
séditieux,  un  ennemi  de  César,  et  qui  veut  en  usur- 
per la  souveraine  puissance;  un  impie  qui  veut  ren- 
verser la  loi  et  le  temple  de  ses  pères;  enfin  pour  un 
homme  de  néant,  né  dans  la  boue  et  dans  la  plus 
vile  populace. 

Cette  passion  amère  est  comme  une  frénésie  qui 
change  tous  les  objets  à  nos  yeux;  rien  ne  nous  pa- 
roît  plus  sous  sa  forme  naturelle.  David  a  beau  rem- 
porter des  victoires  sur  les  Philistins ,  et  assurer  la 
couronne  à  son  maître;  aux  yeux  de  Salil  ce  n'est 
plus  qu'un  ambitieux  qui  veut  monter  lui-même 
sur  le  trône.  En  vain  Jérémie  justifie  la  vérité  de  ses 
prédictions  par  les  événements  et  par  la  sainteté  de 
sa  vie;  les  prêtres,  jaloux  de  sa  réputation,  publient 
que  c'est  un  imposteur  et  un  traître  qui  annonce  les 
malheurs  et  la  ruine  entière  de  Jérusalem,  plus  pour 
décourager  ses  citoyens  et  favoriser  l'ennemi,  que 
pour  prévenir  la  destruction  entière  de  sa  patrie. 

Tout  s'empoisonne  entre  les  mains  de  cette  fu- 


i68  SERMON 

neste  passion;  la  piété  la  plus  avérée  n'est  plus 
qu  une  hypocrisie  mieux  conduite  ;  la  valeur  la  plus 
éclatante,  une  pure  ostentation,  ou  un  bonheur  qui 
tient  lieu  de  mérite  ;  la  réputation  la  mieux  établie , 
une  erreur  publique  où  il  entre  plus  de  prévention 
que  de  vérité;  les  talents  les  plus  utiles  à  Tétat,  une 
ambition  démesurée  qui  ne  cache  qu'un  grand  fonds 
de  médiocrité  et  d'insuffisance  ;  le  zélé  pour  la  patrie , 
un  art  de  se  faire  valoir  et  de  se  rendre  nécessaire; 
les  succès  même  les  plus  glorieux,  un  assemblage 
de  circonstances  heureuses  qu'on  doit  à  la  bizarrerie 
du  hasard  plus  qu'à  la  sagesse  des  mesures;  la  nais- 
sance la  plus  illustre,  un  grand  nom  sur  lequel  on 
est  enté,  et  qu'on  ne  tient  pas  de  ses  ancêtres. 

Enfin  la  langue  du  jaloux  flétrit  tout  ce  qu'elle 
touche,  et  ce  langage  si  honteux  est  pourtant  le  lan- 
gage commun  des  cours  :  c'est  lui  qui  lie  les  sociétés 
et  les  commerces  ;  chacun  se  cache  la  plaie  secrète 
de  son  cœur,  et  chacun  se  la  communique;  on  a 
honte  du  nom  du  vice ,  et  l'on  se  fait  honneur  du 
vice  même. 

Enfin  il  emprunte  même  les  apparences  du  zélé 
et  de  l'amour  du  bien  public  ;  les  intérêts  de  la  na- 
tion et  la  conservation  du  temple  et  de  la  loi  parois- 
sent  consacrer  la  jalousie  des  pontifes  contre  Jésus- 
Christ. 

Le  zélé  du  bien  public  devient  tous  les  jours  comme 
la  décoration  et  l'apologie  de  ce  vice.  Il  semble  qu'on 
ne  craint  que  pour  l'état,  et  on  n'envie  que  les  places 
de  ceux  qui  gouvernent  :  on  blâme  les  choix  du 


POUR  LE  VENDREDI  SAINT.  169 

maître  comme  tombant  sur  des  sujets  incapables; 
mais  ce  n'est  pas  Tintérét  public  qui  nous  pique ,  c'est 
la  jalousie  et  le  chagrin  de  n'avoir  pas  été  nous- 
mêmes  choisis  :  les  places  où  nous  aspirions  ne  sont 
jamais ,  selon  nous ,  données  au  mérite  ;  la  laveur  du 
maître  et  le  bien  de  l'état  ne  nous  paroissent  jamais 
aller  ensemble  ;  on  se  donne  pour  amateur  de  la  pa- 
trie ,  et  on  n'en  aime  que  les  honneurs  et  les  préémi- 
nences. Aman  trouve  la  puissance  et  la  religion  des 
Juifs  dangereuses  à  l'empire  ;  mais  ce  n'est  pas  l'état 
qu'il  a  dessein  de  sauver;  c'est  Mardochée  qu'il  veut 
perdre.  Les  courtisans  de  Darius  accusent  Daniel 
d'avoir  violé  la  loi  des  Perses  ;  mais  ce  n'est  pas  de  la 
majesté  de  la  loi  dont  ils  sont  jaloux,  c'est  la  gloire 
et  la  faveur  de  Daniel  qu'ils  haïssent. 

Tout  est  plein  dans  les  cours  de  ces  zélés  de  jalou 
sies  :  on  étale  le  titre  de  bon  citoyen .  et  on  cache 
dessous  celui  de  jaloux  ;  on  a  sans  cesse  l'état  dans 
la  bouche  et  la  jalousie  dans  le  cœur;  on  paroît  con- 
tristé  quand  les  événements  sont  malheureux ,  et  ne 
répondent  pas  aux  vues  et  aux  mesures  de  ceux  qui 
sont  en  place  ;  et  l'on  s'applaudit  plus  du  blâme  qui 
en  retombe  sur  eux ,  qu'on  n'est  touché  des  maux 
qui  en  peuvent  revenir  à  la  patrie. 

Et  voilà  un  des  plus  tristes  effets  de  cette  passion 
infortunée.  Ces  pontifes  demandent  que  le  sang  du 
juste  soit  sur  eux  et  sur  leurs  enfants  :  la  désolation 
du  temple  et  de  la  cité  sainte,  la  cessation  des  sacri-  - 
fices,  la  dispersion  de  Juda,  la  perte  de  tout  ne  leur 
paroît  rien ,  pourvu  que  l'innocent  périsse. 


V 


170  SERMON 

Et  combien  de  fois  a-t-on  vu  des  hommes  publics 
sacrifier  Fétat  à  leurs  jalousies  particulières,  faire 
échouer  des  entreprises  glorieuses  à  la  patrie,  de 
peur  que  la  gloire  n'en  rejaillît  sur  leurs  rivaux;  mé- 
nager des  événements  capables  de  renverser  l'em- 
pire,  pour  ensevelir  leurs  concurrents  sous  ses  rui- 
nes ,  et  risquer  de  tout  perdre  pour  faire  périr  un 
seul  homme  !  Les  histoires  des  cours  et  des  empires 
sont  remplies  de  ces  traits  honteux  ;  et  chaque  siècle 
presque  en  a  vu  de  tristes  exemples.  Mais  le  véritable 
zélé  du  bien  ne  cherche  qu'à  se  rendre  utile;  et  à 
Thomme  vertueux  et  qui  aime  l'état ,  les  services 
tiennent  lieu  de  récompense. 

Première  passion  dans  les  pontifes,  qui  livre  au- 
jourd'hui Jésus-Christ,  la  jalousie:  mais,  en  second 
lieu,  c'est  un  lâche  intérêt  dans  Pilate  qui  le  con- 
damne. 

SECONDE  PARTIE. 

Oui,  mes  frères,  la  passion,  le  dieu  des  grands, 
c'est  la  fortune.  Ils  veulent  plaire  à  César,  et  c'est  le 
seul  devoir  qui  les  occupe^  tout  ce  qui  favorise  leur 
élévation  s'accorde  toujours  avec  leur  conscience;  la 
probité  qui  nuiroit  à  leur  fortune ,  et  qui  leur  feroit 
perdre  la  faveur  du  maître,  n'est  plus  pour  eux  que 
la  vertu  des  sots.  Mais  dès-là  qu'on  craint  plus  la 
disgrâce  de  César  que  le  reproche  de  sa  conscience, 
si  Ton  n'a  pas  encore  sacrifié  l'honneur  et  la  probité, 
ce  n'est  pas  le  cœur  et  la  volonté,  c'est  l'occasion  qui 
a  manqué  aux  plus  grands  crimes. 


POUR  LE  VENDREDI  SAINT.  171 

En  effet,  il  paroît  d'abord  dans  le  caractère  de 
Pilate  des  restes  de  droiture  et  de  probité  ;  sa  con- 
science s  élève  en  faveur  de  Finnocent;  il  semble 
lui-même  plaider  sa  cause  ;  il  n'ose  le  délivrer,  et  il 
souhaite  pourtant  qu  on  le  délivre  :  premier  degré 
de  Tambition,  la  lâcheté.  On  aime  le  devoir  et  Té- 
quité  lorsqu'il  est  utile  ou  glorieux  de  se  déclarer 
pour  elle ,  qu'on  peut  compter  sur  les  suffrages  pu- 
blics, que  notre  fermeté  va  nous  donner  en  spec- 
tacle au  monde,  et  que  nous  devenons  plus  grands 
aux  yeux  des  hommes  par  la  défense  héroïque  de  la 
vérité,  que  nous  ne  l'aurions  été  par  la  dissimula- 
tion et  la  souplesse;  nous  cherchons  la  gloire  et  les 
applaudissements  dans  le  devoir,  et  presque  tou- 
jours c'est  la  vanité  qui  donne  des  défenseurs  à  la 
vérité. 

A  la  lâcheté  succède  la  crainte.  On  menace  Pilate 
del'  indignation  de  César:  si  hune  dimittis,  non  es  ami- 
eus  Cœsaris  ' ,  A  cette  raison  tous  les  droits  les  plus  sa- 
crés s'évanouissent,  et  ne  sont  plus  comptés  pour 
rien.  On  n'est  pas  digne  de  soutenir  la  justice  et  la 
vérité  quand  on  peut  aimer  quelque  chose  plus 
qu'elle  :  une  démarche  opposée  à  l'honneur  et  à  la 
conscience  est  bien  plus  à  craindre,  pour  une  ame 
noble ,  que  la  colère  de  César.  Mais  d'ailleurs ,  Sire , 
c'est  servir  la  gloire  du  prince  que  de  ne  pas  servir 
à  ses  passions  ;  il  est  beau  d'oser  s'exposer  à  son  in- 
dignation plutôt  que  de  manquer  à  la  fidélité  qu'on 
lui  a  jurée;  et  si  les  princes  commé  vous  peuvent 

'    JOAN.  C.  19 ,  V.  12. 


172  SERMON 

compter  sur  un  ami  fidèle ,  il  faut  qu'ils  le  cherchent 
parmi  ceux  qui  les  ont  assez  aimés  pour  avoir  eu  le 
courage  d'oser  quelquefois  leur  déplaire:  plus  ceux 
qui  leur  applaudissent  sans  cesse  sont  nombreux , 
plus  l'homme  vertueux  qui  ne  se  joint  point  aux  adu- 
lations publiques  doit  leur  être  respectable.  Mais  cet 
héroïsme  de  fidélité  est  j  are  dans  les  cours  :  à  peine 
se  trouva- t-il  un  Daniel  dans  l'empire  parmi  tous  les 
satrapes,  qui  ne  connoissoient  point  d'autre  loi  que 
la  volonté  du  prince.  Telle  est  la  destinée  des  souve- 
rains :  la  même  puissance  qui  multiplie  autour  d'eux 
les  adulateurs ,  y  rend  aussi  les  amis  plus  rares. 

Aussi  la  crainte  de  déplaire  à  César  conduit  Pilate 
au  dernier  degré  de  la  lâcheté,  il  abandonne  et  livre 
Jésus-Christ.  Les  cris  de  ce  peuple  furieux  ne  peuvent 
être  calmés  que  par  le  sang  du  juste  :  s'exposer  à  leur 
violence,  ce  seroit  allumer  le  feu  de  la  sédition;  il 
vaut  encore  mieux  que  Finnocent  périsse  que  si  toute 
la  nation  alloit  se  révolter  contre  César,  et  il  faut  ache- 
ter le  bien  public  par  un  crime. 

Et  voilà  toujours  le  grand  prétexte  de  l'abus  que 
ceux  qui  sont  en  place  font  de  l'autorité  :  il  n'est 
point  d  injustice  que  le  bien  public  ne  justifie  ;  il 
semble  que  le  bonheur  et  la  sûreté  publique  ne  puis- 
sent subsister  que  par  des  crimes  ;  que  l'ordre  et  la 
tranquillité  des  empires  ne  soient  jamais  dus  qu'à  l'in- 
justice et  à  l'iniquité,  et  qu'il  faille  renoncer  à  la 
vertu  pour  se  dévouer  à  la  patrie. 

Non,  Sire,  je  l'ai  déjà  dit  ailleurs,  et  on  ne  sauroit 
trop  le  redire ,  la  loi  de  Dieu  est  toute  la  force  et  toute 


POUR  LE  VENDREDI  SAINT.  178 

la  sûreté  des  lois  humaines  ;  tout  ce  qui  attire  la  co- 
lère du  ciel  sur  les  états  ne  sauroit  faire  le  bonheur 
des  peuples  ;  Tordre  et  Futilité  publique  ne  peuvent 
être  le  fruit  du  crime  :  on  sert  mal  la  patrie  quand  on 
la  sert  aux  dépens  des  régies  saintes;  c'est  saper  les 
fondements  de  Fédifice  pour  Fembellir  et  Félever 
plus  haut  ;  c'est,  en  affoiblissant  ses  principaux  ap- 
puis, y  ajouter  de  vains  ornements  qui  hâtent  sa 
ruine.  Les  empires  ne  peuvent  se  soutenir  que  par 
Féquité  des  mêmes  lois  qui  les  ont  formés  ;  et  Finjus- 
tice  a  bien  pu  détrôner  des  souverains ,  mais  elle  n'a 
jamais  affermi  les  trônes  :  les  ministres  qui  ont  outré 
la  puissance  des  rois  Font  toujours  affoiblie  ;  ils  n'ont 
élevé  leurs  maîtres  que  sur  la  ruine  de  leurs  états; 
et  leur  zélé  n'a  été  utile  aux  Césars  qu'autant  qu'il  a 
respecté  les  lois  de  Fempire. 

C'est  donc  la  jalousie  dans  les  princes  des  prêtres 
qui  persécute  aujourd'hui  Jésus-Christ,  un  vil  inté- 
rêt dans  Pilate  qui  le  livre,  et  enfin  une  indifférence 
criminelle  dans  Hérode  qui  en  fait  un  sujet  de  mé- 
pris et  de  risée. 

Hélas  !  quelle  autre  destinée  pouvoit  se  promettre 
la  doctrine  de  l'Évangile  en  se  montrant  à  une  cour 
superbe  et  vokiptueuse?  La  doctrine  sainte  n'offre 
rien  qui  ne  combatte  Forgueil  et  la  volupté,  et  il  n'y 
a  de  grand  pour  ceux  qui  habitent  les  palais  des  rois, 
que  le  plaisir  et  la  gloire.  Si  vous  n'y  paroissez  pas 
sous  ces  étendards,  ou  l'on  vous  prend  pour  un  cen- 
seur et  un  ennemi,  ou  ils  vous  méprisent  comme  un 
homme  d'une  autre  espèce,  et  un  nouveau  venu  qui 


174  SERMON 

vient  porter  au  milieu  d'eux  un  langage  inouï  et  des 
manières  étrangères. 

Nous-mêmes,  dans  ces  chaires  chrétiennes  qui 
seules  leur  parlent  encore  le  langage  de  la  vérité , 
nous-mêmes  nous  venons  souvent  ici  affoiblir  ce 
langage  divin,  respecter  ce  que  nous  devrions  com- 
battre, adoucir  par  des  idées  humaines  la  sévérité 
des  règles  saintes,  autoriser  presque  leurs  préjugés 
avant  d'oser  combattre  leurs  passions ,  et,  sous  pré- 
texte de  ne  pas  les  révolter  contre  la  vérité,  la  leur 
rendre  presque  méconnoissable. 

Hérode,  instruit  des  merveilles  qu'on  publioit  de 
Jésus-Christ,  s'attend  à  lui  voir  opérer  des  prodiges, 
et ,  dans  cette  attente ,  il  le  voit  arriver  à  sa  cour  avec 
joie;  ce  n'est  pas  la  vérité  qui  l'intéresse,  c'est  une 
vaine  curiosité  qu'il  veut  satisfaire,  et  faire  servir 
Jésus-Christ  de  spectacle  à  son  loisir  et  à  son  oisiveté. 
Car  c'est  de  tout  temps  que  la  plupart  des  princes  et 
des  grands  ont  fait  de  la  religion  un  spectacle  :  les 
mystères  les  plus  augustes  et  lesplusterribles,  égayés 
par  tous  les  attraits  d'une  harmonie  recherchée,  de- 
viennent pour  eux  comme  des  réjouissances  profanes 
qui  les  amusent;  ils  ne  cherchent  que  le  plaisir  des 
sens,  jusque  dans  les  devoirs  d'un  culte  qui  n'est  éta- 
bli que  pour  les  combattre  :  il  faut  que  la  religion , 
pour  leur  plaire  ,  emprunte  les  joies  et  tout  l'appa- 
reil du  siècle,  et  qu'un  spectacle  digne  des  anges  ait 
encore  besoin  de  décoration  pour  être  un  spectacle 
digne  d'eux. 

Hérode  fait  à  Jésus-Christ  des  questions  vaines  et 


POUR  LE  VENDREDI  SAINT.  176 

frivoles ,  inferrogabat  eum  multis  sermonihus  ^  ;  de  ces 
questions  où  Torgueil  et  Firréligion  ont  plus  de  part 
que  Famour  de  la  vérité,  qu'on  propose  plutôt  pour 
se  faire  une  gloire  de  ses  doutes ,  que  par  un  désir 
sincère  de  les  éclaircir;  de  ces  questions  qui  n'abou- 
tissent à  rien  qu'à  nous  affermir  dans  l'incrédulité , 
qui  n'ont  de  sérieux  que  l'aveuglement  d'où  elles 
prennent  leur  source;  de  ces  questions  où  l'on  dis- 
court des  vérités  éternelles  du  salut  comme  de  ces 
vérités  douteuses  et  peu  intéressantes  que  Dieu  a  li- 
vrées à  l'oisiveté  et  à  la  dispute  des  hommes,  où  Ton 
traite  ce  qui  doit  décider  du  bonheur  ou  du  malheur 
éternel,  comme  un  problème  indifférent  dont  les 
deux  côtés  ont  leur  vraisemblance,  et  où  l'on  peut 
opter;  de  ces  questions  enfin  qui  sont  plutôt  des  dé- 
risions secrètes  de  la  foi  que  les  recherches  respec- 
tueuses d'un  véritable  fidèle. 

Et  voilà  le  seul  usage  que  la  plupart  des  grands 
font  de  Jésus-Christ,  des  questions  éternelles  sur  la 
religion,  interrog abat  eum  multis  sermonihus;  faisant 
de  Jésus-Christ  et  de  sa  doctrine  un  sujet  oiseux  et 
frivole  d'entretien  et  de  contestation,  au  lieu  d'en 
faire  l'objet  de  leur  espérance  et  de  leur  culte;  s'in- 
formant  de  la  vérité  d'un  avenir  et  de  cette  autre  pa- 
trie qui  nous  attend  après  le  trépas,  avec  moins  d'in- 
térêt qu'ils  n'écouteroient  les  relations  d'une  terre 
inconnue  et  peut-être  fabuleuse,  où  nul  mortel  n'a 
pu  encore  aborder;  parlant  des  faits  miraculeux  qui 
étabhssent  la  certitude  et  la  divinité  de  la  religion  de 

'  Luc.  c.  23,  V.  9. 


176  SERMON 

leurs  pères,  avec  la  même  incertitude  qu'ils  parle- 
roient  d'un  point  peu  important  d'histoire  qu'on  n'a 
pas  encore  éclairci  ;  et  par  la  manière  peu  sérieuse 
dont  ils  veulent  s'instruire  de  la  foi ,  montrant  qu'ils 
l'ont  tout-à-fait  perdue. 

Aussi  Jésus-Christ  n  oppose  qu'un  silence  profond 
à  la  vanité  des  questions  d'Hérode.  On  ne  mérite  les 
réponses  de  la  vérité  que  lorsque  c'est  le  désir  de  la 
connoître  qui  l'interroge  ;  et  c'est  dans  le  cœur  de 
ceux  qui  parlent  et  disputent  plus  sur  la  religion , 
qu'elle  est  d'ordinaire  plus  effacée.  Oai,  mes  frères, 
on  a  déjà  trouvé  la  vérité  quand  on  la  cherche  de 
bonne  foi  :  il  ne  faut,  pour  la  trouver,  ni  creuser 
dans  les  abymes,  ni  s'élever  au-dessus  des  airs;  il 
ne  faut  que  l'écouter  au-dedans  de  nous-mêmes.  Un 
cœur  innocent  et  docile  entend  d'abord  sa  voix  ;  les 
doutes  et  les  recherches  que  forme  l'orgueil ,  loin 
de  la  rapprocher  de  nous,  ferment  les  yeux  à  sa  lu- 
mière; elle  aveugle  les  sages  et  les  juges  orgueilleux 
de  ses  mystères ,  et  ne  se  communique  qu'à  ceux  qui 
font  gloire  d'en  être  les  disciples.  La  soumission  est 
la  source  des  lumières;  plus  on  veut  raisonner,  plus 
on  s'égare;  plus  on  doute,  plus  Dieu  permet  que 
les  doutes  augmentent  :  la  raison,  une  fois  sortie  de 
la  régie ,  ne  trouve  plus  rien  qui  l'arrête  ;  plus  elle 
avance,  plus  elle  se  creuse  de  précipices.  Aussi  l'hé- 
résie, d'abord  timide  dans  sa  naissance,  va  toujours 
croissant,  et  ne  garde  plus  de  mesures  dans  ses  pro- 
grès :  elle  n'en  vouloit  d'abord ,  parmi  nous ,  qu'aux 
abus  prétendus  du  culte  ;  elle  a  depuis  attaqué  le 


POUR  LE  VENDREDI  SAINT.  177 

culte  lui-même  :  elle  se  plaignoit  que  nous  dégra- 
dions Jésus-Christ  de  sa  qualité  de  médiateur;  elle 
a  enfanté  des  disciples  qui  Font  dégradé  de  sa  divi- 
nité et  de  sa  naissance  éternelle  :  elle  vouloit  réfor- 
mer la  religion,  elle  a  fini  par  les  approuver  toutes, 
ou,  pour  mieux  dire,  par  n'en  plus  avoir  et  n'en  plus 
connoître  aucune  ;  elle  prétendoit  s'en  tenir  à  la  lettre 
aux  livres  saints;  et  cette  lettre  a  été  pour  elle  une 
lettre  de  mort ,  et  ses  faux  prophètes  y  ont  puisé  un 
fanatisme  et  des  visions  sur  l'avenir  que  l'événement 
a  démenties,  et  dont  elle  a  rougi  elle-même.  Non, 
mes  frères ,  la  foi  est  le  seul  point  qui  peut  fixer  l'es- 
prit humain  :  si  vous  passez  au-delà,  vous  n'avez 
plus  de  route  assurée,  vous  entrez  dans  une  terre 
ténébreuse  et  couverte  des  ombres  de  la  mort,  vous 
n'y  voyez  plus  que  des  fantômes ,  les  tristes  enfants 
des  ténèbres;  et  comme  la  raison  n'a  plus  de  frein, 
l'erreur  aussi  n'a  plus  de  bornes. 

Eu  effet,  les  questions  d'Hérode  le  conduisent  à 
faire  de  Jésus-Christ  un  sujet  de  risée,  sprevit  autem 
illum  Herodes^'^  et  toute  sa  cour  suit  son  exemple, 
cum  exercitu  suo.  La  vertu  la  plus  pure,  dès  qu'elle 
déplaît  au  souverain,  est  bientôt  digne  de  l'oubli  et 
du  mépris  même  du  courtisan  :  c'est  le  goût  du 
prince  qui  décide  presque  loujours  pour  eux  de  la 
vérité  et  du  mérite  ;  leur  religion  est  toute ,  pour 
ainsi  dire,  sur  le  visage  du  maître;  c'est  là  leur  loi 
et  leur  évangile  ;  et  ils  n'ont  rien  de  plus  fixe  dans 

'  Luc.  c.  23 ,  V.  ï I. 


12 


ij8  SERMON 

leur  culte  que  les  caprices  et  les  passions  de  l'idole 
qu'ils  adorent. 

Aussi  l'attention,  Sire,  la  plus  essentielle  que  les 
rois  doivent  à  la  place  où  Dieu  les  a  fait  asseoir , 
c'est  de  rendre  la  religion  respectable ,  en  ne  se  per- 
mettant jamais  la  plus  légère  dérision  qui  puisse  en 
blesser  la  majesté.  Les  plus  jeunes  années  de  votre 
auguste  bisaïeul  ne  le  virent  jamais  s'écarter  de  cette 
régie;  ce  fut  pour  lui  la  régie  de  tous  les  temps  et  de 
tous  les  lieux;  son  respect  pour  la  religion  de  ses 
pères  imposa  toujours  devant  lui  un  silence  éternel 
à  l'impiété;  son  langage  fut  toujours  le  langage  du 
premier  roi  chrétien,  c'est-à-dire  le  langage  respec- 
table de  la  foi;  l'irréligion  étoit  le  seul  crime  auquel 
il  ne  pardonnoit  point  ;  tout  étoit  sérieux  pour  lui 
sur  cet  article;  nulle  joie,  nul  plaisir  n'autorisa  ja- 
mais devant  lui  la  moindre  dérision  qui  pût  intéres- 
ser le  culte  de  ses  ancêtres  ;  religieux  jusqu'au  milieu 
des  réjouissances  d'une  cour  jeune  et  florissante ,  la 
foi  ne  souffrit  jamais  des  plaisirs  et  des  dissipations 
inévitables  à  la  jeunesse  des  rois.  Sur  ce  point,  Sire, 
tout  devient  capital  dans  la  bouche  d'un  souverain  ; 
une  simple  légèreté  va  autoriser  la  licence  de  l'im- 
piété, ou  faire  de  nouveaux  impies;  on  croit  plaire 
en  enchérissant,  et  les  railleries  du  maître  devien- 
nent bientôt  des  blasphèmes  dans  la  bouche  du  cour- 
tisan. 

Telles  sont  les  passions  que  les  grands  opposent 
à  la  vérité ,  et  qui  condamnent  Jésus-Christ  à  la  mort. 
Que  ne  puis-je  achever,  et  vous  montrer  les  pas- 


POUR  LE  VENDREDI  SAINT.  179 

sions  des  grands  condamnées  par  la  mort  de  Jésus- 
Christ  î 

Hélas!  en  est-il  une  seule  que  sa  croix  ne  con- 
fonde? Il  ne  meurt  que  pour  rendre  témoignage  à  la 
vérité,  il  en  est  le  premier  martyr;  et  les  grands  crai- 
gnent la  vérité ,  et  il  est  rare  qu  elle  ait  accès  auprès 
de  leur  trône.  Il  n'est  roi  que  pour  être  la  victime  de 
son  peuple  ;  et  les  peuples  sont  d'ordinaire  la  vic- 
time de  l'ambition  dès  princes  et  des  rois.  Les  mar- 
ques de  son  autorité,  son  sceptre,  sa  couronne,  sont 
les  instruments  de  ses  souffrances  ;  et  l'unique  usage 
que  les  grands  font  de  leur  autorité,  c'est  de  la  faire 
servir  à  leurs  plaisirs  injustes.  Au  milieu  de  ses  pei- 
nes et  de  ses  douleurs ,  il  n'est  occupé  que  de  nos 
intérêts;  et  les  grands,  au  milieu  de  leurs  plaisirs, 
ne  daignent  pas  même  s'occuper  des  peines  et  des 
souffrances  de  leurs  frères.  Il  souffre  à  notre  place  , 
et  les  grands  croient  que  tout  doit  souffrir  pour  eux. 
Il  vient  de  tous  les  peuples  ne  faire  qu'un  peuple , 
réconcilier  toutes  les  nations,  éteindre  toutes  les 
guerres  ;  et  c'est  la  vanité  des  grands  qui  les  allume 
et  qui  les  éternise  sur  la  terre.  Que  dirai-je?  il  n'est 
roi  que  parcequ'il  est  sauveur,  ses  bienfaits  forment 
tous  ses  titres,  ses  qualités  glorieuses  ne  sont  que 
les  différents  offices  de  son  amour  pour  nous  :  tout 
ce  qu'il  est  de  plus  grand,  il  ne  l'est  que  pour  les 
hommes ,  il  est  tout  à  nos  usages  ;  et  les  grands  comp- 
tent le  reste  des  hommes  pour  rien,  et  ne  croient 
être  nés  que  pour  eux-mêmes. 

Voilà,  Sire,  le  grand  modèle  des  rois.  Du  haut  de 

1 2. 


i8o  SERMON 

sa  croix,  il  instruit  les  grands  et  les  princes  de  la 
terre:  Regardez,  leur  dit-il,  et  faites  selon  ce  mo- 
dèle; j'ai  quitté  mon  royaume,  et  je  suis  descendu 
de  ma  gloire  pour  sauver  mes  sujets  :  vous  n  êtes 
rois  que  pour  eux ,  et  leur  bonheur  doit  être  Tunique 
objet  de  tous  les  soins  attachés  à  votre  couronne. 
Oui,  Sire ,  c'est  un  roi  qui  donne  sa  vie  pour  son  peu- 
ple, et  il  ne  vous  demande  que  votre  amour  pour  le 
vôtre  :  c'est  un  roi  qui  ne  va  conquérir  le  monde  que 
pour  l'acquérir  à  Dieu;  ne  combattez  que  pour  lui , 
et  vous  serez  toujours  sûr  de  la  victoire  :  c'est  un  roi 
qui  fait  de  la  croix  son  trône  et  le  lieu  de  ses  dou- 
leurs et  de  ses  souffrances  ;  regardez  le  vôtre  comme 
un  lieu  de  soins  et  de  travail ,  et  non  comme  le  siège 
de  la  volupté  et  de  la  mollesse  :  c'est  un  roi  qui  ne 
veut  régner  que  sur  les  cœurs;  l'usage  le  plus  glo- 
rieux de  votre  autorité,  c'est  celui  qui  vous  assurera 
l'amour  de  vos  peuples  :  c'est  un  roi  qui  vient  ap- 
porter la  paix,  la  vérité,  la  justice  aux  hommes,  et 
qui  ne  veut  que  les  rendre  heureux;  Sire,  régnez 
pour  notre  bonheur,  et  vous  régnerez  pour  le  vôtre. 
O  mon  Sauveur  \  c'est  aujourd'hui  que  vous  com- 
'  raencez  à  régner  vous-même  sur  toutes  les  nations  ; 
vos  derniers  soupirs  sont  comme  les  prémices  sa- 
crées de  votre  régne,  et  c'est  par  la  croix  que  vous 
allez  conquérir  l'univers.  Grand  Dieu!  que  ce  soit 
elle  qui  affermisse  le  régne  de  l'enfant  précieux  que 
vous  voyez  ici  à  vos  pieds;  que  la  religion  en  consa- 
cre les  prémices  et  en  couronne  la  durée  :  ce  sont 
ses  glorieux  ancêtres  qui  l'ont  placée  parmi  nous  sur 


POUR  LE  VENDREDI  SAINT.  i8i 

le  trône  ;  que  ce  soit  elle  qui  y  soutienne  l'enfant  au- 
guste qui  ne  peut  vous  offrir  encore  que  son  inno- 
cence ,  la  foi  de  ses  pères ,  les  malheurs  qui  ont  en- 
touré son  berceau  royal ,  et  la  tendresse  la  plus  vive 
de  ses  sujets. 

Conservez  Fenfant  de  tant  de  saints  et  de  tant  de 
protecteurs  de  la  foi  sainte  :  ils  exposèrent  autrefois 
leur  vie  et  leur  couronne  pour  aller  recouvrer  votre 
héritage  ;  conservez  le  sien  à  cet  enfant  précieux , 
afin  qu'il  puisse  un  jour  défendre  et  protéger  l'Église 
que  le  Père  vous  donne  aujourd'hui  comme  l'héri- 
tage que  vous  avez  acquis  par  votre  sang  :  ils  revin- 
rent chargés  des  dépouilles  sacrées  de  la  croix  ;  que 
ce  dépôt  saint  dont  ils  enrichirent  cette  ville  régnan- 
te, que  ce  gage  précieux  de  la  piété  de  ses  pères, 
sollicite  aujourd'hui  sur-tout  vos  grâces  en  sa  faveur. 
N'abandonnez  pas  l'héritier  de  tant  de  princes  qui 
ont  été  les  premiers  défenseurs  de  votre  nom  et  de 
votre  gloire.  Les  coups  de  votre  colère  l'ont  épar- 
gné au  milieu  des  débris  de  son  auguste  famille  : 
laissez-nous,  grand  Dieu!  jouir  de  votre  bienfait, 
que  nous  avons  acheté  si  cher  :  que  ce  reste  heureux 
de  tant  de  têtes  augustes  que  nous  avons  vues  tom- 
ber à-la-fois ,  répare  nos  pertes  et  essuie  nos  larmes  ; 
comblez-le  lui  seul  de  toutes  les  grâces  que  vous  aviez 
réservées  dans  vos  trésors  éternels  à  tant  de  princes 
qui  dévoient  régner  à  sa  place ,  et  auxquels  sa  cou- 
ronne étoit  destinée  :  réunissez  en  lui  tout  ce  que 
vous  deviez  partager  sur  les  autres  ;  et  que  son  régne 
rassemble  toutes  les  bénédictions  et  tous  les  genres 


i82    SERM.  POUR  LE  VENDREDI  SAINT. 

de  bonheur  que  nous  nous  promettions  séparément 
sous  les  régnes  des  princes  qu'une  mort  prématurée 
nous  a  enlevés ,  et  auxquels  vous  n  avez  refusé  sans 
doute  sur  la  terre  une  couronne  que  la  naissance 
leur  destinoit,  que  pour  leur  en  préparer  dans  le 
ciel  une  éternelle.  Ainsi  soit-il. 


-V/»/*^  ■»^"%/%,  ■H/*/^ 


SERMON 

POUR  LE  JOUR  DE  PAQUES. 
SUR  LE  TRIOMPHE  DE  LA  RELIGION. 

Exspolians  principatus  et  potestates ^  traduxit  confidentcr  palam 
trinmphans  illos  in  semetipso. 

Jésus-Christ  ayant  désarme  les  principautés  et  les  puissan  - 
ces ,  il  les  a  menées  hautement  en  triomphe  à  la  face  de  tout  h; 
monde,  après  les  avoir  vaincues  en  sa  propre  personne. 

Col.  c.  2 ,  V.  i5. 

Sire, 

Les  vains  triomphes  des  conquérants  n'étoient 
qu'un  spectacle  d'orgueil ,  de  larmes ,  de  désespoir, 
et  de  mort;  c'étoit  le  triomphe  luguhre  des  passions 
humaines  :  et  ils  ne  laissoient  après  eux  que  les  tristes 
marques  de  l'ambition  des  vainqueurs  et  de  la  servi- 
tude des  vaincus. 

Le  triomphe  de  Jésus-Christ  est  aujourd'hui ,  pour 
les  nations  mêmes  qui  deviennent  sa  conquête,  un 
triomphe  de  paix,  de  liberté,  et  de  gloire. 

Il  triomphe  de  ses  ennemis,  mais  pour  les  déli- 
vrer et  les  associer  à  sa  puissance.  Il  triomphe  du 
péché  ;  mais ,  en  effaçant  et  attachant  à  la  croix  cet 


i84  SERMON 
écrit  fatal  de  notre  condamnation ,  il  en  fait  couler  sur 
nous  une  source  de  sainteté  et  de  grâce.  Il  triomphe 
de  la  mort,  mais  pour  nous  assurer  l'immortalité. 

Telle  est  la  gloire  de  la  religion  :  elle  n  offre  d'a- 
bord que  les  opprobres  et  les  souffrances  de  la  croix; 
mais  c'est  un  triomphe  glorieux,  et  le  plus  grand 
spectacle  que  l'homme  puisse  donner  à  la  terre. 
Rien  ici-bas  n'est  plus  grand  que  la  vertu  :  tous  les 
autres  genres  de  gloire,  on  les  doit  au  hasard  ou  à 
l'adulation ,  et  à  l'erreur  publique  ;  celle-ci ,  on  ne  la 
doit  qu'à  Dieu  et  à  soi-même.  On  en  fait  une  honte 
aux  princes  et  aux  puissants  ;  et  cependant  c'est  par 
elle  seule  qu'ils  peuvent  être  grands ,  puisque  c'est 
par  elle  seule  qu'ils  peuvent  triompher  de  leurs  en- 
nemis, de  leurs  passions,  et  de  la  mort  même. 

Exposons  ces  vérités  si  honorables  à  la  foi,  et 
consacrons  à  la  gloire  de  la  religion  l'instruction  de 
ce  dernier  jour,  qui  est  le  grand  jour  des  triomphes 
de  Jésus-Christ. 

PRE  Ml  RE  PARTIE. 

Sire, 

La  gloire  des  princes  et  des  grands  a  trois  écueils 
à  craindre  sur  la  terre  :  la  malignité  de  l'envie ,  ou 
les  inconstances  de  la  fortune  qui  Tobscurcissent  ; 
les  passions  qui  la  déshonorent;  enfin,  la  mort  même 
qui  l'ensevelit,  et  qui  change  en  censures  les  vaines 
adulations  qui  l'avoient  exaltée. 


POUR  LE  JOUR  DE  PAQUES.  i85 

La  religion  seule  les  met  à  couvert  de  ces  écueils 
inévitables ,  et  où  toute  la  gloire  humaine  vient  d'or- 
dinaire échouer  :  elle  les  élève  au-dessus  des  événe- 
ments et  de  l'envie,  elle  leur  assujettit  leurs  passions; 
enfin,  elle  leur  assure,  après  leur  mort,  la  gloire 
que  la  malignité  leur  avoit  peut-être  refusée  pendant 
leur  vie.  C'est  ce  qui  fait  aujourd'hui  le  triomphe  de 
Jésus-Christ;  et  c'est  ce  modèle  glorieux  que  nous 
proposons  aux  grands  de  la  terre. 

Toute  la  gloire  de  sa  sainteté  et  de  ses  prodiges 
n'avoit  pu  le  sauver  des  traits  de  l'envie  ;  et  son  in- 
nocence avoit  paru  succomber  aux  puissances  des 
ténèbres  qui  l'avoient  opprimée.  Mais  sa  résurrection 
attache  à  son  char  de  triomphe  ces  principautés  et 
ces  puissances  même,  sa  gloire  sort  triomphante  du 
sein  de  ses  opprobres  :  sa  croix  devient  le  signal  écla- 
tant de  sa  victoire;  la  Judée  seule  l'avoit  rejeté,  et 
l'univers  entier  l'adore. 

Oui,  mes  frères,  quelle  que  puisse  être  la  gloire 
des  grands  sur  la  terre,  elle  a  toujours  à  craindre: 
premièrement  la  malignité  de  l'envie  qui  cherche  à 
l'obscurcir.  Hélas  !  c'est  à  la  cour  sur-tout  où  cette 
vérité  n'a  pas  besoin  de  preuve.  Quelle  est  la  vie  la 
plus  brillante  où  l'on  ne  trouve  des  taches?  Où  sont 
les  victoires  qui  n'aient  une  de  leurs  faces  peu  glo- 
rieuse au  vainqueur?  Quels  sont  les  succès  où  les 
uns  ne  prêtent  au  hasard  les  mêmes  événements 
dont  les  autres  font  honneur  aux  talents  et  à  la  sa- 
gesse? Quelles  sont  les  actions  héroïques  qu'on  ne 
dégrade  en  y  cherchant  des  motifs  lâches  et  ram- 


i86  SERMON 

pants?  En  un  mot,  où  sont  les  héros  dont  la  mali- 
gnité, et  peut-être  la  vérité,  ne  fasse  des  hommes? 

Tant  que  vous  n'aurez  que  cette  gloire  oh  le  monde 
aspire,  le  monde  vous  la  disputera:  ajoutez-y  la 
gloire  de  la  vertu;  le  monde  la  craint  et  la  fuit,  mais 
le  monde  pourtant  la  respecte. 

Non,  Sire,  un  prince  qui  craint  Dieu,  et  qui  gou- 
verne sagement  ses  peuples ,  n  a  plus  rien  à  craindre 
des  hommes.  Sa  gloire  toute  seule  auroit  pu  faire  des 
envieux;  sa  piété  rendra  sa  gloire  même  respectable. 
Ses  entreprises  auroient  trouvé  des  censeurs  ;  sa  piété 
sera  Tapologie  de  sa  conduite.  Ses  prospérités  au- 
roient excité  la  jalousie  ou  la  défiance  de  ses  voisins; 
il  en  deviendra  par  sa  piété  l'asile  et  l'arbitre.  Ses 
démarches  ne  seront  jamais  suspectes,  parcequ  elles 
seront  toujours  annoncées  par  la  justice.  On  ne  sera 
pas  en  garde  contre  son  ambition,  parceque  son  am- 
bition sera  toujours  réglée  par  ses  droits.  Il  n'attirera 
point  sur  ses  états  le  fléau  de  la  guerre,  parcequ  il 
regardera  comme  un  crime  de  la  porter  sans  raison 
dans  les  états  étrangers.  Il  réconciliera  les  peuples  et 
les  rois,  loin  de  les  diviser  pour  les  affoiblir  et  élever 
sa  puissance  sur  leurs  divisions  et  sur  leur  foiblesse. 
Sa  modération  sera  le  plus  siir  rempart  de  son  em- 
pire :  il  n'aura  pas  besoin  de  garde  qui  veille  à  la 
porte  de  son  palais;  les  cœurs  de  ses  sujets  entou- 
reront  son  trône,  et  brilleront  autour  à  la  place  des 
glaives  qui  le  défendent.  Son  autorité  lui  sera  inutile 
pour  se  faire  obéir;  les  ordres  les  plus  sûrement 
accomplis  sont  ceux  que  l'amour  exécute  :  et  la  sou- 


POUR  LE  JOUR  DE  PAQUES.  187 

mission  sera  sans  murmure ,  parcequ*elle  sera  sans 
contrainte.  Toute  sa  puissance  Fauroit  rendu  à  peine 
maître  de  ses  peuples  ;  par  la  vertu  il  deviendra  Far- 
Litre  même  des  souverains.  Tel  étoit,  Sire,  un  de 
vos  plus  saints  prédécesseurs,  à  qui  FÉglise  rend 
des  honneurs  publics ,  et  qu  elle  regarde  comme  le 
protecteur  de  votre  monarchie.  Les  rois  ses  voisins, 
loin  d'envier  sa  puissance,  avoient  recours  à  sa  sa- 
gesse :  ils  s'en  remettoient  à  lui  de  leurs  différends 
et  de  leurs  intérêts.  Sans  être  leur  vainqueur,  il  étoit 
leur  juge  et  leur  arbitre;  et  la  vertu  toute  seule  lui 
donnoit  sur  toute  FEurope  un  empire  bien  plus  sûr 
et  plus  glorieux  que  n'auroient  pu  lui  donner  ses 
victoires.  La  puissance  ne  nous  fait  que  des  sujets  et 
des  esclaves  :  la  vertu  toute  seule  nous  rend  maîtres 
des  hommes. 

Mais  si  elle  nous  met  au-dessus  de  Fenvie ,  c'est 
elle  encore  qui  nous  rend  supérieurs  aux  événe- 
ments. Oui,  Sire,  les  plus  grandes  prospérités  ont 
toujours  ici-bas  des  retours  à  craindre.  Dieu,  qui  ne 
veut  pas  que  notre  cœur  s'attache  où  notre  trésor  et 
notre  bonheur  ne  se  trouvent  point,  fait  quelquefois 
du  plus  haut  point  de  notre  élévation  le  premier 
degré  de  notre  décadence.  La  gloire  des  hommes, 
montée  à  son  plus  grand  éclat,  s'attire,  pour  ainsi 
dire,  à  elle-même  des  nuages.  L'histoire  des  états 
et  des  empires  n'est  elle-même  que  l'histoire  de  la 
fragilité  et  de  Finconstance  des  choses  humaines  : 
les  bons  et  les  mauvais  succès  semblent  s'être  par- 
tagé la  durée  des  ans  et  des  siècles  ;  et  nous  venons 


i88  SERMON 

de  voir  le  régne  le  plus  long  et  le  plus  glorieux  de  la 
monarchie  finir  par  des  revers  et  par  des  disgrâces. 

Mais ,  sur  les  débris  de  cette  gloire  humaine ,  votre 
pieux  et  auguste  bisaïeul  sut  s'en  élever  une  plus 
solide  et  plus  immortelle.  Tout  sembla  fondre  et 
s'éclipser  autour  de  lui;  mais  c'est  alors  que  nous 
le  vîmes  à  découvert  lui-même  :  plus  grand  parla 
simplicité  de  sa  foi  et  par  la  constance  de  sa  piété 
que  par  l'éclat  de  ses  conquêtes,  ses  prospérités 
nous  avoient  caché  sa  véritable  gloire;  nous  n'avions 
vu  que  ses  succès ,  nous  vîmes  alors  toutes  ses  ver- 
tus: il  falloit  que  ses  malheurs  égalassent  ses  pros- 
pérités ,  qu'il  vît  tomber  autour  de  lui  tous  les  princes 
les  appuis  de  son  trône,  que  votre  vie  même  fût 
menacée,  cette  vie  si  chère  à  la  nation,  et  le  seul 
gage  de  ses  miséricordes  que  Dieu  laisse  encore  à 
son  peuple;  il  falloit  qu'il  demeurât  tout  seul  avec 
sa  vertu,  pour  paroître  tout  ce  qu'il  étoit  :  ses  succès 
inouïs  lui  avoient  valu  le  nom  de  grand;  ses  senti- 
ments héroïques  et  chrétiens  dans  l'adversité  lui  en 
ont  assuré  pour  tous  les  âges  à  venir  le  nom  et  le 
mérite. 

Non,  mes  frères,  il  n'est  que  la  religion  qui  puisse 
nous  mettre  au-dessus  des  événements;  tous  les  au- 
tres motifs  nous  laissent  toujours  entre  les  mains  de 
notre  foiblesse.  La  raison,  la  philosophie,  promet- 
toit  la  constance  à  son  sage,  mais  elle  ne  la  donnoit 
pas  ;  la  fermeté  de  l'orgueil  n'étoit  que  la  dernière 
ressource  du  découragement,  et  l'on  cherchoit  une 
vaine  consolation  en  faisant  semblant  de  mépriser 


POUR  LE  JOUR  DE  PAQUES.  i8y 

des  maux  qu'on  n'étoit  pas  capable  de  vaincre.  La 
plaie  qui  blesse  le  cœur  ne  peut  trouver  son  remède 
que  dans  le  cœur  même;  or  la  religion  toute  seule 
porte  son  remède  dans  le  cœur.  Les  vains  préceptes 
de  la  philosophie  nous  prêchoient  une  insensibilité 
ridicule,  comme  s'ils  avoient  pu  éteindre  les  senti- 
ments naturels  sans  éteindre  la  nature  elle-même:  la 
foi  nous  laisse  sensibles ,  mais  elle  nous  rend  soumis  ; 
et  cette  sensibilité  fait  elle-même  tout  le  mérite  de 
notre  soumission  :  notre  sainte  philosophie  n'est  pas 
insensible  aux  peines  ,  mais  elle  est  supérieure  à  la 
douleur.  C'étoit  ôter  aux  hommes  la  gloire  de  la  fer- 
meté dans  les  souffrances ,  que  de  leur  en  ôter  le  sen- 
timent; et  la  sagesse  païenne  ne  vouloit  les  rendre 
insensibles  que  parcequ'elle  ne  pouvoit  les  rendre 
soumis  et  patients  ;  elle  apprenoit  à  l'orgueil  à  ca- 
cher, et  non  à  surmonter  ses  sensibilités  et  ses  foi- 
blesses;  elle  formoit  des  héros  de  théâtre,  dont  les 
grands  sentiments  n'étoient  que  pour  les  specta- 
teurs ,  et  aspiroit  plus  à  la  gloire  de  paroître  constant 
qu'à  la  vertu  même  de  la  constance. 

Mais  la  foi  nous  laisse  tout  le  mérite  de  la  fermeté, 
et  ne  veut  pas  même  en  avoir  l'honneur  devant  les 
hommes  ;  elle  sacrifie  à  Dieu  seul  les  sentiments  de 
la  nature ,  et  ne  veut  pour  témoin  de  son  sacrifice 
que  celui  seul  qui  peut  en  être  le  rémunérateur;  elle 
seule  donne  de  la  réalité  à  toutes  les  autres  vertus , 
parcequ'elle  seule  en  bannit  l'orgueil  qui  les  cor- 
rompt ou  qui  n'en  fait  que  des  fantômes. 

Ainsi,  qu'on  vante  l'élévation  et  la  supériorité  de 


190  SERMON 

vos  lumières ,  qu'une  haute  sagesse  vous  fasse  regar- 
der comme  Foriiement  et  le  prodige  de  votre  siècle: 
si  cette  gloire  n'est  quau  dehors;  si  la  religion,  qui 
seule  élève  le  cœur,  n'en  est  pas  la  première  base; 
le  premier  échec  de  l'adversité  renversera  tout  cet 
édifice  de  philosophie  et  de  fausse  sagesse;  tous  ces 
appuis  de  chair  s'écrouleront  sous  votre  main ,  ils 
deviendront  inutiles  à  votre  malheur,  on  cherchera 
vos  grandes  qualités  dans  votre  découragement,  et 
votre  gloire  ne  sera  plus  qu'un  poids  ajouté  à  votre 
affliction,  qui  vous  la  rendra  plus  insupportable.  Le 
monde  se  vante  de  faire  des  heureux,  mais  la  reli- 
gion toute  seule  peut  nous  rendre  grands  au  milieu 
de  nos  malheurs  mêmes. 

SECONDE  PARTIE. 

Premier  triomphe  de  Jésus-Christ  :  il  triomphe 
de  la  malignité  de  l'envie  et  de  tous  les  opprobres 
qu'elle  lui  avoit  attirés  de  la  part  de  ses  ennemis. 
Mais  il  triomphe  encore  du  péché  :  il  emmène  captif 
ce  premier  auteur  de  la  captivité  de  tous  les  hommes  ; 
il  nous  rétablit  dans  tous  les  droits  glorieux  dont 
nous  étions  déchus ,  et  nous  rend  par  la  grâce  la  su- 
périorité sur  nos  passions ,  que  nous  avions  perdue 
avec  l'innocence. 

Second  avantage  de  la  religion  :  elle  nous  élève 
au-dessus  de  nos  passions,  et  c'est  le  plus  haut  degré 
de  gloire  où  l'homme  puisse  ici-bas  atteindre.  Oui, 
mes  frères,  en  vain  le  monde  insulte  tous  les  jours 


POUR  LE  JOUR  DE  PAQUES.  191 

à  la  piété  par  des  dérisions  insensées;  en  vain,  pour 
cacher  la  honte  des  passions ,  ilfait  presque  à  l'homme 
de  bien  une  honte  de  la  vertu;  en  vain  il  la  repré- 
sente, aux  grands  sur-tout,  comme  une  foiblesse  et 
comme  Técueil  de  leur  gloire  ;  en  vain  il  autorise 
leurs  passions  par  les  grands  exemples  qui  les  ont 
précédés,  et  par  l'histoire  des  souverains  qui  ont 
allié  la  licence  des  mœurs  avec  un  régne  glorieux  et 
l'éclat  des  victoires  et  des  conquêtes:  leurs  vices, 
venus  jusqu'à  nous,  et  rappelés  d'âge  en  âge,  for- 
meront jusqu'à  la  fin  le  trait  honteux  qui  efface  l'é- 
clat de  leurs  grandes  actions,  et  qui  déshonore  leur 
histoire. 

Plus  même  ils  sont  élevés,  plus  le  dérèglement 
des  mœurs  les  dégrade  ;  et  leur  ignominie ,  dit  l'Esprit 
de  Dieu,  croit  à  proportion  de  leur  gloire  \  Outre  que 
leur  rang,  en  les  plaçant  au-dessus  de  nos  têtes, 
expose  leurs  vices  comme  leurs  personnes  aux  yeux 
du  public ,  quelle  honte  lorsque  ceux  qui  sont  établis 
pour  régler  les  passions  de  la  multitude,  deviennent 
eux-mêmes  les  vils  jouets  de  leurs  passions  propres, 
et  que  la  force ,  l'autorité ,  la  pudeur  des  lois  se  trouve 
confiée  à  ceux  qui  ne  connoissent  de  loi  que  le  mé- 
pris public  de  toute  bienséance  et  leur  propre  foi- 
blesse! Ils  dévoient  régler  les  mœurs  publiques,  et 
ils  les  corrompent;  ils  étoient  donnés  de  Dieu  pour 
être  les  protecteurs  de  la  vertu,  et  ils  deviennent  les 
appuis  et  les  modèles  du  vice. 

Toute  la  gloire  humaine  ne  sauroit  jamais  effacer 

I  Mac.  0.  I ,  V. 


192  SERMON 

Topprobre  que  leur  laisse  le  désordre  des  mœurs  et 
remportenient  des  passions  ;  les  victoires  les  plus 
éclatantes  ne  couvrent  pas  la  honte  de  leurs  vices  : 
on  loue  les  actions ,  et  Ton  méprise  la  personne  ;  c'est 
de  tout  temps  qu'on  a  vu  la  réputation  la  plus  bril- 
lante échouer  contre  les  mœurs  du  héros,  et  ses 
lauriers  flétris  par  ses  foiblesses  :  le  monde ,  qui  sem- 
ble mépriser  la  vertu,  n'estime  et  ne  respecte  pour- 
tant qu'elle  ;  il  élève  des  monuments  superbes  aux 
grandes  actions  des  conquérants;  il  fait  retentir  la 
terre  du  bruit  de  leurs  louanges  ;  une  poésie  pom- 
peuse les  chante  et  les  immortalise  ;  chaque  Achille 
a  son  Homère;  l'éloquence  s'épuise  pour  leur  don- 
ner du  lustre  :  l'appareil  des  éloges  est  donné  à  l'u- 
sage et  à  la  vanité  ;  l'admiration  secrète  et  les  louan- 
ges réelles  et  sincères ,  on  ne  les  donne  qu'à  la  vertu 
et  à  la  vérité. 

Et  en  effet,  le  bonheur  ou  la  témérité  ont  pu  faire 
des  héros  ;  mais  la  vertu  toute  seule  peut  former  de 
grands  hommes  :  il  en  coûte  bien  moins  de  rempor- 
ter des  victoires  que  de  se  vaincre  soi-même;  il  est 
bien  plus  aisé  de  conquérir  des  provinces  et  de  domp- 
ter des  peuples,  que  de  dompter  une  passion;  la 
morale  même  des  païens  en  est  convenue.  Du  moins 
les  combats  où  président  la  fermeté,  la  grandeur  du 
courage,  la  science  militaire,  sont  de  ces  actions 
rares  que  l'on  peut  compter  aisément  dans  le  cours 
d'une  longue  vie;  et  quand  il  ne  faut  être  grand 
que  certains  moments ,  la  nature  ramasse  toutes  ses 
forces ,  et  l'orgueil,  pom^  un  peu  de  temps ,  peut  sup- 


POUR  LE  JOUR  DE  PAQUES.  198 
pléer  à  la  vertu.  Mais  les  combats  de  la  foi  sont  des 
combats  de  tous  les  jours  :  on  a  affaire  à  des  enne- 
mis qui  renaissent  de  leur  propre  défaite.  Si  vous 
vous  lassez  un  instant,  vous  périssez  :  la  victoire 
même  a  ses  dangers  ;  Torgueil ,  loin  de  vous  aider, 
devient  le  plus  dangereux  ennemi  que  vous  ayez  à 
combattre  :  tout  ce  qui  vous  environne  fournit  des 
armes  contre  vous;  votre  cœur  lui-même  vous  dresse 
des  embûches  ;  il  faut  sans  cesse  recommencer  le 
combat.  En  un  mot,  on  peut  être  quelquefois  plus 
fort  ou  plus  heureux  que  ses  ennemis  ;  mais  qu'il  est 
grand  d'être  toujours  plus  fort  que  soi-même  ! 

Telle  est  pourtant  la  gloire  de  la  religion  :  la  phi- 
losophie découvroit  la  honte  des  passions ,  mais  elle 
n'apprenoit  pas  à  les  vaincre  ;  et  ses  préceptes  pom- 
peux étoient  plutôt  Féloge  de  la  vertu  que  le  remède 
du  vice. 

Il  étoit  même  nécessaire  à  la  gloire  et  au  triom- 
phe de  la  religion  que  les  plus  grands  génies  et  toute 
la  force  de  la  raison  humaine  se  fût  épuisée  pour  ren- 
dre les  hommes  vertueux.  Si  les  Socrate  et  les  Platon 
n'avoient  pas  été  les  docteurs  du  monde  avant  Jé- 
sus-Christ, et  n'eusseni:  pas  entrepris  en  vain  de  ré- 
gler les  mœurs  et  de  corriger  les  hommes  par  la  force 
seule  de  la  raison,  Fhomme  auroit  pu  faire  honneur 
de  sa  vertu  à  la  supériorité  de  sa  raison,  ou  à  la 
beauté  de  la  vertu  même;  mais  ces  prédicateurs  de 
la  sagesse  ne  firent  point  de  sages ,  et  il  falloit  que 
les  vains  essais  de  la  philosophie  préparassent  de 
nouveaux  triomphes  à  la  grâce. 

i3 


194  SERMON 

C'est  elle  enfin  qui  a  montré  à  la  terre  le  véritable 
sage,  que  tout  le  faste  et  tout  l'appareil  de  la  raison 
humaine  nous  annonçoit  depuis  si  long-temps.  Elle 
n'a  pas  borné  toute  sa  gloire,  comme  la  philosophie, 
à  essayer  d'en  former  à  peine  un  dans  chaque  siècle 
parmi  les  hommes  ;  elle  en  a  peuplé  les  villes ,  les 
empires,  les  déserts;  et  l'univers  entier  a  été  pour 
elle  un  autre  Lycée,  où,  au  milieu  des  places  pu- 
bliques', elle  a  prêché  la  sagesse  à  tous  les  hom- 
mes. Ce  n'est  pas  seulement  parmi  les  peuples  les 
plus  polis  qu'elle  a  choisi  ses  sages  ;  le  Grec  et  le 
Barbare,  le  Romain  et  le  Scythe,  ont  été  également 
appelés  à  sa  divine  philosophie:  ce  n'est  pas  aux  sa- 
vants tout  seuls  qu'elle  a  réservé  la  connoissance  su- 
blime de  ses  mystères  ;  le  simple  a  prophétisé  comme 
le  sage,  et  les  ignorants  eux-mêmes  sont  devenus  ses 
docteurs  et  ses  apôtres  :  il  falloit  que  la  véritable  sa- 
gesse pût  devenir  la  sagesse  de  tous  les  hommes. 

Que  dirai-] e?  sa  doctrine  étoit  insensée  en  appa- 
rence, et  les  philosophes  soumirent  leur  raison  or- 
gueilleuse à  cette  sainte  folie;  elle  n'annonçoit  que 
des  croix  et  des  souffi  ances ,  et  les  Césars  devinrent 
ses  disciples  ;  elle  seule  vint  apprendre  aux  hommes 
que  la  chasteté,  l'humilité,  la  tempérance,  pouvoient 
être  assises  sur  le  trône,  et  que  le  siège  des  passions 
et  des  plaisirs  pouvoit  devenir  le  siège  de  la  vertu  et 
de  l'innocence  :  quelle  gloire  pour  la  religion  ! 

Mais ,  Sire ,  si  la  piété  des  grands  est  glorieuse  à  la 
religion,  c'est  la  religion  toute  seule  qui  fait  la  gloire 

'  Prov.  c.  8,  V.  1,3,4- 


POUR  LE  JOUR  DE  PAQUES.  19^ 

véritable  des  grands.  De  tous  leurs  titres,  le  plus  ho- 
norable, c  est  la  vertu:  un  prince,  maître  de  ses  pas- 
sions ;  apprenant  sur  lui-même  à  commander  aux 
autres  ;  ne  voulant  goûter  de  Fautorité  que  les  soins 
et  les  peines  que  le  devoir  y  attache;  plus  touché  de 
ses  fautes  que  des  vaines  louanges  qui  les  lui  dégui- 
sent en  vertus;  regardant  comme  Tunique  privilège 
de  son  rang  l'exemple  qu'il  est  obligé  de  donner  aux 
peuples;  n ayant  point  d'autre  frein  ni  d'autre  régie 
que  ses  désirs,  et  faisant  pourtant  à  tous  ses  désirs 
un  frein  de  la  régie  même  ;  voyant  autour  de  lui  tous 
les  hommes  prêts  à  servir  à  ses  passions,  et  ne  se 
croyant  fait  lui-même  que  pour  servir  à  leurs  be- 
soins; pouvant  abuser  de  tout,  et  se  refusant  même 
ce  qu'il  auroit  eu  droit  de  se  permettre;  en  un  mot , 
entouré  de  tous  les  attraits  du  vice,  et  ne  leur  mon- 
trant jamais  que  la  vertu  :  un  prince  de  ce  caractère 
est  le  plus  grand  spectacle  que  la  foi  puisse  donner 
à  la  terre  ;  une  seule  de  ses  journées  compte  plus 
d'actions  glorieuses  que  la  longue  carrière  d'un  con- 
quérant; l'un  a  été  le  héros  d'un  jour,  et  l'autre  l'est 
de  toute  la  vie. 

TROISIÈME  PARTIE. 

C  est  ainsi  que  Jésus-Christ  triomphe  aujourd'hui 
du  péché;  mais  il  triomphe  encore  de  la  mort;  il  nous 
ouvre  les  portes  de  l'immortalité,  que  le  péché  nous 
avoit  fermées,  et  le  sein  même  de  son  tombeau  en- 
fante tous  les  hommes  à  la  vie  éternelle. 

i3. 


196  SERMON 

C'est  le  dernier  trait  qui  achève  le  triomphe  de 
la  religion.  L'impiété  ne  donnoit  à  Fhomme  que  la 
même  fin  qu  à  la  bête  ;  tout  devoit  mourir  avec  son 
corps  :  et  cet  être  si  noble ,  seul  capable  d'aimer  et 
de  connoître ,  n'étoit  pourtant  qu'un  vil  assemblage 
de  boue  que  le  hasard  avoît  formé ,  et  que  le  hasard 
seul  alloit  dissoudre  pour  toujours. 

La  superstition  païenne  lui  promettoit  au-delà  du 
tombeau  une  félicité  oiseuse,  où  les  vains  fantômes 
des  sens  dévoient  faire  tout  le  bonheur  d'un  homme 
qni  ne  peut  être  heureux  que  par  la  vérité. 

La  religion  nous  ouvre  des  espérances  plus  no- 
bles et  plus  sublimes  :  elle  rend  à  l'homme  l'immor- 
talité, que  l'impiété  de  la  philosophie  avoit  voulu 
lui  ravir,  et  substitue  la  possession  éternelle  du  bien 
souverain  à  ces  champs  fabuleux  et  à  ces  idées  pué- 
riles de  bonheur  que  la  superstition  avoit  imaginées. 

Mais  cette  immortalité,  qui  est  la  plus  douce  es- 
pérance de  la  foi ,  n'est  promise  qu'à  la  foi  même  : 
ses  promesses  sont  la  récompense  de  ses  maximes  : 
et  pour  ne  mourir  jamais,  même  devant  les  hommes , 
il  faut  avoir  vécu  selon  Dieu. 

Oui,  mes  frères,  cette  immortalité  même  de  re- 
nommée, que  la  vanité  promet  ici-bas  dans  le  sou- 
venir des  hommes ,  les  grands  ne  peuvent  la  mériter 
que  par  la  vertu. 

La  mort  est  presque  toujours  l'écueil  et  le  terme 
fatal  de  leur  gloire  :  les  vaines  louanges  dont  on  les 
avoit  abusés  pendant  leur  vie  descendent  presque 
aussitôt  avec  eux  dans  l'oubli  du  tombeau  ;  ils  ne  sur- 


POUR  LE  JOUR  DE  PAQUES.  197 

vivent  pas  long-temps  à  eux-mêmes .  ou ,  s'il  en  reste 
quelque  souvenir  parmi  les  hommes ,  ils  en  sont  plus 
redevables  à  la  malignité  des  censures  qu  à  Ja  vanité 
des  éloges  :  leurs  louanges  n'ont  eu  que  la  même 
durée  que  leurs  bienfaits  ;  ils  ne  sont  plus  rien  dès 
qu'ils  ne  peuvent  plus  rien  ;  leurs  adulateurs  mêmes 
deviennent  leurs  censeurs  (car  Tadulation  dégénère 
toujours  en  ingratitude);  de  nouvelles  espérances 
forment  un  nouveau  langage  ;  on  élève  sur  les  débris 
de  la  gloire  du  mort  la  gloire  du  vivant;  on  embellit 
de  ses  dépouilles  et  de  ses  vertus  celui  qui  prend  sa 
place.  Les  grands  sont  proprement  le  jouet  des  pas- 
sions des  hommes;  leur  gloire  na  point  de  consis- 
tance assurée ,  et  elle  augmente  ou  diminue  avec  les 
intérêts  de  ceux  qui  les  louent. 

Combien  de  princes,  vantés  pendant  leur  vie, 
n'ont  pas  même  laissé  leur  nom  à  la  postérité  !  Et 
que  sont  les  histoires  des  états  et  des  empires,  qu'un 
petit  reste  de  noms  et  d'actions  échappé  de  cette  foule 
innombrable  qui,  depuis  la  naissance  des  siècles,  est 
demeurée  dans  l'oubli  ! 

Qu'ils  vivent  selon  Dieu,  et  leur  nom  ne  périra 
jamais  de  la  mémoire  des  hommes  :  les  princes  reli- 
gieux sont  écrits  en  caractères  ineffaçables  dans  les 
annales  de  l'univers.  Les  victoires  et  les  conquêtes 
sont  de  tous  les  siècles  et  de  tous  les  régnes ,  et  elles 
s'effacent,  pour  ainsi  dire,  les  unes  les  autres  dans 
nos  histoires  ;  mais  les  grandes  actions  de  piété ,  plus 
rares ,  y  conservent  toujours  tout  leur  éclat.  Un 
prince  pieux  se  démêle  toujours  de  la  foule  des  au- 


igS  SERMON 

très  princes  dans  la  postérité  ;  sa  tête  et  son  nom 
s'élèvent  au-dessus  de  toute  cette  multitude ,  comme 
celle  de  Saûl  s'élevoit  au-dessus  de  toute  la  multitude 
des  tribus  ;  sa  gloire  va  même  croissant  en  s'éloi- 
gnant;  et  plus  les  siècles  se  corrompent,  plus  il  de- 
vient un  grand  spectacle  par  sa  vertu. 

Oui,  Sire,  on  a  presque  oublié  les  noms  de  ces 
premiers  conquérants  qui  jetèrent  dans  les  Gaules 
les  premiers  fondements  de  votre  monarchie;  ils 
sont  plus  connus  par  les  fables  et  par  les  romans 
que  par  les  histoires ,  et  Ton  dispute  même  s'il  faut 
les  mettre  au  nombre  de  vos  augustes  prédécesseurs  : 
ils  sont  demeurés  comme  ensevelis  dans  les  fonde- 
ments de  Tempire  qu'ils  ont  élevé;  et  leur  valëur, 
qui  a  perpétué  la  conquête  du  royaume  à  leurs  des- 
cendants ,  n'a  pu  y  perpétuer  leur  mémoire. 

Mais  le  premier  prince  qui  a  fait  asseoir  avec  lui 
la  religion  sur  le  trône  des  François  a  immortalisé 
tous  ses  titres  par  celui  de  chrétien.  La  France  a  con- 
servé chèrement  la  mémoire  du  grand  Clovis  ;  la  foi 
est  devenue,  pour  ainsi  dire,  la  première  et  la  plus 
sûre  époque  de  l'histoire  de  la  monarchie,  ec  nous 
ne  commençons  à  connoître  vos  ancêtres  que  depuis 
qu'ils  ont  commencé  eux-mêmes  à  connoître  Jésus- 
Christ. 

Les  saints  rois  dont  les  noms  sont  écrits  dans  nos 
annales  seront  toujours  les  titres  les  plus  précieux 
de  la  monarclîie,  et  les  modèles  illustres  que  chaque 
siècle  proposera  à  leurs  successeurs. 

C'est  sur  la  vie,  Sire,  de  ces  pieux  princes  vos  an- 


POUR  LE  JOUR  DE  PAQUES.  199 

cêtres  qu  on  a  déjà  fixé  vos  premiers  regards  :  on 
vous  anime  tous  les  jours  à  la  vertu  par  ces  grands 
exemples.  Souvenez-vous  des  Charlemagne  et  des 
saint  Louis,  qui  ajoutèrent  à  Téclat  de  la  couronne 
que  vous  portez  Téclat  immortel  de  la  justice  et  de 
la  piété;  c'est  ce  que  répètent  tous  les  jours  à  votre  Ma- 
jesté de  sages  instructions.  Ne  remontez  pas  même 
si  haut:  vous  touchez  à  des  exemples  d'autant  plus 
intéressants  qu'ils  doivent  vous  être  plus  chers  ;  et 
la  piété  coule  de  plus  près  dans  vos  veines  avec  le 
sang  d'un  père  pieux  et  d'un  auguste  bisaïeul. 

Vous  êtes,  Sire,  le  seul  héritier  de  leur  trône, 
puissiez-vous  l'être  de  leurs  vertus  !  Puissent  ces 
grands  modèles  revivre  en  vous  par  l'imitation  plus 
encore  que  par  le  nom  !  Puissiez-vous  devenir  vous- 
même  le  modèle  des  rois  vos  successeurs  ! 

Déjà,  si  notre  tendresse  ne  nous  séduit  pas;  si 
une  enfance  cultivée  par  tant  de  soins  et  par  des 
mains  si  habiles,  et  où  l'excellence  de  la  nature 
semble  prévenir  tous  les  jours  celle  de  l'éducation , 
ne  nous  fait  pas  de  nos  désirs  de  vaines  prédictions; 
déjà  s'ouvrent  à  nous  de  si  douces  espérances  ;  déjà 
nous  voyons  briller  de  loin  les  premières  lueurs  de 
notre  prospérité  future  ;  déjà  la  majesté  de  vos  an- 
cêtres, peinte  sur  votre  front,  nous  annonce  vos 
grandes  destinées.  Puissiez-vous  donc,  Sire,  et  ce 
souhait  les  renferme  tous,  puissiez-vous  être  un  jour 
aussi  grand  que  vous  nous  êtes  cher  ! 

Grand  Dieu  !  si  ce  n'étoient  là  que  mes  vœux  et 
mes  prières,  les  dernières  sans  doute  que  mon  mi- 


200  SERMON 

nistère,  attaché  désormais  par  les  jugements  secrets 
de  votre  providence  au  soin  d'une  de  vos  églises ,  me 
permettra  de  vous  offrir  dans  ce  lieu  auguste  ;  si  ce 
n'étoient  là  que  mes  vœux  et  mes  prières  ;  et  qui 
siiis-je  pour  espérer  qu'elles  pussent  monter  jus- 
qu'à votre  trône?  mais  ce  sont  les  vœux  de  tant  de 
saints  rois  qui  ont  gouverné  la  monarchie,  et  qui, 
mettant  leurs  couronnes  devant  Tautel  éternel  aux 
pieds  de  Fagneau,  vous  demandent  pour  cet  enfant 
auguste  la  couronne  de  justice  qu'ils  ont  eux-mêmes 
méritée. 

Ce  sont  les  vœux  du  prince  pieux  sur-tout  qui  lui 
donna  la  naissance ,  et  qui ,  prosterné  dans  le  ciel , 
comme  nous  l'espérons,  devant  la  face  de  votre  gloire, 
ne  cesse  de  vous  demander  que  cet  unique  héritier 
de  sa  couronne  le  devienne  aussi  des  grâces  et  des 
miséricordes  dont  vous  l'aviez  prévenu  lui-même. 

Ce  sont  les  vœux  de  tous  ceux  qui  m  écontent,  et 
qui ,  ou  chargés  du  soin  de  son  enfance ,  ou  attachés 
de  plus  près  à  sa  personne  sacrée ,  répandent  ici  leur 
cœur  en  votre  présence,  afin  que  cet  enfant  pré- 
cieux, qui  est  comme  l'enfant  de  nos  soupirs  et  de 
nos  larmes,  non  seulement  ne  périsse  pas,  mais  de- 
vienne lui-même  le  salut  de  son  peuple. 

Que  dirai-je  encore?  ce  sont,  ô  mon  Dieu,  les 
vœux  que  toute  la  nation  vous  offre  aujourd'hui  par 
ma  bouche  ;  cette  nation  que  vous  avez  protégée  dès 
le  commencement ,  et  qui ,  malgré  ses  crimes ,  est 
encore  la  portion  la  plus  florissante  de  votre  Église. 

Pourrez-vous ,  grand  Dieu ,  fermer  à  tant  de  vœux 


POUR  LE  JOUR  DE  PAQUES.  201 

les  entrailles  de  votre  miséricorde?  Dieu  des  vertus, 
tournez-vous  donc  vers  nous  :  Deus  virtutum ,  conver- 
tere*.  Regardez  du  haut  du  ciel,  et  voyez,  non  les 
dissolutions  publiques  et  secrètes ,  mais  les  malheurs 
de  ce  premier  royaume  chrétien ,  de  cette  vigne  si 
chérie  que  votre  main  elle-même  a  plantée,  et  qui 
a  été  arrosée  du  sang  de  tant  de  martyrs  !  respice  de 
cœh,  et  vide,  et  visita  vineam  istam  quam  plantavit 
dextera  tua.  Jetez  sur  elle  vos  anciens  regards  de 
miséricorde;  et  si  nos  crimes  vous  forcent  encore  de 
détourner  de  nous  votre  face,  que  Tinnocence  du 
moins  de  cet  auguste  enfant  que  vous  avez  établi  sur 
nous  vous  rappelle  et  vous  rende  à  votre  peuple:  Et 
super filium  hominis ,  querii  confirniasti  tibi. 

Vous  nous  avez  assez  affligés,  grand  Dieu!  es- 
suyez enfin  les  larmes  que  tant  de  fléaux  que  vous 
avez  versés  sur  nous  dans  votre  colère  nous  font  ré- 
pandre :  faites  succéder  des  jours  de  joie  et  de  misé- 
ricorde à  ces  jours  de  deuil,  de  courroux  et  de  ven- 
geance :  que  vos  faveurs  abondent  où  vos  châtiments 
avoient  abondé ,  et  que  cet  enfant  si  cher  soit  pour 
nous  un  don  qui  répare  toutes  nos  pertes. 

Faites-en ,  grand  Dieu ,  un  roi  selon  votre  cœur , 
c  est-à-dire  le  père  de  son  peuple,  le  protecteur  de 
votre  Église ,  le  modèle  des  mœurs  publiques,  le  pa- 
cificateur plutôt  que  le  vainqueur  des  nations  ,  Tar- 
bitre  plus  que  la  terreur  de  ses  voisins  ;  et  que  l'Eu- 
rope entière  envie  plus  notre  bonheur,  et  soit  plus 


*  Ps.  79,  V.  i5,  16. 


202    SERM.  POUR  LE  JOUR  DE  PAQUES. 

touchée  de  ses  vertus,  quelle  ne  soit  jalouse  de  ses 
victoires  et  de  ses  conquêtes. 

Exaucez  des  vœux  si  tendres  et  si  justes,  ô  mon 
Dieu!  et  que  ses  faveurs  temporelles  soient  pour 
nous  un  gage  de  celles  que  vous  nous  préparez  dans 
réternité.  Ainsi  soit-il. 


FIN   DU   PETIT  CARÊME. 


SERMONS 

EXTRAITS 

DE  L  AVENT  ET  DU  GRAND  CARÊME 

DE  MASSILLON. 


SERMON 

POUR  LE  JOUR  DES  MORTS. 


LA  MORT  DU  PÉCHEUR, 
ET  LA  MORT  DU  JUSTE. 

Beati  mortui  qui  in  Domino  monuntur. 

Heureux  sont  les  morts  qui  meurent  dans  le  Seigneur. 

Apoc.  c.  i4,  "V.  i3. 

Les  passions  humaines  ont  toujours  quelque  chose 
d'étonnant  et  d'incompréhensible.  Tous  les  hommes 
veulent  vivre  ;  ils  regardent  la  mort  comme  le  der- 
nier des  malheurs  ;  toutes  leurs  passions  les  attachent 
à  la  vie  :  et  cependant  ce  sont  leurs  passions  elles- 
mêmes  qui  les  poussent  sans  cesse  vers  cette  mort 
pour  laquelle  ils  ont  tant  d'horreur;  et  il  semble 
qu'ils  ne  vivent  que  pour  se  hâter  de  mourir.  Ils  se 
promettent  tous  qu'ils  mourront  de  la  mort  des  jus- 
tes; ils  l'espèrent,  ils  le  désirent.  Ne  pouvant  se  flat- 
ter d'être  immortels  sur  la  terre,  ils  comptent  du 
moins  qu'avant  ce  dernier  moment,  les  passions, 
qui  actuellement  les  souillent  et  les  captivent,  se- 
ront éteintes.  Us  se  représentent  la  destinée  d'un  pé- 
cheur qui  meurt  dans  son  péché  et  dans  la  haine  de 


2o6         LA  MORT  DU  PÉCHEUR, 

Dieu  comme  une  destinée  affreuse;  et  cependant  ils 
se  la  préparent  à  eux-mêmes  tranquillement  et  sans 
inquiétude.  Ce  terme  horrible  de  la  vie  humaine, 
qui  est  la  mort  dans  le  péché,  les  saisit  et  les  épou- 
vante ,  et  cependant  ils  marchent  en  dansant  comme 
des  insensés  par  la  voie  qui  y  conduit.  Nous  avons 
beau  leur  annoncer  qu  on  meurt  comme  on  a  vécu  ; 
ils  veulent  vivre  en  pécheurs,  et  mourir  pourtant  de 
la  mort  des  justes. 

Je  veux  donc  aujourd'hui,  mes  frères,  non  pas 
vous  détromper  d'une  illusion  si  commune  et  si  gros- 
sière (réservons  ce  sujet  pour  une  autre  occasion): 
mais,  puisque  la  mort  du  juste  vous  paroît  si  dési- 
rable, et  celle  du  pécheur  si  affreuse,  je  veux  vous 
exposer  ici  Tune  et  l'autre ,  et  réveiller  sur  Tune  et 
sur  l'autre  vos  désirs  et  votre  terreur.  Comme  vous 
mourrez  dans  Tune  de  ces  deux  situations,  il  im- 
porte de  vous  en  rapprocher  le  spectacle;  afin  que, 
vous  mettant  sous  les  yeux  le  portrait  affreux  de 
l'une  et  l'image  consolante  de  l'autre,  vous  puissiez 
décider  par  avance  laquelle  des  deux  destinées  vous 
attend,  et  prendre  des  mesures  afin  que  la  décision 
vous  soit  favorable. 

Dans  le  portrait  du  pécheur  mourant,  vous  verrez 
011  aboutit  enfin  le  monde  avec  tous  ses  plaisirs  et 
toute  sa  gloire  :  dans  le  récit  de  la  mort  du  juste, 
vous  apprendrez  où  conduit  la  vertu  avec  toutes  ses 
peines.  Dans  l'une,  vous  verrez  le  monde  des  yeux 
d'un  pécheur  qui  va  mourir  :  el  qu'il  vous  paroîtra 
vain  et  frivole,  et  différent  de  ce  qu'il  vous  paroU 


ET  LA  MORT  DU  JUSTE.  207 

aujourd'hui!  Dans  l'autre ,  vous  verrez  la  vertu  des 
yeux  du  juste  qui  expire  :  et  qu  elle  vous  paroîtra 
grande  et  estimable  !  Dans  l'une,  vous  comprendrez 
tout  le  malheur  d'une  ame  qui  a  vécu  dans  l'oubli 
de  Dieu:  dans  l'autre,  le  bonheur  de  celle  qui  n'a 
vécu  que  pour  le  servir  et  pour  lui  plaire.  En  un 
mot,  le  spectacle  de  la  mort  du  pécheur  vous  fera 
souhaiter  de  vivre  de  la  vie  du  juste  ;  et  l'image  de  la 
mort  du  juste  vous  inspirera  une  sainte  horreur  de 
la  vie  du  pécheur.  Implorons  ,  etc.  Ave ,  Maria. 

PREMIÈRE  PARTIE. 

Nous  avons  beau  éloigner  de  nous  l'image  de  la 
mort,  chaque  jour  nous  la  rapproche.  La  jeunesse 
s'éteint,  les  années  se  précipitent;  et  semblables, 
dit  l'Écriture,  aux  eaux  qui  coulent  dans  la  mer,  et 
qui  ne  remontent  plus  vers  leur  source,  nous  nous 
rendons  rapidement  dans  l'abyme  de  l'éternité,  où, 
engloutis  pour  toujours  ,  nous  ne  revenons  plus  sur 
nos  pas  reparoître  encore  sur  la  terre  :  Et  quasi  aquce 
dilabimur  in  terra?n,  quœ  non  revertuntur^ . 

Je  sais  que  nous  parlons  tous  les  jours  de  la  briè- 
veté et  de  l'incertitude  de  la  vie.  La  mort  de  nos 
proches ,  de  nos  sujets ,  de  nos  amis ,  de  nos  maîtres , 
souvent  soudaine,  toujours  inopinée,  nous  fournit 
mille  réflexions  sur  la  fragilité  de  tout  ce  qui  passe. 
Nous  redisons  sans  cesse  que  le  monde  n'est  rien; 
que  la  vie  est  un  songe;  et  qu'il  est  bien  insensé  de 

'  II.  Reo.  c.  14,  V.  14. 


2o8  LA  MORT  DU  PÉCHEUR, 

tant  s'agiter  pour  ce  qui  doit  durer  si  peu.  Mais  ce 
n'est  là  qu'un  langage,  ce  n'est  pas  un  sentiment; 
ce  sont  des  discours  qu'on  donne  à  l'usage,  et  c'est 
l'usage  qui  fait  qu'en  même  temps  on  les  oublie. 

Or,  mes  frères,  faites-vous  ici-bas  une  destinée  à 
votre  gré,  prolongez-y  vos  jours  dans  votre  esprit 
au-delà  même  de  vos  espérances  ;  je  veux  vous  laisser 
jouir  de  cette  douce  illusion.  Mais  enfin  il  faudra 
tenir  la  voie  qu'ont  tenue  tous  vos  pères  ;  vous  verrez 
enfin  arriver  ce  jour  auquel  nul  autre  jour  ne  suc- 
cédera plus;  et  ce  jour  sera  pour  vous  le  jour  de 
votre  éternité  :  heureuse,  si  vous  mourez  dans  le 
Seigneur;  malheureuse,  si  vous  mourez  dans  votre 
péché.  C'est  l'une  de  ces  deux  destinées  qui  vous 
attend:  il  n'y  aura  que  la  droite  ou  la  gauche,  les 
boucs  ou  les  brebis ,  dans  la  décision  finale  du  sort 
de  tous  les  hommes.  Souffrez  donc  que  je  vous  rap- 
pelle au  lit  de  votre  mort,  et  que  je  vous  y  expose 
le  double  spectacle  de  cette  dernière  heure ,  si  ter- 
rible pour  le  pécheur,  et  si  consolante  pour  le  juste. 

Je  dis  terrible  pour  le  pécheur ,  lequel ,  endormi 
par  de  vaines  espérances  de  conversion,  arrive  enfin 
à  ce  dernier  moment,  plein  de  désirs,  vide  de  bonnes 
œuvres,  ayant  à  peine  connu  Dieu,  et  ne  pouvant 
lui  offrir  que  ses  crimes,  et  le  chagrin  de  voir  finir 
des  jours  qu'il  avoit  crus  éternels.  Or,  mes  frères, 
je  dis  que  rien  n'est  plus  affreux  que  la  situation  de 
cet  infortuné  dans  les  derniers  moments  de  sa  vie; 
et  que,  de  quelque  côté  qu'il  tourne  son  esprit,  soit 
qu'il  rappelle  le  passé,  soit  qu'il  considère  tout  ce 


ET  LA  MORT  DU  JUSTE.  209 

qui  se  passe  à  ses  yeux,  soit  enfin  qu  il  perce  jusque 
dans  cet  avenir  formidable  auquel  il  touche;  tous 
ces  objets,  les  seuls  alors  qui  puissent  Foccuper  et 
se  présenter  à  lui,  ne  lui  offrent  plus  rien  que  d'ac- 
cablant, de  désespérant,  et  de  capable  de  réveiller  en 
lui  les  images  les  plus  sombres  et  les  plus  funestes. 

Car,  mes  frères ,  que  peut  offrir  le  passé  à  un  pé- 
cheur qui,  étendu  dans  le  lit  de  la  mort,  commence 
à  ne  plus  compter  sur  la  vie,  et  lit  sur  le  visage 
de  tous  ceux  qui  l'environnent,  la  terrible  nouvelle 
que  tout  est  fini  pour  lui  ?  Que  voit-il  dans  cette 
longue  suite  de  jours  qu  il  a  passés  sur  la  terre  ^ 
Hélas!  il  voit  des  peines  inutiles,  des  plaisirs  qui 
n'ont  duré  qu'un  instant,  des  crimes  qui  vont  durer 
éternellement. 

Des  peines  inutiles  :  toute  sa  vie  passée  en  un  clin- 
d'œil  s  offre  à  lui,  et  il  n'y  voit  qu'une  contrainte  et 
une  agitation  éternelle  et  inutile.  Il  rappelle  tout  ce 
qu'il  a  souffert  pour  un  monde  qui  lui  échappe; 
pour  une  fortune  qui  s  évanouit  ;  pour  une  vaine 
réputation  qui  ne  l'accompagne  pas  devant  Dieu  ; 
pour  des  amis  qu'il  perd  ;  pour  des  maîtres  qui  vont 
l'oublier;  pour  un  nom  qui  ne  sera  écrit  que  sur  les 
cendres  de  son  tombeau.  Quel  regret  alors  pour  cet 
infortuné,  de  voir  qu'il  a  travaillé  toute  sa  vie,  et 
qu'il  n'a  rien  fait  pour  lui  !  Quel  regret  de  s'être  fait 
tant  de  violences,  et  de  n  en  être  pas  plus  avancé 
pour  le  ciel;  de  s'être  toujours  cru  trop  foible  pour 
le  service  de  Dieu ,  et  d  avoir  eu  la  force  et  la  con- 
stance d'être  le  martyr  de  la  vanité,  et  d  un  monde 

i4 


2IO         LA  MORT  DU  PÉCHEUR, 

qui  va  périr!  Ah  !  c'est  alors  que  le  pécheur  accablé , 
effrayé  de  son  aveuglement  et  de  sa  méprise  ;  ne  trou- 
vant plus  qu'un  grand  vide  dans  une  vie  que  le  monde 
seul  a  toute  occupée;  voyant  quil  n'a  pas  encore 
commencé  à  vivre  après  une  longue  suite  d'années 
qu'il  a  vécu  ;  laissant  peut-être  les  histoires  remplies 
de  ses  actions,  les  monuments  publics  chargés  des 
événements  de  sa  vie ,  le  monde  plein  du  bruit  de  son 
nom ,  et  ne  laissant  rien  qui  mérite  d'être  écrit  dans 
le  livre  de  l'éternité,  et  qui  puisse  le  suivre  devant 
Dieu  ;  c'est  alors  qu'il  commence ,  mais  trop  tard ,  à 
se  tenir  à  lui-même  un  langage  que  nous  avons  sou- 
vent entendu  :  Je  n'ai  donc  vécu  que  pour  la  vanité  î 
que  n'ai-je  fait  pour  Dieu  tout  ce  que  j'ai  fait  pour 
mes  maîtres  !  Hélas  !  falloit-il  tant  d'agitations  et  de 
peines  pour  se  perdre?  Que  ne  recevois-je  du  moins 
rna  consolation  en  ce  monde  !  j'aurois  du  moins  joui 
du  présent,  de  cet  instant  qui  m'échappe,  et  je  nau- 
rois  pas  tout  perdu.  Mais  ma  vie  a  toujours  été  pleine 
d'agitations  ,  d'assujettissements  ,  de  fatigues  ,  de 
contraintes;  et  tout  cela  pour  me  préparer  un  mal- 
heur éternel.  Quelle  folie  d'avoir  plus  souffert  pour 
me  perdre ,  qu'il  n'en  eût  fallu  souffrir  pour  me 
sauver  ;  et  d'avoir  regardé  la  vie  des  gens  de  bien 
comme  une  vie  triste  et  insoutenable ,  puisqu'ils  n'ont 
rien  fait  de  si  difficile  pour  Dieu,  que  je  ne  l'aie  fait 
au  centuple  pour  le  monde  qui  n'est  rien,  et  de  qui 
par  conséquent  je  n'ai  rien  à  espérer!  Ambulavimus 
vias  difficiles.,.,  erravimus  a  via  veritatis^. 
'  Sap.  c.  5,  V.  6,  7. 


ET  LA  MORT  DU  JUSTE.  211 

Oui,  mes  frères,  cest  dans  ce  dernier  moment 
que  toute  votre  vie  s  offrira  à  vous  sous  des  idées 
bien  différentes  de  celles  que  vous  en  avez  aujour- 
d'hui. Vous  comptez  maintenant  les  services  rendus 
à  fétat  ;  les  places  que  vous  avez  occupées  ;  les  ac- 
tions où  vous  vous  êtes  distingués  ;  les  plaies  qui 
rendent  encore  témoignage  à  votre  valeur  ;  le  nom- 
bre de  vos  campagnes  ;  les  distinctions  de  vos  com- 
mandements :  tout  cela  vous  paroit  réel.  Les  ap- 
plaudissements  publics  qui  faccompagnent  ;  les 
récompenses  qui  le  suivent  ;  la  renommée  qui  le. 
publie;  les  distinctions  qui  y  sont  attachées  :  tout 
cela  ne  vous  rappelle  vos  jours  passés  que  comme 
des  jours  pleins ,  occupés ,  marqués  chacun  par  des 
actions  mémorables,  et  par  des  événements  dignes 
d'être  conservés  à  la  postérité.  Vous  vous  distinguez 
même  dans  votre  esprit  de  ces  hommes  oiseux  de 
votre  rang,  qui  ont  toujours  mené  une  vie  obscure, 
lâche,  inutile,  et  déshonoré  leur  nom  par  foisiveté 
et  par  des  mœurs  efféminées ,  qui  les  ont  laissés 
dans  la  poussière.  Mais  au  lit  de  mort,  mais  dans  ce 
dernier  moment,  oii  le  monde  s'enRiit  et  réternité 
approche,  vos  veux  s'ouvriront;  la  scène  changera; 
lillusion  qui  vous  grossit  ses  objets,  se  dissipera; 
vous  verrez  tout  au  naturel  ;  et  ce  qui  vous  parois- 
soit  si  grand,  comme  vous  ne  laviez  fait  que  pour 
le  monde,  pour  la  gloire,  pour  la  fortune,  ne  vous 
paroîtra  plus  rien  :  .4periet  oculos  suos ,  dit  Job,  et 
niliil  invenietK  Vous  ne  trouverez  plus  rien  de  réel 
'  Joe.  c.  27 ,  V.  ig. 


212         LA  MORT  DU  PÉCHEUR, 

dans  votre  vie  que  ce  que  vous  aurez  fait  pour  Dieu  ; 
rien  de  louable  que  les  œuvres  de  la  foi  et  de  la  piété  ; 
rien  de  grand  que  ce  qui  sera  digne  de  l'éternité  :  et 
un  verre  d'eau  froide  donné  au  nom  de  Jésus-Christ, 
et  une  seule  larme  répandue  en  sa  présence ,  et  la 
plus  légère  violence  soufferte  pour  lui;  tout  cela 
vous  paroîtra  plus  précieux,  plus  estimable,  que 
toutes  ces  merveilles  que  le  monde  admire ,  et  qui 
périront  avec  le  monde. 

Ce  n  est  pas  que  le  pécheur  mourant  ne  trouve 
dans  sa  vie  passée  que  des  peines  perdues  :  il  y 
trouve  encore  le  souvenir  de  ses  plaisirs  ;  mais  c'est 
ce  souvenir  même  qui  le  consterne  et  qui  Faccabie. 
Des  plaisirs  qui  n'ont  duré  qu'un  instant!  il  voit 
qu  il  a  sacrifié  son  ame  et  son  éternité  à  un  moment 
fugitif  de  volupté  et  d'ivresse.  Hélas  !  la  vie  lui  avoit 
paru  trop  longue  pour  être  tout  entière  consacrée  à 
Dieu  ;  il  n'osoit  prendre  de  trop  bonne  heure  le  parti 
de  la  vertu ,  de  peur  de  n'en  pouvoir  soutenir  l'en- 
nui, les  longueui  s,  et  les  suites;  il  regardoit  les  an- 
nées qui  étoient  encore  devant  lui ,  comme  un  espace 
immense  qu'il  eût  fallu  traverser  en  portant  la  croix, 
en  vivant  séparé  du  monde,  dans  la  pratique  des 
œuvres  chrétiennes  :  cette  seule  pensée  avoit  toujours 
suspendu  tous  ses  bons  désirs,  et  il  attendoit,  pour 
revenir  à  Dieu,  le  dernier  âge,  comme  celui  oii  la 
persévérance  est  plus  sûre.  Quelle  surprise,  dans 
cette  dernière  heure,  de  trouver  que  ce  qui  lui  avoit; 
paru  si  long  n'a  duré  qu'un  moment  ;  que  son  en- 
fance et  sa  vieillesse  se  touchent  de  si  près,  qu'elles 


ET  LA  MORT  DU  JUSTE.  2i3 

ne  forment  presque  qu'un  seul  jour;  et  que  du  sein 
de  sa  mère  il  n'a  fait,  pour  ainsi  dire,  qu'un  pas  vers 
le  tombeau  !  Ce  n'est  pas  encore  ce  qu'il  trouve  de 
plus  amer  dans  le  souvenir  de  ses  plaisirs.  Ils  ont 
disparu  comme  un  songe  ;  mais  lui ,  qui  s'en  étoit 
fait  autrefois  honneur,  en  est  maintenant  couvert  de 
honte  et  de  confusion  :  tant  d'emportements  hon- 
teux, tant  de  foiblesse  et  d'abandonnement!  Lui  qui 
s'étoit  piqué  de  raison,  d'élévation,  de  fierté  devant 
les  hommes ,  ô  mon  Dieu  !  il  se  retrouve  alors  le  plus 
foible,  le  plus  méprisable  de  tous  les  pécheurs  !  Une 
vie  sage  peut-être  en  apparence,  et  cependant  toute 
dans  l'infamie  des  sens  et  la  puérilité  des  passions! 
une  vie  glorieuse  peut-être  devant  les  hommes,  et 
cependant  aux  yeux  de  Dieu  la  plus  honteuse ,  la  plus 
digne  de  mépris  et  d'opprobre  î  une  vie  que  le  succès 
avoit  peut-être  toujours  accompagnée,  et  cependant 
en  secret  la  plus  insensée,  la  plus  frivole,  la  plus 
vide  de  réflexions  et  de  sagesse  !  Enfin  ,  des  plaisirs 
qui  ont  été  même  la  source  de  tous  ses  chagrins  ; 
qui  ont  empoisonné  toute  la  douceur  de  sa  vie  ;  qui 
ont  changé  ses  plus  beaux  jours  en  des  jours  de  fu- 
reur et  de  tristesse  ;  des  plaisirs  qu'il  a  toujours  fallu 
acheter  bien  cher,  et  dont  il  n'a  presque  jamais  senti 
que  le  désagrément  et  l'amertume  :  voilà  à  quoi  se 
réduit  cette  vaine  félicité.  Ce  sont  ses  passions  qui 
l'ont  fait  vivre  malheureux  ;  et  il  n'y  a  eu  de  tran- 
quillité dans  toute  sa  vie  que  les  moments  où  son 
cœur  en  a  été  libre.  Les  jours  de  mes  plaisirs  se  sont 
enfuis,  se  dit  alors  à  lui-même  le  pécheur,  mais 


• 


2i4         LA  MORT  DU  PÉCHEUR, 

dans  des  dispositions  bien  différentes  de  celles  de 
Job  ;  ces  jours ,  qui  ont  fait  tous  les  malheurs  de  ma 
vie,  qui  ont  troublé  mon  repos ,  et  changé  même 
pour  moi  le  calme  de  la  nuit  en  des  pensées  noires 
et  inquiètes:  dies  mei  transierunt^  cogitationes  meœ 
dissipatœ  sunt ,  torquentes  cor  ineum  et  cependant, 
grand  Dieu  ^  vous  punirez  encore  les  chagrins  et  les 
inquiétudes  de  ma  vie  infortunée  !  vous  écrivez  contre 
moi  dans  le  livre  de  votre  colère  toutes  les  amertu- 
mes de  mes  passions  ;  et  vous  préparez  à  des  plaisirs 
qui  ont  toujours  fait  tous  mes  malheurs,  un  malheur 
sans  fin  et  sans  mesure  !  Scribis  conti^a  me  amaritu- 
dines ,  et  consumere  me  vis  peccatis  adolescentiœ  meœ  ^. 

Et  voilà  ce  que  le  pécheur  mourant  trouve  encore 
dans  le  souvenir  du  passé  :  des  crimes  qui  dureront 
éternellement,  les  foiblesses  de  Tenfance,  les  disso- 
lutions de  la  jeunesse,  les  passions  et  les  scandales 
d'un  âge  plus  avancé;  que  sais-je?  peut-être  en- 
core les  dérèglements  honteux  d'une  vieillesse  li- 
cencieuse. Ah!  mes  frères,  durant  la  santé  nous  ne 
voyons  de  notre  conscience  que  la  surface  :  nous  ne 
rappelons  de  notre  vie  qu'un  souvenir  vague  et  con- 
fus :  nous  ne  voyons  de  nos  passions  que  celle  qui 
actuellement  nous  captive  :  une  habitude  d'une  vie 
entière  ne  nous  paroît  qu'un  crime  seul.  Mais  au 
lit  de  la  mort,  les  ténèbres  répandues  sur  la  con- 
science du  pécheur  se  dissipent.  Plus  il  approfondit 
son  cœur,  plus  de  nouvelles  souillures  se  mani- 

'  Job.  c.  1 7 ,  V.  1 1 .  —  *  Ibid.  c.  1 3 ,  v.  26. 


ET  LA  MORT  DU  JUSTE.  2f5 

festent:  plus  il  creuse  dans  cet  abyme,  plus  s'of- 
frent à  lui  de  nouveaux  monstres.  Il  se  perd  dans 
ce  chaos  ;  il  ne  sait  par  où  s'y  prendre ,  pour  com- 
mencer à  l'éclaircir;  il  lui  faudroit  une  vie  entière, 
hélas!  et  le  temps  passe  ;  et  à  peine  reste-t-il  quel- 
ques moments  ;  et  il  faut  précipiter  une  confession 
à  laquelle  le  plus  grand  loisir  pourroit  à  peine  suf- 
fij  e,  et  qui  ne  doit  précéder  que  d'un  moment  le 
jugement  redoutable  de  la  justice  de  Dieu.  Hélas  î 
on  se  plaint  souvent  durant  la  vie  qu'on  a  la  mé- 
moire infidèle,  qu'on  oublie  tout;  il  faut  qu'un  con- 
fesseur supplée  à  notre  inattention ,  et  nous  aide  à 
nous  juger  et  à  nous  connoître  nous-mêmes.  Mais 
dans  ce  dernier  moment,  le  pécheur  mourant  n'aura 
pas  besoin  de  ce  secours;  la  justice  de  Dieu,  qui  l'a- 
voit  livré  durant  \i  santé  à  toute  la  profondeur  de 
ses  ténèbres,  l'éciairera  alors  dans  sa  colère.  Tout 
ce  qui  environne  le  lit  de  sa  mort  fait  revivre  dans 
son  souvenir  quelque  nouveau  crime:  des  domes- 
tiques qu'il  a  scandalisés  ;  des  enfants  qu'il  a  négh- 
gés  ;  une  épouse  qu'il  a  contristée  par  des  passions 
étrangères  ;  des  ministres  de  l'Église  qu'il  a  mépri- 
sés; les  images  criminelles  de  ses  passions  encore 
peintes  sur  ses  murs  ;  les  biens  dont  il  a  abusé  ;  le 
luxe  qui  l'entoure,  dont  les  pauvres  et  ses  créanciers 
ont  souffert;  l'orgueil  de  ses  édifices,  que  le  bien  de 
la  veuve  et  de  l'orphelin,  que  la  misère  publique  a 
peut-être  élevés;  tout  enfin,  le  ciel  et  la  terre,  dit 
Job,  s'élèvent  contre  lui ,  et  lui  rappellent  l'histoire 
affreuse  de  ses  passions  et  de  ses  crimes  :  Revelabunt 


2i6         LA  MORT  DU  PÉCHEUR, 

cœli  iniquitaiem  ejus,  et  terra  consurget  adversus  ewn  ' . 

Voilà  comme  le  souvenir  du  passé  forme  une  des 
plus  terribles  situations  du  pécheur  mourant,  par- 
cequ'il  n'y  trouve  que  des  peines  perdues ,  des  plai- 
sirs qui  n'ont  duré  qu'un  instant ,  et  des  crimes  qui 
vont  durer  éternellement. 

Mais  tout  ce  qui  se  passe  à  ses  yeux  n'est  pas  moins 
triste  pour  cet  infortuné  :  ses  surprises ,  ses  sépara- 
tions, ses  changements. 

Ses  surprises.  Il  s'étoit  toujours  flatté  que  le  jour 
du  Seigneur  ne  le  surprendroit  point.  Tout  ce  qu'on 
disoit  là-dessus  dans  la  chaire  chrétienne ,  ne  l'avoit 
pas  empêché  de  se  promettre  qu'il  mettroit  ordre 
à  sa  conscience  avant  ce  dernier  moment  :  et  ce- 
pendant l'y  voilà  arrivé,  encore  chargé  de  tous  ses 
crimes,  sans  préparation ,  sans  avoir  fait  aucune  dé- 
marche pour  apaiser  son  Dieu  ;  l'y  voilà  arrivé  :  il  n'y 
a  pas  encore  pensé,  et  il  va  être  jugé. 

Ses  surprises.  Dieu  le  frappe  au  plus  fort  de  ses 
passions,  dans  le  temps  que  la  pensée  de  la  mort 
étoit  plus  éloignée  de  son  esprit;  qu'il  étoit  parvenu 
à  certaines  places,  qu'il  avoit  jusque-là  vivement  dé- 
sirées; et  que,  semblable  à  l'insensé  de  l'Évangile, 
il  exhortoit  son  ame  à  se  reposer  et  à  jouir  en  paix 
du  fruit  de  ses  travaux.  C'est  dans  ce  moment  que  la 
justice  de  Dieu  le  surprend,  et  qu'il  voit  d'un  clin- 
d'œil  sa  vie  et  toutes  ses  espérances  éteintes. 

Ses  surprises.  Il  va  mourir;  et  Dieu  permet  que 
personne  n'ose  lui  dire  qu'il  ne  doit  plus  compter  sur 

'  Job.  c.  20,  V.  27. 


ET  LA  MORT  DU  JUSTE.  217 

la  vie.  Ses  proches  le  flattent;  ses  amis  le  laissent 
s'abuser;  on  le  pleure  déjà  en  secret  comme  mort, 
et  on  lui  montre  encore  des  espérances  de  vie;  on  le 
trompe,  afin  qu'il  se  trompe  lui-même.  Il  faut  que 
les  Écritures  s'accomplissent,  que  le  pécheur  soit 
surpris  dans  ce  dernier  moment:  vous  Favez  prédit, 
ô  mon  Dieu!  et  vous  êtes  véritable  dans  vos  paroles. 

Ses  surprises.  Abandonné  de  tous  les  secours  de 
lart,  livré  tout  seul  à  ses  maux  et  à  ses  douleurs,  il 
ne  peut  se  persuader  encore  qu'il  va  mourir;  il  se 
flatte,  il  espère  encore:  la  justice  de  Dieu  ne  lui 
laisse,  ce  semble,  encore  un  reste  déraison,  qu'a- 
fin  qu'il  l'emploie  à  se  séduire.  A  voir  ses  terreurs, 
son  étonnement,  ses  inquiétudes ,  on  voit  bien  qu  il 
ne  comprend  pas  encore  qu'on  meure  :  il  se  tour- 
mente, il  s'agite,  comme  s'il  pouvoit  se  dérober  à 
la  mort;  et  ses  agitations  ne  sont  qu'un  regret  de 
perdre  la  vie,  et  non  pas  une  douleur  de  l'avoir  mal 
passée.  Il  faut  que  le  pécheur  aveugle  le  soit  jusqu'à 
la  fin ,  et  que  sa  mort  ressemble  à  sa  vie. 

Enfin  ses  surprises.  Il  voit  alors  que  le  monde  Ta 
toujours  trompé;  qu'il  Fa  toujours  mené  d illusion 
en  illusion,  et  d'espérance  en  espérance;  que  les 
choses  ne  sont  jamais  arrivées  comme  il  se  les  étoit 
promises,  et  qu'il  a  toujours  été  la  dupe  de  ses  pro- 
pres erreurs.  Il  ne  comprend  pas  que  sa  méprise 
ait  pu  être  si  constante;  qu'il  ait  pu  s  obstiner,  du- 
rant tant  d  années,  à  se  sacrifier  pour  un  monde, 
pour  des  maîtres  qui  ne  Font  jamais  payé  que  de 
vaines  promesses ,  et  que  toute  sa  vie  n'ait  été  qu'une 


2i8         LA  MORT  DU  PÉCHEUR, 

indifférence  du  monde  pour  lui ,  et  une  ivresse  de  lui 
pour  le  inonde.  Mais  ce  qui  l'accable,  c'est  que  la 
méprise  n'a  plus  de  ressource;  c  est  qu  on  ne  meurt 
qu'une  fois;  et  qu'après  avoir  mal  fourni  sa  carrière, 
on  ne  revient  plus  sur  ses  pas  pour  reprendre  d'au- 
tres routes.  Vous  êtes  juste,  ô  mon  Dieu,  et  vous 
vouiez  que  le  pécheur  prononce  d'avance  contre  lui- 
même,  afin  que  vous  le  jugiez  par  sa  propre  bouche; 

Les  surprises  du  pécheur  piourant  sont  donc  alors 
accablantes;  mais  les  séparations  qui  se  font  dans  ce 
dernier  moment  ne  le  sont  pas  moins  pour  lui.  Plus 
il  tenoitau  monde,  à  la  vie,  à  toutes  les  créatures, 
plus  il  souffre  quand  il  faut  s'en  séparer  :  autant  de 
liens  qu'il  faut  rompre,  autant  de  plaies  qui  le  dé- 
chirent :  autant  de  séparations ,  autant  de  nouvelles 
morts  pour  lui. 

Séparation  de  ses  biens  qu'il  avoit  accumulés  avec 
des  soins  si  longs  et  si  pénibles,  par  des  voies  peut- 
être  si  douteuses  pour  Je  salut;  qu'il  s'étoit  obstiné 
de  conserver,  malgré  les  reproches  de  sa  conscience; 
qu'il  avoit  refusés  durement  à  la  nécessité  de  ses  frè- 
res. Ils  lui  échappent  cependant  ;  ce  tas  de  boue  fond 
à  ses  yeux  :  il  n'en  emporte  avec  lui  que  l'amour, 
que  le  regret  de  les  perdre ,  que  le  crime  de  les  avoir 
acquis. 

Séparation  de  la  magnificence  qui  l'environne;  de 
l'orgueil  de  ses  édifices  ,  où  il  croyoit  s'être  bâti  un 
asile  contre  la  mort;  du  luxe  et  de  la  vanité  de  ses 
ameublements ,  dont  il  ne  lui  restera  que  le  drap  lu- 
gubre qui  va  l'envelopper  dans  le  tombeau  ;  de  cet 


ET  LA  MORT  DU  JUSTE.  219 

air  d'opulence  au  milieu  duquel  il  a  voit  toujours 
vécu.  Tout  s  enfuit ,  tout  1  abandonne  :  il  commence 
à  se  regarder  comme  étranger  au  milieu  de  ses  pa- 
lais ,  où  il  auroit  toujours  dù  se  regarder  de  même; 
comme  un  inconnu  qui  n  y  possède  plus  rien  ;  comme 
un  infortuné  qu'on  va  dépouiller  de  tout  à  ses  veux, 
et  qu  on  ne  laisse  jouir  encore  quelque  temps  de  la 
vue  de  ses  dépouilles ,  que  pour  augmenter  ses  re- 
grets et  son  supplice. 

Séparation  de  ses  charges ,  de  ses  honneurs ,  qu'il 
va  laisser  peut-être  à  un  concurrent;  où  il  étoit  par- 
venu à  travers  tant  de  périls ,  de  peines ,  de  bassesses , 
et  dont  il  avoit  joui  avec  tant  d'insolence.  Il  est  déjà 
dans  le  lit  de  la  mort,  dépouillé  de  toutes  les  mar- 
ques de  ses  dignités,  et  ne  conservant  de  tous  ses 
titres  que  celui  de  pécheur  qu'il  se  donne  alors  en 
vain  et  trop  tard.  Hélas  !  il  se  contenteroit  en  ce  der- 
nier moment  de  la  plus  vile  des  conditions  ;  il  accep- 
teroit  comme  une  gi  ace,  1  état  le  plus  obscur  et  le 
plus  rampant,  si  I  on  vouloit  prolonger  ses  jours;  il 
envie  la  destinée  de  ses  esclaves  quil  laisse  sur  la 
terre  :  il  marche  à  grands  pas  vers  la  mort,  et  il 
tourne  encore  les  yeux  avec  regret  du  côté  de  la  vie. 

Séparation  de  son  corps ,  pour  lequel  il  avoit  tou- 
jours vécu ,  avec  lequel  il  avoit  contracté  des  liaisons 
si  vives ,  si  étroites ,  en  favorisant  toutes  ses  passions  ! 
Il  sent  que  cette  maison  de  boue  s'écroule;  il  se  sent 
mourir  peu-à-peu  à  chacun  de  ses  sens  :  il  ne  tient 
plus  à  la  vie  que  par  un  cadavre  qui  s  éteint  par  les 
douleurs  cruelles  que  ses  maux  lui  font  sentir,  par 


y 


220         LA  MORT  DU  PECHEUR, 

Famour  excessif  qui  Fy  attache ,  et  qui  devient  plus 
vif  à  mesure  qu'il  est  plus  près  de  s'en  séparer. 

Séparation  de  ses  proches,  de  ses  amis,  quil  voit 
autour  de  son  lit,  et  dont  les  pleurs  et  la  tristesse 
achèvent  de  lui  serrer  le  cœur ,  et  de  lui  faire  sentir 
plus  cruellement  la  douleur  de  les  perdre  ! 

Séparation  du  monde ,  où  il  occupoit  tant  de  pla- 
ces; où  il  s'étoit  établi,  agrandi,  étendu,  comme  si 
c'avoit  dù  être  le  lieu  de  sa  demeure  éternelle;  du 
monde  sans  lequel  il  n'avoit  jamais  pu  vivre;  dont 
il  avoit  toujours  été  un  des  principaux  acteurs  ;  aux 
événements  duquel  il  avoit  eu  tant  de  part;  où  il  avoit 
paru  avec  tant  d'agréments  et  tant  de  talents  pour  lui 
plaire.  Son  corps  en  va  sortir,  mais  son  cœur,  mais 
toutes  ses  affections  y  demeurent  encore;  le  monde 
meurt  pour  lui,  mais  lui-même,  en  mourant,  ne 
meurt  pas  encore  au  monde. 

Enfin,  séparation  de  toutes  les  créatures.  Tout 
est  anéanti  autour  de  lui  :  il  tend  les  mains  à  tous  les 
objets  qui  l'environnent,  comme  pour  s'y  prendre 
encore  ;  et  il  ne  saisit  que  des  fantômes ,  qu'une  fu- 
mée qui  se  dissipe ,  et  qui  ne  laisse  rien  de  réel  dans 
ses  mains  :  et  nihil  invenerunt  onines  viri  divitiarum 
in  manibus  suîs\ 

C'est  alors  que  Dieu  est  grand  aux  yeux  du  pé- 
cheur mourant.  C'est  dans  ce  moment  terrible,  que 
le  monde  entier  fondant,  disparoissant  à  ses  yeux, 
il  ne  voit  plus  que  Dieu  seul  qui  demeure ,  qui  rem- 
plit tout,  qui  seul  ne  passe  et  ne  change  point.  Il  se 

.   •  Ps.  75,  V.  6. 


ET  LA  MORT  DU  JUSTE.  221 

plaignoit  autrefois  d'un  ton  d'ironie  et  d'impiété, 
qu'il  étoit  bien  difficile  de  sentir  quelque  chose  de 
vif  pour  un  Dieu  qu'on  ne  voyoit  point  ;  et  de  ne  pas 
aimer  des  créatures  qu'on  voyoit,  et  qui  occupoient 
tous  nos  sens.  Ah!  dans  ce  dernier  moment,  il  ne 
verra  plus  que  Dieu  seul  ;  l'invisible  sera  visible  pour 
lui;  ses  sens  déjà  éteints  se  refuseront  à  toutes  les 
choses  sensibles;  tout  s'évanouira  autour  de  lui;  et 
Dieu  prendra  la  place  de  tous  ces  prestiges  qui  l'a- 
voient  abusé  pendant  sa  vie. 

Ainsi  tout  change  pour  cet  infortuné;  et  ces  chan- 
gements font,  avec  ses  surprises  et  ses  séparations, 
la  dernière  amertume  du  spectacle  de  sa  mort. 

Changement  dans  son  crédit  et  dans  son  autorité. 
Dès  qu'on  n'espère  plus  rien  de  sa  vie,  le  monde 
commence  à  ne  plus  compter  sur  lui  :  ses  amis  pré- 
tendus se  retirent;  ses  créatures  se  cherchent  déjà 
ailleurs  d'autres  protecteurs  et  d'autres  maîtres;  ses 
esclaves  même  sont  occupes  à  s'assurer  après  sa 
mort  une  fortune  qui  leur  convienne  :  à  peine  en 
reste-t-il  auprès  de  lui  pour  recueillir  ses  derniers 
soupirs.  Tout  l'abandonne ,  tout  se  retire;  il  ne  voit 
plus  autour  de  lui  ce  nombre  empressé  d'adulateurs  : 
c'est  peut-êu'e  un  successeur  qu'on  lui  désigne  déjà, 
chez  qui  tout  se  rend  en  foule,  tandis  que  lui,  dit 
Job,  seul  dans  le  lit  de  sa  douleur,  n'est  plus  envi- 
ronné que  des  horreurs  de  la  mort,  entre  déjà  dans 
cette  solitude  affreuse  que  le  tombeau  lui  prépare, 
et  fait  des  réflexions  amères  sur  l'inconstance  du 
monde,  et  sur  le  peu  de  fond  qu'il  y  a  à  faire  sur 


222         LA  MORT  DU  PÉCHEUR, 

les  hommes  :  affligetur  reliclus  in  tabernaculo  suo  \ 
Changement  dans  l'estime  publique  dont  il  avoit 
été  si  flatté,  si  enivré.  Hélas  !  le  monde  qui  Ta  voit 
tant  loué,  Ta  déjà  oublié.  Le  changement  que  sa 
mort  va  faire  sur  la  scène,  réveillera  encore  durant 
quelques  jours  les  discours  publics;  mais,  ce  court 
intervalle  passé,  il  va  retomber  dans  le  néant  et  dans 
Toubli;  à  peine  se  souviendra-t-on  qu'il  a  vécu;  on 
ne  sera  peut-être  occupé  que  des  merveilles  d'un 
successeur,  qu'à  l'élever  sur  les  débris  de  sa  répu- 
tation et  de  sa  mémoire.  Il  voit  déjà  cet  oubli  :  qu'il 
n'a  qu'à  mourir;  que  le  vide  sera  bientôt  rempli; 
qu'il  ne  restera  pas  même  de  vestiges  de  lui  dans  le 
monde;  et  que  les  gens  de  bien  tout  seuls,  qui  î'a- 
voient  vu  environné  de  tant  de  gloire,  se  diront  à 
eux-mêmes,  où  est-il  maintenant?  que  sont  devenus 
ces  applaudissements  que  lui  attiroit  sa  puissance? 
voilà  à  quoi  conduit  le  monde ,  et  ce  qu'on  gagne  en 
le  servant  :  et  qui  eum  viderant,  dicent  :  Ubi  est^? 

Changement  dans  son  corps.  Cette  chair  qu'il 
avoit  tant  flattée,  idolâtrée;  cette  vaine  beauté  qui 
lui  avoit  attiré  tant  de  regards,  et  corrompu  tant  de 
cœurs,  n'est  déjà  plus  qu'un  spectacle  d'horreur, 
dont  on  peut  à  peine  soutenir  la  vue:  ce  n'est  plus 
qu'un  cadavre  dont  on  craint  déjà  l'approche.  Cette 
infortunée  créature,  qui  avoit  allumé  tant  de  pas- 
sions injustes,  hélas!  ses  amis,  ses  proches,  ses  es- 
claves même  la  fuient,  s'écartent,  se  retirent,  n'o- 
sent approcher  qu'avec  précaution,  ne  lui  rendent 

'  Joi!.  e.  20,  V.  26.  —    Ibitl.  c.  20,  v.  7. 


V 


ET  LA  MORT  DU  JUSTE.  2^3 

plus  que  des  offices  de  bienséance  et  de  contrainte; 
elle-même  ne  se  souflre  plus  qu'avec  peine ,  et  ne  se 
regarde  qu'avec  horreur.  Moi  qui  attirois  autrefois 
tous  les  regards,  se  dit-elle  avec  Job,  mes  esclaves 
que  j'appelle  refusent  maintenant  de  m'approcher; 
et  mon  souffle  même  est  devenu  une  infection ,  et  un 
souffle  de  mort  pour  mes  enfants  et  pour  mes  pro- 
ches :  servum  meum  vocavi ,  et  non  respondit  Hali- 

tum  meum  exhorruit  uxor  rnea,  et  orabam  jîlios  uteri 
mei  ' . 

Enfin,  changement  dans  tout  ce  qui  l'environne. 
Ses  yeux  cherchent  à  se  reposer  quelque  part ,  et  ils 
ne  retrouvent  par-tout  que  les  images  lugubres  de 
la  mort.  Mais  ce  n'est  rien  encore  pour  ce  pécheur 
mourant,  que  le  souvenir  du  passé  et  le  spectacle 
du  présent;  il  ne  seroit  pas  si  malheureux,  s'il  pou- 
voit  borner  là  toutes  ses  peines  ;  c'est  la  pensée  de 
l'avenir  qui  le  jette  dans  un  saisissement  d'horreur 
et  de  désespoir  :  cet  avenir,  cette  région  de  ténèbres 
où  il  va  entrer  seul ,  accompagné  de  sa  seule  con- 
science :  cet  avenir,  cette  terre  inconnue  d'où  nul 
mortel  n'est  revenu ,  où  il  ne  sait  ni  ce  qu'il  trouvera, 
ni  ce  qu'on  lui  prépare:  cet  avenir,  cet  abyme  im- 
mense, où  son  esprit  se  perd  et  se  confond,  et  où  il 
va  s'ensevelir  incertain  de  sa  destinée  :  cet  avenir,  ce 
tombeau,  ce  séjour  d'horreur,  où  il  va  prendre  sa 
place  avec  les  cendres  et  les  cadavres  de  ses  ancê- 
tres :  cet  avenir,  cette  éternité  étonnante ,  dont  iî  ne 
peut  soutenir  le  premier  coup  d'œil  :  cet  avenir  en- 

'  Job.  c.  19,  V.  16,  17. 


224         LA  MORT  DU  PÉCHEUR, 

fin,  ce  jugement  redoutable  où  il  va  paroître  devant 
la  colère  de  Dieu,  et  rendre  compte  d'une  vie  dont 
tous  les  moments  presque  ont  été  des  crimes.  Ah! 
tandis  qu'il  ne  voyoit  cet  avenir  terrible  que  de  loin, 
il  se  faisoit  une  gloire  affreuse  de  ne  pas  le  craindre  ; 
il  demandoit  sans  cesse  d'un  ton  de  blasphème  et 
de  dérision  :  Qui  en  est  revenu?  Il  se  moquoit  des 
frayeurs  vulgaires,  et  sepiquoit  là-dessus  de  fermeté 
et  de  bravoure.  Mais  dès  qu'il  est  frappé  de  la  main 
de  Dieu;  dès  que  la  mort  se  fait  voir  de  près,  que 
les  portes  de  l'éternité  s'ouvrent  à  lui,  et  qu'il  tou- 
che enfin  à  cet  avenir  terrible  contre  lequel  il  avoit 
paru  si  rassuré  :  ah  !  il  devient  alors ,  ou  foible ,  trem- 
blant, éploré,  levant  au  ciel  des  mains  suppliantes; 
ou  sombre,  taciturne,  agité,  roulant  au-dedans  de 
lui  des  pensées  affreuses,  et  n'attendant  pas  plus  de 
ressources  du  côté  de  Dieu  de  la  foiblesse  de  ses  la- 
mentations et  de  ses  larmes,  que  de  ses  fureurs  et 
de  son  désespoir. 

Oui,  mes  frères,  cet  infortuné  qui  s'étoit  toujours 
endormi  dans  ses  désordres;  toujours  flatté  qu'il  ne 
falloit  qu'un  bon  moment,  qu'un  sentiment  de  com- 
ponction à  la  mort  pour  apaiser  la  colère  de  Dieu , 
désespère  alors  de  sa  clémence.  En  vaiu  on  lui  parle 
de  ses  miséricordes  éternelles;  il  comprend  à  quel 
point  il  en  est  indigne;  en  vain  le  ministre  de  l'Église 
tâche  de  rassurer  ses  frayeurs ,  en  lui  ouvrant  le  sein 
de  la  clémence  divine  ;  ces  promesses  le  touchent 
peu,  parcequ'il  sent  bien  que  la  charité  de  l  Église, 
qui  ne  désespère  jamais  du  salut  de  ses  enfants  ,  ne 


ET  LA  MORT  DU  JUSTE.  225 

change  pourtant  rien  aux  arrêts  formidables  de  la 
justice  de  Dieu  ;  en  vain  on  lui  promet  le  pardon  de 
ses  crimes  :  une  voix  secrète  et  terrible  lui  dit  au 
fond  du  cœur  qu'il  n'y  a  point  de  salut  pour  Fimpie , 
et  qu'il  ne  faut  pas  compter  sur  des  espérances  qu'on 
donne  à  ses  malheurs  plutôt  qu'à  la  vérité  ;  en  vain 
on  l'exhorte  de  recourir  aux  derniers  remèdes  que  la 
religion  offre  aux  mourants  :  il  les  regarde  comme 
ces  remèdes  désespérés,  qu'on  hasarde  lorsqu'il  n'v 
a  plus  d'espérance ,  et  qu'on  donne  plus  pour  la  con- 
solation des  vivants,  que  pour  l'utilité  de  celui  qui 
meurt.  On  appelle  des  serviteurs  de  Jésus-Christ 
pour  le  soutenir  dans  cette  dernière  heure  ;  et  tout 
ce  qu'il  peut  faire,  c'est  d'envier  en  secret  leur  des- 
tinée ,  et  détester  le  malheur  de  la  sienne.  On  lui  met 
dans  la  bouche  les  paroles  des  livres  saints ,  et  les 
sentiments  d'un  roi  pénitent  ;  et  il  sent  bien  que  son 
cœur  désavoue  ces  expressions  divines,  et  que  des 
paroles  qu'une  charité  ardente  et  une  componction 
parfaite  a  formées ,  ne  conviennent  pas  à  un  pécheur 
surpris  comme  lui  dans  ses  désordres.  On  assemble 
autour  de  son  lit  ses  amis  et  ses  proches  pour  recueil- 
lir ses  derniers  soupirs  ;  et  il  en  détourne  les  yeux,  par- 
cequ  il  retrouve  encore  au  milieu  d'eux  le  souvenir 
de  ses  crimes.  Le  ministre  de  l'Église  lui  présente  un 
Dieu  mourant  ;  et  cet  objet  si  consolant  et  si  capable 
d'exciter  sa  confiance ,  lui  reproche  tout  bas  ses  in- 
gratitudes et  l'abus  perpétuel  de  ses  grâces.  Cepen- 
dant la  mort  approche,  le  prêtre  tâche  de  soutenir 

par  les  prières  des  mourants  ce  reste  de  vie  qui  Fa- 

i5 


226         LA  MORT  DU  PÉCHEUR, 

nime  encore  :  «  Partez ,  ame  chrétienne ,  »  lui  dit-il , 
Proficiscere ,  anima  christiana.  Il  ne  lui  dit  pas  :  Prince, 
grand  du  monde,  partez.  Durant  sa  vie,  les  monu- 
ments publics  pouvoient  à  peine  suffire  au  nombre 
et  à  Torgueil  de  ses  titres  :  dans  ce  dernier  moment 
on  ne  lui  donne  que  le  titre  tout  seul  qu'il  avoit  reçu 
dans  le  baptême ,  le  seul  dont  il  ne  faisoit  aucun  cas 
et  le  seul  qui  lui  doit  demeurer  éternellement.  Pro- 
ficiscere, anima  christiana  :  «Partez,  ame  chrétienne.  » 
Hélas  !  elle  avoit  vécu  comme  si  le  corps  eût  été  tout 
son  être  ;  elle  avoit  même  tâché  de  se  persuader  que 
son  ame  n  étoit  rien  ;  que  Fhomme  n'étoit  qu  un  ou- 
vrage de  chair  et  de  sang,  et  que  tout  mouroit  avec 
nous  :  et  on  vient  lui  déclarer  que  c'est  son  corps , 
qui  n'étoit  rien  qu'un  peu  de  boue,  qui  va  se  dis- 
soudre ;  et  que  tout  son  être  immortel ,  c'est  cette 
ame,  cette  image  de  la  divinité,  cette  intelligence 
seule  capable  de  l'aimer  et  de  la  connoître ,  qui  va  se 
détacher  de  sa  maison  terrestre,  et  paroître  devant 
le  tribunal  redoutable.  «  Partez ,  ame  chrétienne  :  » 
vous  aviez  regardé  la  terre  comme  votre  patrie ,  et 
ce  n'étoit  qu'un  lieu  de  pèlerinage  dont  il  faut  par- 
tir ;  l'Église  croyoit  vous  annoncer  une  nouvelle  de 
joie,  la  fin  de  votre  exil,  le  terme  de  vos  misères, 
en  vous  annonçant  la  dissolution  du  corps  terrestre: 
hélas  !  et  elle  ne  vous  annonce  qu'une  nouvelle  lu- 
gubre et  effroyable,  et  le  commencement  de  vos 
malheurs  et  de  vos  peines.  «  Partez  donc,  ame  chré- 
«  tienne  :  »  Proficiscere ,  anima  christiana ,  ame  mar- 
quée du  sceau  du  salut ,  que  vous  avez  effacé  ;  ra- 


ET  LA  MORT  DU  JUSTE.  227 

chetée  du  sang  de  Jésus-Christ,  que  vous  avez  foulé 
aux  pieds  ;  lavée  par  la  gi^ace  de  la  régénération , 
que  vous  avez  mille  fois  souillée  ;  éclairée  des  lu- 
mières de  la  foi,  que  vous  avez  toujours  rejetées; 
comblée  de  toutes  les  miséricordes  du  ciel ,  que  vous 
avez  toujours  indignement  profanées  :  «  Partez,  ame 
«chrétienne;»  allez  porter  devant  Jésus-Christ  ce 
titre  auguste ,  qui  devoit  être  le  signe  magnifique  de 
votre  salut ,  et  qui  va  devenir  le  plus  grand  de  vos 
crimes:  Frojiciscere ,  anima  christiana. 

Alors  le  pécheur  mourant,  ne  trouvant  plus  dans 
le  souvenir  du  passé  que  des  regrets  qui  l'accablent  ; 
dans  tout  ce  qui  se  passe  à  ses  yeux,  que  des  images 
qui  l'affligent;  dans  la  pensée  de  Tavenir,  que  des 
horreurs  qui  l'épouvantent  ;  ne  sachant  plus  à  qui 
avoir  recours,  ni  aux  créatures  qui  lui  échappent, 
ni  au  monde  qui  s'évanouit ,  ni  aux  hommes  qui  ne 
sauroient  le  délivrer  de  la  mort,  ni  au  Dieu  juste 
qu'il  regarde  comme  un  ennemi  déclaré ,  dont  il  ne 
doit  plus  attendre  d'indulgence  :  il  se  roule  dans  ses 
propres  horreurs ,  il  se  tourmente ,  il  s'agite  pour 
fuir  la  mort  qui  le  saisit,  ou  du  moins  pour  se  fuir 
lui-même;  il  sort  de  ses  yeux  mourants,  je  ne  sais 
quoi  de  sombre  et  de  farouche,  qui  exprime  les  fu- 
reurs de  son  ame  ;  il  pousse  du  fond  de  sa  tristesse 
des  paroles  entrecoupées  de  sanglots  qu'on  n'entend 
qu'à  demi,  et  qu'on  ne  sait  si  c'est  le  désespoir  ou 
le  repentir  qui  les  a  formées;  il  jette  sur  un  Dieu 
crucifié  des  regards  affreux ,  et  qui  laissent  douter  si 
c'est  la  crainte  ou  l'espérance,  la  haine  ou  l'amour 

i5. 


228         LA  MORT  DU  PÉCHEUR, 

qu  ils  expriment  ;  il  entre  dans  des  saisissements ,  où 
Ton  ignore  si  c'est  le  corps  qui  se  dissout  ou  Famé 
qui  sent  l'approche  de  son  Juge  ;  il  soupire  profon- 
dément, et  Ton  ne  sait  si  c'est  le  souvenir  de  ses 
crimes  qui  lui  arrache  ses  soupirs,  ou  le  désespoir 
de  quitter  la  vie.  Enfin ,  au  milieu  de  ces  tristes  ef- 
forts, ses  yeux  se  fixent,  ses  traits  changent,  son  vi- 
sage se  défigure,  sa  bouche  livide  s'entrouvre  d'elle- 
même,  tout  son  corps  frémit  ;  et  par  ce  dernier  effort , 
son  ame  infortunée  s'arrache  comme  à  regret  de  ce 
corps  de  boue ,  tombe  entre  les  mains  de  Dieu ,  et  se 
trouve  seule  aux  pieds  du  tribunal  redoutable. 

Mes  frères,  ainsi  meurent  ceux  qui  ont  oublié 
Dieu  pendant  leur  vie  ;  ainsi  mourrez-vous  vous- 
mêmes,  si  vos  crimes  vous  accompagnent  jusqu'à 
ce  dernier  moment.  Tout  changera  à  vos  yeux,  et 
vous  ne  changerez  pas  vous-mêmes.  Vous  mourrez, 
et  vous  mourrez  pécheurs ,  comme  vous  avez  vécu , 
et  votre  mort  sera  semblable  à  votre  vie.  Prévenez 
ce  malheur:  vivez  de  la  vie  des  justes,  et  votre  mor(;, 
semblable  à  la  leur,  ne  sera  accompagnée  que  de 
joie ,  de  douceur,  et  de  consolation  :  c'est  ce  que  nous 
allons  voir  dans  la  suite  de  ce  discours. 

SECONDE  PARTIE. 

'i 

Je  sais  que  la  mort  a  toujours  quelque  chose  de 
terrible  pour  les  ames  même  les  plus  jusies.  Les  ju- 
gements de  Dieu ,  dont  elles  craignent  toujours  les 
secrets  impénétrables;  les  ténèbres  de  leur  propre 


ET  LA  MORT  DU  JUSTE.  22g 

conscience ,  où  elles  se  figurent  toujours  des  souil- 
lures cachées  et  connues  de  Dieu  seul  ;  la  vivacité  de 
leur  foi  et  de  leur  amour ,  qui  grossit  toujours  à  leurs 
yeux  leurs  fautes  les  plus  légères  ;  enfin ,  la  dissolution 
toute  seule  du  corps  terrestre,  et  Fhorreur  naturelle 
du  tombeau,  tout  cela  laisse  toujours  à  la  mort  je 
ne  sais  quoi  d'affreux  pour  la  nature,  qui  fait  que  les 
plus  justes  même ,  comme  dit  saint  Paul ,  voudroient , 
à  la  vérité,  être  revêtus  de  l'immortalité  qui  leur  est 
promise,  mais  sans  être  dépouillés  de  la  mortalité 
qui  les  environne. 

Il  n'est  pas  moins  vrai  cependant  que  la  grâce 
surmonte  en  eux  cette  horreur  de  la  mort  qui  leur 
vient  de  la  nature;  et  que  dans  ce  moment,  soit 
qu'ils  rappellent  le  passé,  dit  saint  Bernard,  soit 
qu'ils  considèrent  ce  qui  se  passe  à  leurs  yeux,  soit 
qu'ils  se  tournent  du  côté  de  l'avenir,  ils  trouvent 
dans  le  souvenir  du  passé  la  fin  ds  leurs  peines, 
requies  de  labore;  dans  tout  ce  qui  se  passe  à  leui'S 
yeux ,  une  nouveauté  qui  les  remplit  d'une  joie  sainte , 
gaudium  de  novitate  ;  dans  la  pensée  de  l'avenir,  l'as- 
surance de  l'éternité  qui  les  transporte ,  securitas  de 
œternitate  :  de  sorte  que  les  mêmes  situations  qui 
forment  le  désespoir  du  pécheur  mourant,  devien- 
nent alors  une  source  abondante  de  consolations 
pour  l'ame  fidèle. 

Je  dis,  soit  qu'ils  rappellent  le  passé.  Et  ici,  mes 
frères,  représentez-vous  au  lit  de  la  mort  une  ame 
fidèle,  qui  depuis  long-temps  se  préparoit  à  ce  der- 
nier moment,  amassoit  par  la  pratique  désœuvrés 


23o         LA  MORT  DU  PÉCHEUR, 

chrétiennes  un  trésor  de  justice  pour  ne  pas  aller 
paroître  vide  devant  son  juge,  et  vivoit  de  la  foi, 
pour  mourir  dans  la  paix  et  dans  la  consolation  de 
Tespérance  :  représentez-vous  cette  ame  arrivée  enfin 
à  cette  dernière  heure,  qu'elle  n  avoit  jamais  perdue 
de  vue,  et  à  laquelle  elle  avoit  toujours  rapporté 
toutes  les  peines ,  toutes  les  privations ,  toutes  les  vio- 
lences,  tous  les  événements  de  sa  vie  mortelle.  Je 
dis  que  rien  n'est  plus  consolant  pour  elle  que  le 
souvenir  du  passé  ,  de  ses  souffrances ,  de  ses  macé- 
rations ,  de  ses  renoncements ,  de  toutes  les  situations 
qu'elle  a  éprouvées  :  requies  de  labore. 

Oui,  mes  frères,  il  vous  paroît  affreux  maintenant 
de  souffrir  pour  Dieu.  Les  plus  légères  violences  que 
la  religion  exige ,  vous  paroissent  accablantes  :  un 
jeûne  seul  vous  abat  et  \uc.s  rebute;  la  seule  ap- 
proche des  jours  de  pénitence  vous  jette  dans  l'ennui 
et  dans  la  tristesse  ;  vous  regardez  comme  malheu- 
reux ceux  qui  portent  le  joug  de  Jésus-Christ,  et  qui 
renoncent  au  monde  et  à  tous  ses  plaisirs  pour  lui 
plaire.  Mais  au  lit  de  mort,  la  pensée  la  plus  con- 
solante pour  une  ame  fidèle,  c'est  le  souvenir  des 
violences  qu'elle  s'est  faites  pour  son  Dieu.  Elle  com- 
prend alors  tout  le  mérite  de  la  pénitence,  et  com- 
bien les  hommes  sont  insensés  de  disputer  à  Dieu 
un  instant  de  contrainte ,  qui  doit  être  payé  d'une 
félicité  sans  fin  et  sans  mesure.  Car  ce  qui  la  console, 
c'est  qu'elle  n'a  sacrifié  que  des  plaisirs  d'un  instant, 
et  dont  il  ne  lui  resteroit  alors  que  la  confusion  et  la 
honte;  c  est  que  tout  ce  qu'elle  auroit  souffert  pour 


ET  LA  MORT  DU  JUSTE.  281 

le  monde  seroit  perdu  pour  elle  dans  ce  dernier  mo- 
ment :  au  lieu  que  tout  ce  qu  elle  a  souffert  pour 
Dieu,  une  larme ,  une  violence ,  un  goût  mortifié,  une 
vivacité  réprimée,  une  vaine  satisfaction  sacrifiée, 
tout  cela  ne  sera  jamais  oublié,  et  durera  autant 
que  Dieu  même.  Ce  qui  la  console,  c'est  que  de 
toutes  les  joies  et  les  voluptés  humaines,  hélas!  il 
n'en  reste  pas  plus ,  au  lit  de  la  mort ,  au  pécheur 
qui  les  a  toujours  goûtées,  qu'au  juste  qui  s'en  est 
toujours  abstenu;  que  les  plaisirs  sont  également 
passés  pour  tous  les  deux;  mais  que  l'un  portera 
éternellement  le  crime  de  s'y  être  livré,  et  l'autre 
la  gloire  d'avoir  su  les  vaincre. 

Voilà  ce  qu'offre  le  passé  à  l  ame  fidèle  au  lit  de 
la  mort  :  des  violences ,  des  afflictions  qui  ont  peu 
duré,  et  qui  vont  être  éternellement  consolées;  le 
temps  des  dangers  et  des  tentations  passé  ;  les  at- 
taques que  le  monde  livroit  à  sa  foi  enfin  termi- 
nées; les  périls  où  son  innocence  avoit  couru  tant 
de  risques  enfin  disparus;  les  occasions  où  sa  vertu 
avoit  été  si  près  du  naufrage,  enfin  pour  toujours 
éloignées  ;  les  combats  éternels  qu'elle  avoit  eus 
à  soutenir  du  côté  de  ses  passions  finis  enfin  ;  les 
obstacles  que  la  chair  et  le  sang  avoient  toujours 
mis  à  sa  piété ,  enfin  anéantis  :  requies  de  lahore.  Quand 
on  est  arrivé  au  port,  qu'il  est  doux  de  rappeler  le 
souvenir  des  orages  et  de  la  tempête!  Quand  on  est 
sorti  vainqueur  de  la  course,  qu'on  aime  à  retourner 
en  esprit  sur  ses  pas  et  à  revoir  les  endroits  de  la 
carrière  les  plus  marqués  par  les  travaux,  les  obsta- 


232         LA  MORT  DU  PÉCHEUR, 

des ,  les  difficultés  qui  les  ont  rendus  célèbres  !  re- 
ouies  de  labore.  Il  me  semble  que  le  juste  est  alors 
comme  un  autre  Moïse  mourant  sur  la  montagne 
sainte ,  où  le  Seigneur  lui  avoit  marqué  son  tom- 
beau :  ascende  in  montem  et  mor^ere^  \  lequel,  avant 
d'expirer,  tournant  la  téte  du  haut  de  ce  lieu  sacré, 
et  jetant  les  yeux  sur  cette  étendue  de  terres,  de 
peuples,  de  royaumes,  qu'ail  vient  de  parcourir  et 
qu'il  laisse  derrière  lui ,  y  retrouve  les  périls  innom- 
brables auxquels  il  est  échappé  ;  les  combats  de  tant 
de  nations  vaincues;  les  fatigues  du  désert;  les  em- 
bûches de  Madian  ;  les  murmures  et  les  calomnies 
de  ses  frères;  les  rochers  brisés  ;  les  difficultés  des 
chemins  surmontées  ;  les  dangers  de  l'Égypte  évités  ; 
les  eaux  de  la  mer  Rouge  franchies;  la  faim,  la  soif, 
la  lassitude  combattues;  et  touchant  enfin  au  terme 
lieureux  de  tant  de  travaux,  et  saluant  enfin  de  loin 
cette  patrie  promise  à  ses  pères ,  il  chante  un  can- 
tique d'actions  de  grâce,  meurt  transporté,  et  par 
le  souvenir  de  tant  de  dangers  évités ,  et  par  la  vue 
du  lieu  du  repos  que  le  Seigneur  lui  montre  de  loin; 
et  regarde  la  montagne  sainte  où  il  va  expirer ,  comme 
la  récompense  de  ses  travaux ,  et  le  terme  heureux 
de  sa  course  :  recjuies  de  labore.. 

Ce  n'est  pas  que  le  souvenir  du  passé,  en  rappe- 
lant au  juste  mourant  les  combats  et  les  périls  de  sa 
vie  passée,  ne  lui  rappelle  aussi  ses  infidélités  et  ses 
chutes  :  mais  ce  sont  des  chutes  expiées  par  les  gé- 
missements de  la  pénitence;  des  chutes  heureuses 

'  Deut.  c.  32 ,  V.  49 


ET  LA  MORT  DU  JUSTE.  233 

par  le  renouvellement  de  ferveur  et  de  fidélité  dont 
elles  ont  été  toujours  suivies;  des  chutes  qui  lui  rap- 
pellent les  miséricordes  de  Dieu  sur  son  ame,  lequel 
a  fait  servir  ses  crimes  à  sa  pénitence ,  ses  passions  à 
sa  conversion ,  et  ses  chutes  à  son  salut.  Ah  !  la  dou- 
leur de  ses  fautes,  dans  ce  dernier  moment,  n  est 
plus  pour  elle  qu'une  douleur  de  consolation  et  de 
tendresse:  les  larmes  que  ce  souvenir  lui  arrache 
encore,  ne  sont  plus  que  des  larmes  de  joie  et  de 
reconnoissance.  Les  anciennes  miséricordes  de  Dieu 
sur  elle  la  remplissent  de  confiance,  et  lui  en  font 
espérer  de  nouvelles;  toute  la  conduite  passée  de 
Dieu  à  son  égard  la  rassure ,  et  semble  lui  répondre  de 
l'avenir.  Elle  ne  se  le  représente  plus  alors ,  comme 
dans  les  jours  de  son  deuil  et  de  sa  pénitence ,  sous 
l'idée  d'un  juge  terrible,  qu'elle  avoit  outragé,  et 
qu'il  falloit  apaiser;  mais  comme  un  père  de  misé- 
ricorde, et  un  Dieu  de  toute  consolation,  qui  va  la 
recevoir  dans  son  sein ,  et  l'y  délasser  de  toutes  ses 
peines. 

Levez-vous ,  ame  fidèle ,  lui  dit  alors  en  secret  son 
Seigneur  et  son  Dieu  :  elevare ,  consurge ,  Jérusalem  ^ . 
Vous  qui  avez  bu  toute  l'amertume  de  mon  calice, 
oubliez  enfin  vos  larmes  et  vos  peines  passées  :  (j/uœ 
hibisti  calicem  usqueadfundum  2.  Le  temps  des  pleurs 
et  des  souffrances  est  enfin  passé  pour  vous  :  non  ad- 
jicies  ut  hioas  îllum  ultrar' .  Dépouillez-vous  donc, 
fille  de  Jérusalem,  de  ce  vêtement  de  deuil  et  de  tris- 
tesse dont  vous  avez  été  jusqu'ici  environnée;  laissez 

*  Is.  c.  5i ,  V.  17.  —  '  Ibid.  —  ^  Ibid.  c.  5i ,  v.  22. 


234  LA  MORT  DU  PÉCHEUR, 
là  les  tristes  dépouilles  de  votre  mortalité,  revétez- 
\  ous  de  vos  habits  de  gloire  et  de  magnificence  ;  en- 
trez dans  la  joie  de  votre  Seigneur ,  cité  sainte ,  dans 
laquelle  j  ai  pour  toujours  choisi  ma  demeure:  in- 
duere  vestimentis gloriœ  tuœ ,  Jérusalem ,  civitas  sancti ' . 
Brisez  enfin  les  liens  de  votre  captivité;  sortez  du 
milieu  de  Babylone,  où  vous  gémissiez  depuis  si 
long-temps  des  rigueurs  et  de  la  durée  de  votre  exil  : 
solve  vincula  colli  tui,  captiva  filia  Sion^.  Les  incir- 
concis n  habiteront  plus  au  milieu  de  vous  ;  les  scan- 
dales des  pécheurs  n'affligeront  plus  votre  foi  :  il  est 
temps  enfin  que  je  reprenne  ce  qui  m'appartient; 
que  je  rentre  dans  mon  héritage;  que  je  vous  retire 
du  milieu  d'un  monde  auquel  vous  n'apparteniez 
pas ,  et  qui  n'étoit  pas  digne  de  vous;  et  que  je  vous 
réunisse  à  l'Église  du  ciel  dont  vous  étiez  une  por- 
tion pure  et  immortelle  :  non  adjiciet  ultra  ut  per- 
transeat per  te  incircumcisus  et  ùnmundus^. 

Première  consolation  de  l'ame  juste  au  lit  de  la 
mort,  le  souvenir  du  passé  :  requies  de  lahore.  Mais 
tout  ce  qui  se  passe  à  ses  yeux;  le  monde,  qui  s'en- 
fuit; toutes  les  créatures,  qui  disparoissent;  tout  ce 
fantôme  de  vanité,  qui  s'évanouit;  ce  changement, 
cette  nouveauté  est  encore  pour  elle  une  source  de 
mille  nouvelles  consolations  :  gaudium  de  novitate. 

En  effet,  nous  venons  de  voir  que  ce  qui  fait  le 
désespoir  du  pécheur  mourant,  lorsqu'il  considère 
tout  ce  qui  se  passe  à  ses  yeux ,  sont  ses  surprises , 
ses  séparations,  ses  changements  ;  et  voilà  précisé- 

'  Is.  c.  52 ,  V.  I .  —  ^  Ibid.  c.  52  ,  V.  2.  —  '  Ibid.  c.  52 ,  v.  i. 


ET  LA  MORT  DU  JUSTE.  235 

ment  toute  la  consolation  de  Tame  fidèle  dans  ce 
dernier  moment.  Rien  ne  la  surprend  ;  elle  ne  se  sé- 
pare de  rien;  rien  ne  change  à  ses  yeux. 

Rien  ne  la  surprend.  Ah!  le  jour  du  Seigneur  ne 
la  surprend  point  :  elle  Fattendoit;  elle  le  desiroit. 
La  pensée  de  cette  dernière  heure  entroit  dans  toutes 
ses  actions,  étoit  de  tous  ses  projets,  régloit  tous  ses 
désirs,  animoit  toute  la  conduite  de  sa  vie.  Chaque 
heure,  chaque  moment  lui  avoit  paru  celui  où  le  juste 
juge  alloit  lui  demander  ce  compte  terrible  où  les 
justices  elles-mêmes  seront  jugées.  C'est  ainsi  qu'elle 
avoit  vécu ,  préparant  sans  cesse  son  ame  à  cette  der- 
nière heure:  c'est  ainsi  qu'elle  meurt  tranquille,  con- 
solée, sans  surprise,  sans  frayeur,  dans  la  paix  de 
son  Seigneur;  ne  voyant  pas  alors  la  mort  de  plus 
près  qu'elle  Favoit  toujours  vue;  ne  mourant  pas 
plus  alors  à  elle-même  qu'elle  y  mouroit  chaque 
jour;  et  ne  trouvant  rien  de  différent  entre  le  jour 
de  sa  mort,  et  les  jours  ordinaires  de  sa  vie  mor- 
telle. 

D'ailleurs,  ce  qui  fait  la  surprise  et  le  désespoir 
du  pécheur  au  lit  de  la  mort ,  c'est  de  voir  que  le 
monde,  en  qui  il  avoit  mis  toute  sa  confiance,  n'est 
rien,  n'est  qu'un  songe  qui  s'évanouit  et  qui  lui 
échappe.  Mais  lame  fidèle  en  ce  dernier  moment, 
ah!  elle  voit  le  monde  des  mêmes  yeux  qu'elle  Favoit 
toujours  vu;  comme  une  figure  qui  passe,  comme 
une  fumée  qui  ne  trompe  que  de  loin ,  et  qui  de  près 
n'a  rien  de  réel  et  de  solide.  Elle  sent  alors  une  joie 
sainte,  d'avoir  toujours  jugé  du  monde  comme  il  en 


236         LA  MORT  DU  PÉCHEUR, 

falloit  juger;  de  n'avoir  pas  pris  le  change;  de  ne 
s'être  pas  attachée  à  ce  qui  devoit  lui  échapper  en  un 
instant;  et  de  n'avoir  mis  sa  confiance  qu'en  Dieu 
seul,  qui  demeure  toujours  pour  récompenser  éter- 
nellement ceux  qui  espèrent  en  lui.  Qu'il  est  doux 
alors  pour  une  ame  fidèle ,  de  pouvoir  se  dire  à  elle- 
même  :  J'ai  choisi  le  meilleur  parti  ;  j'avois  bien  rai- 
son de  ne  m'attacher  qu'à  Dieu  seul ,  puisqu'il  ne 
devoit  me  rester  que  lui  seul  !  On  regardoit  mon 
choix  comme  une  folie,  le  monde  s'en  moquoit,  et 
on  trouvoit  bizarre  et  singulier  de  ne  pas  se  confor- 
mer à  lui  ;  mais  enfin  ce  dernier  moment  répond  à 
tout.  C'est  la  mort  qui  décide  de  quel  côté  sont  les 
sages  ou  les  insensés ,  et  lequel  des  deux  avoit  rai- 
son, ou  le  mondain,  ou  le  fidèle. 

Ainsi  voit  le  monde  et  toute  sa  gloire ,  une  ame 
juste  au  lit  de  la  mort.  Aussi,  lorsque  les  ministres 
de  l'Église  viennent  l'entretenir  de  discours  de  Dieu, 
et  du  néant  de  toutes  les  choses  humaines  ,  ces  vé- 
rité3  saintes ,  si  nouvelles  pour  le  pécheur  en  ce  der- 
nier moment,  sont  pour  elle  des  objets  familiers, 
des  lumières  accoutumées  qu'elle  n'avoit  jamais 
perdues  de  vue.  Ces  vérités  consolantes  font  alors 
sa  plus  douce  occupation  :  elle  les  médite  ;  elle  les 
goûte;  elle  les  tire  du  fond  de  son  cœur  où  elles 
avoient  toujours  été ,  pour  se  les  remettre  devant  les 
yeux.  Ce  n'est  pas  un  langage  nouveau  et  étranger 
que  les  ministres  de  Jésus-Christ  lui  parlent  :  c'est  le 
langage  de  son  cœur;  ce  sont  les  sentiments  de  toute 
sa  vie.  Rien  ne  la  console  alors  comme  d'entendre 


ET  LA  MORT  DU  JUSTE.  287 

parler  du  Dieu  quelle  a  toujours  aimé;  des  biens 
éternels  qu'elle  a  toujours  désirés  \  du  bonheur  d'une 
autre  vie  après  laquelle  elle  a  toujours  soupiré;  du 
néant  du  monde  qu  elle  a  toujours  méprisé.  Tout 
autre  langage  lui  devient  insupportable.  Elle  ne  peut 
plus  entendre  raconter  que  les  miséricordes  du  Dieu 
de  ses  pères ,  et  regrette  les  moments  qu'il  faut  alors 
donner  à  régler  une  maison  terrestre,  et  à  disposer 
de  la  succession  de  ses  ancêtres.  Grand  Dieu!  que 
de  lumière  !  que  de  paix  !  que  de  transports  heureux  ! 
que  de  saints  mouvements  d'amour,  de  joie,  de  con- 
fiance, d'actions  de  grâce  se  passent  alors  dans  cette 
ame  fidèle  !  Sa  foi  se  renouvelle  ;  son  amour  s'en- 
flamme ;  sa  ferveur  s'excite  ;  sa  componction  se 
réveille.  Plus  la  dissolution  de  l'homme  terrestre 
approche,  plus  l'homme  nouveau  s'achève  et  s'ac" 
complit.  Plus  3a  maison  de  boue  s'écroule ,  plus  son 
ame  s'élève  et  se  purifie.  Plus  le  corps  se  détruit, 
plus  l'esprit  se  dégage  et  se  renouvelle  :  semblable 
à  une  flamme  pure  qui  s'élève  et  paroît  plus  écla- 
tante, à  mesure  qu'elle  se  dégage  d'un  reste  de  ma- 
tière qui  la  retenoit,  et  que  le  corps  où  elle  étoit  at- 
tachée se  consume  et  se  dissipe. 

Ah!  les  discours  de  Dieu  fatiguent  alors  le  pé- 
cheur au  lit  de  la  mort  ;  ils  aigrissent  ses  maux ,  sa 
tête  en  souffre,  son  repos  en  est  altéré.  Il  faut  mé- 
nager sa  foiblesse  en  ne  coulant  que  quelques  mots 
à  propos  ;  prendre  des  précautions ,  de  peur  que  la 
longueur  n'importune;  choisir  ses  moments  pour  lui 
parler  du  Dieu  qui  va  le  juger,  et  qu'il  n'a  jamais 


238         LA  MORT  DU  PÉCHEUR, 

connu.  Il:  faut  de  saints  artifices  de  charité,  et  le 
tromper  presque,  pour  le  faire  souvenir  de  son  salut. 
IjCs  ministres  même  de  FÉglise  n  approchent  que  ra- 
rement, parcequon  sent  bien  qu'ils  sont  à  charge: 
on  les  écarte  comme  des  prophètes  tristes  et  dés- 
agréables; on  détourne  les  discours  de  salut,  comme 
des  nouvelles  de  mort  et  des  discours  lugubres  qui 
fatiguent;  on  ne  cherche  qu  à  égayer  ses  maux  par 
le  récit  des  affaires  et  des  vanités  du  siècle,  qui  Ta- 
voient  occupé  durant  sa  vie.  Grand  Dieu!  et  vous 
permettez  que  cet  infortuné  porte  jusqu'à  la  mort 
le  dégoût  de  la  vérité;  que  les  images  du  monde 
l'occupent  encore  en  ce  dernier  moment ,  et  qu'on 
craigne  de  lui  parler  du  Dieu  qu'il  a  toujours  craint 
de  servir  et  de  connoître. 

Mais  ne  perdons  pas  de  vue  l'ame  fidèle  :  non 
seulement  elle  ne  voit  rien  au  lit  de  la  mort  qui  la 
surprenne,  mais  elle  ne  se  sépare  de  rien  qui  lui 
coûte  et  qu'elle  regrette.  Car,  mes  frères ,  de  quoi  la 
mort  pourroit-elle  la  séparer ,  qui  lui  coûtât  encore 
des  regrets  et  des  larmes?  Du  monde?  hélas!  d'un 
monde  où  elle  avoit  toujours  vécu  comme  étrangère  ; 
où  elle  n'avoit  jamais  trouvé  que  des  scandales  qui 
affligeoient  sa  foi,  des  écueils  qui  faisoient  trembler 
son  innocence,  des  bienséances  qui  la  gênoient,  des 
assujettissements  qui  la  partageoient  encore  malgré 
elle-même  entre  le  ciel  et  la  terre  :  on  ne  regrette 
guère  ce  qu'on  n'a  jamais  aimé.  De  ses  biens  et  de 
ses  richesses?  hélas!  son  trésor  étoit  dans  le  ciel; 
ses  biens  avoient  été  les  biens  des  pauvres  :  elle  ne  les 


ET  LA  MORT  DU  JUSTE.  289 

perd  pas  ;  elle  va  seulement  les  retrouver  immortels 
dans  le  sein  de  Dieu  même.  De  ses  titres  et  de  ses 
dignités?  hélas  !  c'est  un  joug  qu  elle  secoue  ;  le  seul 
titre  qui  lui  fut  cher  étoit  celui  qu  elle  avoit  reçu  sur 
les  fonts  sacrés ,  qu'elle  doit  porter  devant  Dieu ,  et 
qui  lui  donne  droit  aux  promesses  éternelles.  De 
ses  proches  et  de  ses  amis?  hélas!  elle  sait  qu'elle 
ne  les  devance  que  d'un  moment  ;  que  la  mort  ne 
sépare  pas  ceux  que  la  charité  avoit  unis  sur  la  terre  ; 
et  que ,  réunis  bientôt  dans  le  sein  de  Dieu ,  ils  for- 
meront avec  elle  la  même  Église  et  le  même  peuple, 
et  jouiront  des  douceurs  d'une  société  immortelle. 
De  ses  enfants  ?  elle  leur  laisse  le  Seigneur  pour 
père ,  ses  exemples  et  ses  instructions  pour  héritage , 
ses  vœux  et  ses  bénédictions  pour  dernière  consola- 
tion ;  et  comme  David,  elle  meurt  en  demandant 
pour  son  fils  Salomon ,  non  pas  des  prospérités  tem- 
porelles, mais  un  cœur  parfait,  l'amour  delà  loi, 
et  la  crainte  du  Dieu  de  ses  pères  :  Salomoni  cjuoque 
filio  meo  da  cor  perfectwn\  De  son  corps?  hélas!  de 
son  corps  qu'elle  avoit  toujours  châtié,  crucifié; 
qu'elle  regardoit  comme  son  ennemi  ;  qui  la  faisoit 
encore  dépendre  des  sens  et  delà  chair  ;  qui  l'acca- 
bloit  sous  le  poids  de  tant  de  nécessités  humiliantes  ; 
de  cette  maison  de  boue  qui  la  retenoit  captive ,  qui 
prolongeoit  les  jours  de  son  exil  et  de  sa  servitude , 
et  l'empêchoit  de  s'aller  réunir  à  Jésus-Christ  :  ah  ! 
elle  souhaite ,  comme  Paul ,  sa  dissolution.  C'est  un 
vêtement  étranger  dont  on  la  débarrasse  ;  c'est  un 

'  Paiîal.  29,  V.  19. 


I 


24o         LA  MORT  DU  PÉCHEUR, 

mur  de  séparation  d'avec  son  Dieu,  quon  détruit, 
qui  la  laisse  libre  et  en  état  de  prendre  son  essor,  et 
de  voler  vers  les  montagnes  éternelles.  Ainsi,  la 
mort  ne  la  sépare  de  rien ,  parceque  la  foi  Favoit 
déjà  séparée  de  tout. 

Je  n  ajoute  pas  que  les  changements  qui  se  font 
au  lit  de  la  mort ,  si  désespérants  pour  le  pécheur, 
ne  changent  rien  dans  Tame  fidèle.  Sa  raison  s'éteint, 
il  est  vrai  ;  mais  depuis  long-temps  elle  Favoit  capti- 
vée sous  le  joug  de  la  foi,  et  éteint  ses  vaines  lumières 
devant  la  lumière  de  Dieu  et  la  profondeur  de  ses 
mystères.  Ses  yeux  mourants  s'obscurcissent,  et  se 
ferment  à  toutes  les  choses  visibles  ;  mais  depuis  long- 
temps elle  ne  voyoit  plus  que  les  invisibles.  Sa  langue 
immobile  se  lie  et  s'épaissit;  mais  depuis  long-temps 
elle  y  avoit  mis  une  ^arde  de  circonspection ,  et  mé- 
ditoit  dans  le  silence  les  miséricordes  du  Dieu  de  ses 
pères.  Tous  ses  sens  s'émoussent  et  perdent  leur 
usage  naturel  ;  mais  depuis  long-temps  elle  se  Fétoit 
interdit  à  elle-même;  et,  dans  un  sens  bien  différent 
des  vaines  idoles,  elle  avoit  des  yeux,  et  ne  voyoit 
pas  ;  des  oreilles,  et  n'entendoit  pas  ;  un  odorat,  et  ne 
s'en  servoit  pas  ;  un  goût,  et  ne  goûtoit  plus  que  les 
choses  du  ciel.  Enfin,  les  traits  d'une  vaine  beauté 
s'effacent;  mais  depuis  long-temps  toute  sa  beauté 
étoit  au-dedans ,  et  elle  n'étoit  occupée  qu'à  embellir 
son  ame  des  dons  de  la  grâce  et  de  la  justice. 

Rien  ne  change  donc  pour  cette  ame  au  lit  de  la 
mort.  Son  corps  se  détruit  ;  toutes  les  créatures  s'é- 
vanouissent; la  lumière  se  retire;  toute  la  nature  re- 


ET  LA  MORT  DU  JUSTE.  241 

tombe  dans  le  néant;  et  au  milieu  de  tous  ces  change- 
ments elle  seule  ne  change  pas;  elle  seule  est  toujours 
la  même.  Que  la  foi,  mes  frères ,  rend  le  fidèle  grand 
au  lit  de  la  mort!  Que  le  spectacle  de  lame  juste  en 
ce  dernier  moment  est  digne  de  Dieu,  des  anges,  et 
des  hommes  !  C'est  alors  que  le  fidèle  paroît  maître 
du  monde  et  de  toutes  les  créatures  :  c'est  alors  que 
cette  ame,  participant  déjà  à  la  grandeur  et  à  Tim- 
mutabilité  du  Dieu  auquel  elle  va  se  réunir,  est  éle- 
vée au-dessus  de  tout:  dans  le  monde,  sans  y  pren- 
dre part;  dans  un  corps  mortel ,  sans  y  être  attachée  ; 
au  milieu  de  ses  proches  et  de  ses  amis,  sans  les  voir 
et  sans  les  connoître;  parmi  les  larmes  et  les  gémis- 
sements des  siens,  sans  les  entendre;  au  milieu  des 
embarras  et  des  mouvements  que  sa  mort  fait  naître 
à  ses  yeux,  sans  rien  perdre  de  sa  tranquillité:  elle 
est  libre  ijarnd  les  morts^  !  elle  est  déjà  immobile  dans 
le  sein  de  Dieu  ,  au  milieu  de  la  destruction  de  toutes 
choses.  Qu  il  est  grand ,  encore  une  fois ,  d'avoir  vécu 
dans  Fobservance  de  la  loi  du  Seigneur,  et  de  mourir 
dans  sa  crainte!  Que  Félévation  de  la  foi  se  fait  bien 
sentir  en  ce  dernier  moment  de  Famé  fidèle!  C'est 
le  moment  de  sa  gloire  et  de  ses  triomphes;  c'est  le 
point  auquel  se  réunit  tout  l'éclat  de  sa  vie  et  de  ses 
vertus.  Qu'il  est  beau  de  voir  alors  le  juste  marcher 
d'un  pas  tranquille  et  majestueux  vers  l'éternité!  et 
que  ce  prophète  infidèle  avoit  bien  raison  autrefois, 
en  voyant  Israël  entrer  dans  la  terre  de  promesse , 
le  triomphe  de  sa  marche,  et  la  confiance  de  ses  can- 
'  Ps.  87,  V.  6. 

16 


242         LA  MORT  DU  PÉCHEUR, 

tiques ,  de  s'écrier  :  «  Que  mon  ame  meure  de  la  mort 
«  des  justes,  et  que  ma  mort  leur  soit  semblable  '  !  » 

Et  voilà,  mes  frères,  ce  qui  achève  en  dernier  lieu 
de  remplir  Famé  fidèle ,  au  lit  de  la  mort,  de  joie  et 
de  consolation  :  la  pensée  de  Favenir,  securitas  de 
œternitate.  Le  pécheur  durant  la  santé  voit  Favenir 
d'un  œil  tranquille;  mais,  dans  ce  dernier  moment, 
le  voyant  de  plus  près ,  sa  tranquillité  se  change  en 
saisissement,  et  en  terreur.  L'ame  juste,  au  contraire, 
durant  les  jours  de  sa  vie  mortelle,  n'osoit  regarder 
d'un  œil  fixe  la  profondeur  des  jugements  de  Dieu; 
elle  opéroit  son  salut  avec  crainte  et  tremblement; 
elle  frémissoit  à  la  seule  pensée  de  cet  avenir  terri- 
ble, où  les  justes  même  seront  à  peine  sauvés,  s'ils 
sont  jugés  sans  miséricorde  :  mais  au  lit  de  la  mort, 
ah!  le  Dieu  de  paix,  qui  se  montre  à  elle,  calme  ses 
agitations:  ses  frayeurs  cessent  tout  d'un  coup,  et 
se  changent  en  une  douce  espérance.  Elle  perce  déjà 
.avec  des  yeux  mourants  le  nuage  de  la  mortalité 
qui  Fenvironne  encore,  et  voit,  comme  Étienne,  le 
sein  de  la  gloire,  et  le  Fils  de  Fhomme  à  la  droite 
de  son  père  tout  prêt  à  la  recevoir  ;  cette  patrie  im- 
mortelle ,  après  laquelle  elle  avoit  tant  soupiré ,  et  où 
elle  avoit  toujours  habité  en  esprit;  cette  sainte  Sion, 
que  le  Dieu  de  ses  pères  remplit  de  sa  gloire  et  de 
sa  présence,  où  il  enivre  ses  élus  d'un  torrent  de  dé- 
lices, et  leur  fait  goûter  tous  les  jours  les  biens  in- 
compréhensibles qu'il  a  préparés  à  ceux  qui  l'ai- 
ment; cette  cité  du  peuple  de  Dieu,  le  séjour  des 

'    NOMU.  23,   V.  lO. 


ET  LA  MORT  DU  JUSTE.  243 

saints,  la  demeure  des  justes  et  des  prophètes,  où 
elle  retrouvera  ses  frères  que  la  charité  lui  avoit  unis 
sur  la  terre,  et  avec  lesquels  elle  bénira  éternelle- 
ment les  miséricordes  du  Seigneur ,  et  chantera  avec 
eux  les  louanges  de  sa  grâce. 

Ah!  aussi,  quand  les  ministres  de  TÉglise  vien- 
nent enfin  annoncer  à  cette  ame  que  son  heure  est 
venue,  et  que  Féternité  approche;  quand  ils  vien- 
nent lui  dire,  au  nom  de  FÉglise  qui  les  envoie: 
«  Partez,  ame  chrétienne;  "  Proficiscere^  anima  chris- 
tiana  :  sortez  enfin  de  cette  terre  où  vous  avez  été  si 
long-temps  étrangère  et  captive;  le  temps  des  épreu- 
ves et  des  tribulations  est  fini;  voici  enfin  le  juste 
Juge  qui  vient  briser  les  liens  de  votre  mortalité  : 
retournez  dans  le  sein  de  Dieu  d'où  vous  étiez  sor- 
tie; quittez  enfin  un  monde  qui  n'étoit  pas  digne  de 
vous  :  Proficiscere  ^  anima  christiana.  Le  Seigneur  s'est 
enfin  laissé  toucher  à  vos  larmes;  il  vient  enfin  vous 
ouvrir  la  voie  des  saints  et  les  portes  éternelles  : 
Partez,  ame  fidèle,  allez  vous  réunir  à  FÉglise  du 
ciel  qui  vous  attend;  souvenez-vous  seulement  de 
vos  frères  que  vous  laissez  sur  la  terre,  encore  ex- 
posés aux  tentations  et  aux  orages;  laissez-vous  tou- 
cher au  triste  état  de  FÉglise  d'ici  bas,  qui  vous  a 
engendrée  en  Jésus-Christ,  et  qui  vous  voit  partir 
avec  envie;  sollicitez  la  fin  de  sa  captivité,  et  sa  réu- 
nion entière  avec  son  Époux,  dont  elle  est  encore 
séparée  :  Proficiscere  ,  anima  christiana.  Ceux  qui  dor- 
ment dans  le  Seigneur  ne  périssent  pas  sans  res- 
source; nous  ne  vous  perdrons  sur  la  terre  que  pour 

16. 


244         LA  MORT  DU  PÉCHEUR, 

vous  retrouver  dans  peu  avec  Jésus-Christ  dans  le 
royaume  de  ses  saints  :  le  corps  que  vous  allez  lais- 
ser en  proie  aux  vers  et  à  la  pourriture,  vous  suivra 
bientôt  immortel  et  glorieux  ;  pas  un  cheveu  de  votre 
tête  ne  périra  ;  il  restera  dans  vos  cendres  une  se- 
mence d'immortalité  jusqu'au  jour  de  la  révélation  , 
où  vos  os  arides  se  ranimeront ,  et  paroîtront  plus 
brillants  que  la  lumière.  Quel  bonheur  pour  vous, 
d'être  enfin  quitte  de  toutes  les  misères  qui  nous  af- 
fligent encore  ;  de  n'être  plus  exposée  comme  vos 
frères  à  perdre  le  Dieu  que  vous  allez  posséder; 
de  fermer  enfin  les  yeux  à  tous  les  scandales  qui 
nous  contristent;  à  la  vanité  qui  nous  séduit,  aux 
exemples  qui  nous  entraînent,  aux  attachements  qui 
nous  partagent,  aux  agitations  qui  nous  dissipent! 
Quel  bonheur  de  sortir  enfin  d'un  lieu  où  tout  nous 
lasse  et  tout  nous  souille;  où  nous  nous  sommes  à 
charge  à  nous-mêmes,  où  nous  ne  vivons  que  pour 
nous  rendre  malheureux;  et  d'aller  dans  un  séjour 
de  paix,  de  joie,  de  sérénité,  où  l'on  n'a  plus  d'autre 
occupation  que  de  jouir  du  Dieu  que  l'on  aime!  Pro- 
jiciscere  ^  anima  christiana. 

Quelle  nouvelle  de  joie  et  d'immortalité  alors  pour 
cette  ame  juste!  Quel  ordre  heureux!  Avec  quelle 
paix,  quelle  confiance,  quelle  action  de  grâce  l'ac- 
cepte-t-elle  !  Elle  lève  au  ciel,  comme  le  vieillard 
Siniéon,  ses  yeux  mourants;  et  regardant  son  Sei- 
gneur qui  vient  à  elle:  Brisez,  ô  mon  Dieu,  quand 
il  vous  plaira,  lui  dit-elle  en  secret,  ces  restes  de 
mortalité,  ces  foibles  liens  qui  me  retiennent  en- 


ET  LA  MORT  DU  JUSTE.  245 

core;  j'attends  dans  la  paix  et  dans  Fespérance  l'ef- 
fet de  vos  promesses  éternelles.  Ainsi,  purifiée  par 
les  expiations  d'une  vie  sainte  et  chrétienne ,  forti- 
fiée par  les  derniers  remèdes  de  l'Église ,  lavée  dans 
le  sang  de  l'agneau,  soutenue  de  l'espérance  des 
promesses,  consolée  par  l'onction  secrète  de  l'esprit 
qui  habite  en  elle,  mûre  pour  l'éternité,  elle  ferme 
les  yeux  avec  une  sainte  joie  à  toutes  les  créatures, 
elle  s'endort  tranquillement  dans  le  Seigneur ,  et  s'en 
retourne  dans  le  sein  de  Dieu  d'où  elle  étoit  sortie. 

Mes  frères,  les  réflexions  sont  ici  inutiles.  Telle 
est  la  fin  de  ceux  qui  ont  vécu  dans  la  crainte  du 
Seigneur  :  leur  mort  est  précieuse  devant  Dieu  comme 
leur  vie.  Telle  est  la  fin  déplorable  de  ceux  qui  l'ont 
oublié  jusqu'à  cette  dernière  heure  :  la  mort  des  pé- 
cheurs est  abominable  aux  yeux  de  Dieu  comme 
leur  vie.  Si  vous  vivez  dans  le  péché,  vous  mourrez 
dans  les  horreurs  et  dans  les  regrets  inutiles  du  pé- 
cheur, et  votre  mort  sera  une  mort  éternelle.  Si  vous 
vivez  dans  la  justice,  vous  mourrez  dans  la  paix  et 
dans  la  confiance  du  juste,  et  votre  mort  ne  sera 
qu'un  passage  à  la  bienheureuse  immortalité.  Ainsi 
soit-il. 


SERMON 

POUR 

LE  VENDREDI  DE  LA  SECONDE  SEMAINE  DE  CARÊME. 

  — rT»"~^'T~— ^  

SUR  L'ENFANT  PRODIGUE. 

Peregre  profectus  est  in  regionem  longinquam  ^  et  ibi  dissipavit 
bubstantiam  suam  vivendo  luxuriose. 

Il  s'en  alla  dans  un  pays  étranger,  fort  éloigné,  où  il  dissipa 
tout  son  bien  en  excès  et  en  débauches. 

Luc.  c.  i5,  V.  i3. 


La  parabole  du  prodigue  pénitent  est  un  des  traits 
de  toute  TÉcriture  des  plus  consolants  pour  les  pé- 
cheurs; et,  comme  je  me  propose  aujourd'hui  de 
vous  en  exposer  toutes  les  circonstances ,  il  me  paroît 
nécessaire  de  vous  en  rapporter  d'abord  Foccasion. 

Un  grand  nombre  de  publicains  et  de  gens  de  mau- 
vaise vie ,  touchés  des  paroles  de  grâce  et  de  salut  qui 
sortoient  de  la  bouche  du  Sauveur,  avoient  renoncé 
à  leurs  dérèglements ,  et  paroissoient  à  sa  suite  par- 
mi ses  disciples.  Ce  médecin  céleste ,  qui  n'étoit  venu 
que  pour  ceux  qui  avoient  besoin  d'être  guéris ,  ho- 
noroit  leurs  maisons  de  ses  visites,  leurs  personnes 
de  sa  familiarité,  leurs  tables  même  de  sa  présence. 


SUR  L  ENFANT  PRODIGUE.  247 

Tant  de  bonté  ne  tarda  pas  de  scandaliser  Torgueil 
des  scribes  et  des  pharisiens  (  car  la  fausse  piété  est 
toujours  cruelle);  ils  trouvent  à  redire  à  Tétroite 
liaison  qu'a  Jésus-Christ  avec  des  pécheurs,  et  ne 
manquent  pas  de  chercher  dans  une  ressemblance 
de  mœurs  la  raison  de  cette  conduite  ;  ils  le  décrient 
dans  l'esprit  du  peuple  par  l'endroit  même  qui  au- 
roit  dû  lui  attirer  davantage  l'amour  et  le  respect,  et 
le  font  passer  lui-même  pour  un  pécheur,  et  pour  un 
homme  de  bonne  chère. 

A  des  reproches  que  l'envie  toute  seule  formoit,  à 
une  dureté  si  indigne  de  ceux  qui  se  disoient  les  pas- 
teurs du  troupeau,  et  dont  la  fonction  principale 
étoit  d'offrir  des  sacrifices  pour  les  pécheurs ,  Jésus- 
Christ  ne  répond  que  par  trois  paraboles  ,  qui  toutes , 
sous  des  images  différentes,  renferment  le  même 
sens ,  et  conduisent  à  la  même  vérité. 

Tantôt  il  se  représente  sous  l'image  d'un  pasteur 
qui  laisse  là  quatre-vingt-dix-neuf  brebis,  et  court 
après  une  seule  qui  s'est  égarée;  tantôt,  sous  la  fi- 
gure  d'une  femme  qui  semble  faire  peu  de  cas  des 
neuf  pièces  d'argent  qui  lui  restent,  et  cherche  la 
dixième  qu'elle  a  perdue,  avec  des  soins  et  des  in- 
quiétudes que  rien  ne  peut  égaler;  enfin ,  sous  le 
symbole  d'un  père  de  famille,  lequel,  ayant  comme 
perdu  le  plus  jeune  de  ses  fils  que  la  licence  et  les 
égarements  de  l'âge  avoient  fait  errer  long-temps 
dans  des  contrées  étrangères,  est  transporté  de  joie 
à  son  retour,  et  lui  donne  des  marques  de  tendresse 
qu'il  n'avoit  jamais  données  à  son  aîné ,  jusque-là 


248       SUR  L  ENFANT  PRODIGUE. 

demeuré  fidèle.  Le  but  de  toutes  ses  paraboles  est 
de  faire  comprendre  aux  pharisiens  que  la  conver- 
sion d'un  seul  pécheur  cause  plus  de  joie  dans  le 
ciel,  que  la  persévérance  d'un  très  grand  nombre 
de  justes;  et  que  les  mêmes  désordres  qui  avoient 
irrité  Dieu  contre  nous ,  excitent  sa  clémence  et  sa 
pitié,  dès  qu'il  en  voit  un  repentir  sincère  dans  nos 
cœurs. 

Or,  pour  nous  laisser  dans  cette  dernière  parabole 
une  idée  plus  vive  de  sa  bonté  envers  les  pécheurs , 
Jésus-Christ  nous  y  rapporte  en  détail  les  excès  et 
les  égarements  où  Fâge  et  les  passions  avoient  jeté 
Tenfant  prodigue.  Il  nous  le  dépeint  lié  des  chaînes 
d'un  vice  honteux,  et,  sur  tous  les  autres  vices,  il 
choisit  celui  qui  semble  mettre  de  plus  grands  ob- 
stacles à  sa  grâce,  et  laisser  à  Famé  criminelle  moins 
d'espérance  de  retour. 

Pour  entrer  donc  aujourd'hui  dans  les  intentions 
du  Sauveur,  et  animer  les  pécheurs  qui  m  écontent 
à  une  sincère  pénitence,  par  ces  images  vives  et 
consolantes  de  la  miséricorde  de  Dieu ,  je  vous  expo- 
serai dans  la  première  partie  de  cette  homélie  toutes 
les  circonstances  des  égarements  du  prodigue ,  et 
vous  y  verrez  jusqu'où  va  la  force  d'une  passion  hon- 
teuse dans  le  pécheur  qui  s'égare.  Dans  la  d.ernière, 
je  vous  ferai  remarquer  toutes  les  démarches  du 
père  de  famille  en  faveur  de  son  fiis  retrouvé,  et 
vous  y  admirerez  avec  consolation  jusqu'où  va  la 
bonté  de  Dieu  envers  un  pécheur  qui  revient. 

L'excès  de  la  passion  dans  les  égarements  de  l'en- 


SUR  L'ENFANT  PRODIGUE.  2^9 

font  prodigue.  L'excès  de  la  miséricorde  de  Dieu 
dans  les  démarches  du  père  de  famille. 

Purifiez  mes  lèvres,  ô  mon  Dieu  !  et  tandis  que  je 
raconterai  les  excès  d'un  pécheur  voluptueux,  four- 
nissez-moi des  expressions  qui  ne  blessent  pas  une 
vertu  dont  je  viens  aujourd'hui  inspirer  Famour  à 
ceux  qui  m  écontent  ;  car  le  monde  qui  ne  connoit 
plus  de  retenue  sur  ce  vice ,  en  exige  pourtant  beau- 
coup de  nous  dans  le  langage  qui  le  condamne.  Im- 
plorons, etc.  Ave  y  Maria. 

PREMIÈRE  PARTIE. 

Le  vice  dont  j'entreprends  aujourd'hui  d'exposer 
les  suites  funestes;  ce  vice  si  universellement  ré- 
pandu sur  la  terre,  et  qui  désole  avec  tant  de  fureur 
l'héritage  de  Jésus-Christ;  ce  vice,  dont  la  religion 
chrétienne  a  voit  purgé  l'univers,  et  qui  aujourd'hui 
a  prévalu  sur  la  religion  même,  est  marqué  à  cer- 
tains caractères  propres  que  je  retrouve  tous  dans 
l'histoire  des  égarements  de  l'enfant  prodigue. 

Premièrement,  il  n'est  point  de  vice  qui  éloigne 
plus  le  pécheur  de  Dieu;  secondement,  il  n'est  point 
de  vice  qui,  après  l'avoir  éloigné  de  Dieu,  lui  laisse 
moins  de  ressources  pour  revenir  à  lui  ;  troisième- 
ment, il  n'est  point  de  vice  qui  rende  le  pécheur  plus 
insupportable  à  lui-même  ;  enfin ,  il  n'en  est  point  qui 
le  rende  plus  méprisable  aux  yeux  même  des  autres 
hommes.  Remarquez,  je  vous  prie,  tous  ces  carac- 
tères dans  l'histoire  du  pécheur  de  notre  Évangile. 


25o       SUR  LENFANT  PRODIGUE. 

Le  premier  caractère  du  vice  dont  nous  parlons , 
est  de  mettre  comme  un  abyme  entre  Dieu  et  lame 
voluptueuse,  et  de  ne  laisser  presque  plus  au  pé- 
cheur d'espérance  de  retour.  Voilà  pourquoi  le  pro- 
digue de  notre  Évangile  s'en  alla  d  abord  en  un  pays 
fort  éloigné ,  et  qui  ne  laissoit  plus  rien  de  commun 
entre  lui  et  le  père  de  famille  :  Peregre  profectus  est 
in  j^egionem  longinquam.  En  effet,  il  semble  que  dans 
tous  les  autres  vices ,  le  pécheur  tient  encore  à  Dieu 
par  de  foibles  liens.  Il  est  des  vices  qui  respectent 
du  moins  la  sainteté  du  corps  et  n'en  fortifient  pas 
les  penchants  déréglés  :  il  en  est  d'autres  qui  ne  ré- 
pandent pas  sur  l'esprit  de  si  profondes  ténèbres ,  et 
qui  laissent  du  moins  faire  encore  quelque  usage  des 
lumières  de  la  raison  :  enfin ,  il  en  est  qui  n'occu- 
pent pas  le  cœur  à  un  tel  point ,  qu'ils  lui  ôtent  ab- 
solument le  goût  de  tout  ce  qui  pourroit  le  ramener 
à  Dieu.  Mais  la  passion  honteuse  dont  je  parle,  dés- 
honore le  corps,  éteint  la  raison,  rend  insipides 
toutes  les  choses  du  ciel,  et  élève  un  mur  de  sépara- 
tion entre  Dieu  et  le  pécheur ,  qui  semble  ôter  tout 
espoir  de  réunion  :  Peregre  profectus  est  in  regioneni 
longinguam. 

Et  premièrement,  elle  déshonore  le  corps  du  chré- 
tien ;  elle  profane  le  temple  de  Dieu  en  nous  ;  elle 
fait  servir  à  l'ignominie  les  membres  de  Jésus-Christ; 
elle  souille  une  chair  nourrie  de  son  corps  et  de  son 
sang,  consacrée  par  la  grâce  du  baptême  ;  une  chair 
qui  doit  recevoir  l'immortalité,  et  être  conforme  à 
la  ressemblance  glorieuse  de  Jésus-Christ  ressuscité  ; 


SUR  L  ENFANT  PRODIGUE.  201 
uae  chair  qui  reposera  dans  le  lieu  saint,  et  dont  les 
cendres  attendront  sous  Tautel  de  Tagneau  le  jour 
de  la  révélation,  mêlées  avec  les  cendres  des  vierges 
et  des  martyrs  ;  une  chair  plus  sainte  que  ces  tem- 
ples augustes ,  où  la  gloire  du  Seigneur  repose  ;  plus 
digne  d'être  possédée  avec  honneur  et  avec  respect, 
que  les  vases  même  du  sanctuaire ,  consacrés  par  les 
mystères  terribles  qu'ils  renferment.  Or,  quelle  bar- 
rière l'opprobre  de  ce  vice  ne  met-il  pas  au  retour 
de  Dieu  en  nous  ?  Un  Dieu  saint  devant  qui  les  es- 
prits célestes  même  sont  impurs ,  peut-il  assez  s'éloi- 
gner d'une  chair  couverte  de  honte  et  d'ignominie? 
(^uand  la  créature  ne  seroit  que  cendre  et  poussière , 
la  sainteté  de  Dieu  souffriroit  toujours  de  s'abaisser 
jusqu'à  elle  :  eh  !  que  peut  donc  se  promettre  le  pé- 
cheur qui  joint  à  son  néant  et  à  sa  bassesse,  les  in- 
dignités d'un  corps  honteusement  déshonoré  ?  Pere- 
gre  profectus  est  in  regionem  longinquam. 

En  second  lieu,  non  seulement  ce  vice  déshonore 
le  corps,  il  éteint  même  dans  lame  toutes  ses  lu- 
mières, et  le  pécheur  n'est  plus  capable  de  ces  ré- 
flexions salutaires  qui  ramènent  souvent  une  ame 
infidèle.  Le  prodigue  de  notre  Évangile,  déjà  aveu- 
glé par  sa  passion,  Jie  voit  point  le  tort  qu'il  se  fait 
en  s'éloignant  de  la  maison  paternelle  ;  l'ingratitude 
dont  il  se  rend  coupable  envers  le  père  de  famille  ; 
les  dangers  auxquels  il  s'expose  en  voulant  être  le 
seul  arbitre  de  sa  destinée  ;  les  bienséances  même 
qu'il  viole  en  partant  pour  un  pays  fort  éloigné,  sans 
le  conseil  et  l'aveu  de  celui  à  qui  il  devoit  du  moins 


252       SUR  L  ENFANT  PRODIGUE. 

les  sentiments  de  respect  et  de  déférence,  que  la 
nature  toute  seule  inspire.  Il  part  et  ne  voit  plus  que 
par  les  yeux  de  sa  passion  :  Peregre  profectus  est  in 
regionem  longinquam. 

Tel  est  le  caractère  de  cette  passion  infortunée  : 
elle  répand  un  nuage  épais  sur  la  raison  ;  des  hom- 
mes sages,  habiles,  éclairés,  perdent  ici  tout  d'un 
coup  toute  leur  habileté  et  toute  leur  sagesse;  tous 
les  principes  de  conduite  sont  effacés  en  un  instant  ; 
on  se  fait  une  nouvelle  manière  de  penser,  où  toutes 
les  idées  communes  sont  proscrites  ;  ce  n  est  plus  la 
lumière  et  le  conseil,  c'est  un  penchant  impétueux 
qui  décide  et  qui  régie  toutes  les  démarches  :  on  ou- 
blie ce  qu'on  doit  aux  autres  et  ce  qu'on  se  doit  à 
soi-même;  on  s'aveugle  sur  sa  fortune,  sur  son  de- 
voir, sur  sa  réputation,  sur  ses  intérêts ,  sur  les  bien- 
séances même  dont  les  autres  passions  sont  si  ja- 
louses ;  et  tandis  qu'on  se  donne  en  spectacle  au 
public,  seul  on  ne  se  voit  pas  soi-même.  On  s'aveu- 
gle sur  sa  fortune;  et  Amnon  perd  la  vie  et  la  cou- 
ronne pour  n'avoir  pu  vaincre  son  injuste  foiblesse. 
On  s'aveugle  sur  le  devoir;  et  l'emportée  femme  de 
Putiphar  ne  se  souvient  plus  que  Joseph  est  un  es- 
clave; elle  oublie  sa  naissance,  sa  gloire,  sa  fierté, 
et  ne  voit  plus  dans  cet  Hébreu  que  l'objet  de  sa  pas- 
sion honteuse.  On  s'aveugle  sur  la  reconnoissance  ; 
et  David  n'a  plus  d'yeux  ni  pour  la  fidélité  d'Urie ,  ni 
pour  l'ingratitude  dont  il  va  se  rendre  coupable  en- 
vers un  Dieu  qui  l'avoit  tiré  de  la  poussière  pour  le 
placer  sur  le  trône  de  Juda  ;  depuis  que  son  cœur 


SUR  L'ENFANT  PRODIGUE.  253 

est  blessé,  toutes  ses  lumières  sont  éteintes.  On  s'a- 
veugle sur  les  périls  ;  et  le  fils  du  roi  de  Sichem  ne 
voit  plus  la  maison  de  son  père  exposée  aux  justes 
ressentiments  des  enfants  de  Jacob;  il  enlève  Dina, 
et  ne  voit  plus  que  sa  passion.  On  s  aveugle  sur  les 
bienséances  ;  et  les  deux  vieillards  de  Suzanne  ne 
sont  plus  toucbés  ni  de  la  dignité  de  leur  âge ,  ni  de 
la  gravité  de  leur  caractère,  ni  du  rang  qu'ils  tien- 
nent en  Israël  :  emportés  par  leur  déplorable  fragi- 
lité ,  ils  n  en  connoissent  plus  Tindécence,  et  ne  rou- 
gissent pas  de  leur  confusion  même.  On  s'aveugle 
sur  les  discours  publics  ;  et  Hérodias  ne  rougit  plus 
d'avoir  tout  un  royaume  pour  témoin  de  sa  honte  et 
de  sa  foiblesse.  Enfin,  on  s'aveugle  sur  l'indignité 
même  de  l'objet  qui  nous  captive;  et  Samson,  mal- 
gré l'expérience  déjà  faite  de  la  perfidie  de  Dalila, 
ne  laisse  pas  de  lui  confier  encore  son  secret  et  sa 
tendresse.  C'est  ainsi ,  ô  mon  Dieu  !  que  vous  punis- 
sez les  passions  de  la  chair  par  les  ténèbres  de  l'es- 
prit; que  votre  lumière  ne  luit  plus  sur  les  ames 
adultères  et  corrompues,  et  que  leur  cœur  insensé 
s'obscurcit:  Peregre  profectus  est  in  regionem  longin- 
guam. 

Enfin,  cette  déplorable  passion  met  dans  le  cœur 
un  dégoût  invincible  pour  les  choses  du  ciel  :  on 
n'est  plus  touché  de  rien.  Lassé  de  ses  propres  mi- 
sères ,  on  voudroit  bien  quelquefois  revenir  à  Dieu , 
et  tout  nous  en  éloigne  ;  et  le  cœur  tout  entier  se  ré- 
volte contre  nous-mêmes  ;  et  un  dégoût  affreux  nous 
saisit ,  et  nous  lie  à  nos  propres  foibi esses  ;  et  le  cœur, 


254       SUR  L  ENFANT  PRODIGUE. 

accoutumé  à  ne  plus  sentir  que  des  plaisirs  vifs  et 
injustes,  languit,  et  ne  trouve  en  lui  aucun  senti- 
ment pour  la  piété. 

Bien  plus,  tout  ce  qui  n  est  pas  marqué  par  le  ca- 
ractère honteux  de  la  volupté,  n'intéresse  plus.  Les 
devoirs  mêmes  de  la  société,  les  fonctions  d'une 
charge,  les  bienséances  d'une  dignité,  les  soins  do- 
mestiques, tout  lasse,  tout  devient  insipide,  hors  la 
passion.  Balthasar  n'est  plus  apphqué  au  gouverne- 
ment de  ses  peuples,  et  ne  sait  pas  même  que  l'en- 
nemi ,  déjà  à  la  porte  de  sa  capitale ,  va  lui  enlever 
le  lendemain  la  vie  et  la  couronne.  Salomon  est  plus 
attentif  à  bâtir  des  temples  profanes  aux  dieux  des 
femmes  étrangères,  qu'à  soulager  son  peuple  que 
ses  profusions  font  gémir  sous  le  poids  des  charges 
publiques.  Les  enfants  d  Héli  négligent  les  fonctions 
du  sacerdoce.  La  femme  de  Babylone,  toute  plon- 
gée dans  les  délices ,  dit  dans  son  cœur:  «Je  ne  veux 
«  plus  que  me  faire  adorer;  il  n'y  aura  plus  ni  soin, 
«  ni  embarras ,  ni  chagrins ,  qui  m'occupent  :  »  Sedeo 
regina et  luctum  non  videbo  \  La  femme  dont  il 
est  parlé  dans  les  Proverbes,  ne  peut  se  souffrir  dans 
l'enceinte  d'une  famille;  le  sérieux  d'un  domestique 
lui  devient  insupportable  :  Nec  valens  in  domo  consis- 
tere  pedibus  suis^.  De  là  on  se  fait  des  occupations 
qui  toutes  ne  tendent  qu'à  nourrir  la  volupté ,  des 
spectacles  profanes,  des  lectures  pernicieuses,  des 
harmonies  lascives ,  des  peintures  obscènes.  Hérode 
ne  trouve  plus  de  plaisirs  que  dans  les  danses  et 

'  Avoc.  c.  i8,  V.  7.  —  ^  Prov.  7,  V.  II. 


SUR  L'ENFANT  PRODIGUE.  255 

dans  Jes  festins.  Salomon  multiplie  les  concerts,  et 
son  palais  retentit  de  toutes  parts  de  chants  de  vo- 
lupté et  de  réjouissance.  Manassès  met  dans  le  tem- 
ple même  du  Seigneur  les  images  de  ses  infâmes 
plaisirs.  C'est  le  caractère  de  cette  passion  de  rem- 
plir le  cœur  tout  entier  :  on  ne  peut  plus  s'occuper 
que  d'elle;  on  en  est  possédé,  enivré;  on  la  retrouve 
par-tout;  tout  en  retrace  les  funestes  images,  tout 
en  réveille  les  injustes  désirs;  le  monde,  la  solitude, 
la  présence,  Téloignement,  les  objets  les  plus  in- 
différents, les  occupations  les  plus  sérieuses,  le 
temple  saint  lui-même,  les  autels  sacrés,  les  mys- 
tères terribles  en  rappellent  le  souvenir;  et  tout  de- 
vient impur,  comme  dit  l'apôtre,  à  celui  qui  est  déjà 
impur  lui-même  :  Peî^egre  profectus  est  in  regionem 
longinquani.  Regardez  derrière  vous,  ame  infidèle; 
rappelez  ces  premiers  sentiments  de  pudeur  et  de 
vertu  avec  lesquels  vous  étiez  née,  et  voyez  tout  le 
chemin  que  vous  avez  fait  dans  la  voie  de  l'iniquité, 
depuis  le  jour  fatal  que  ce  vice  honteux  souilla  votre 
cœur  ;  et  combien  depuis  vous  vous  êtes  éloignée  de 
votre  Dieu  :  Peregre  profectus  est  in  regionem  longin- 
quam. 

Mais ,  s'il  n'est  point  de  vice  qui  éloigne  plus  une 
ame  de  Dieu ,  il  n'en  est  point  en  second  lieu  qui  laisse 
moins  de  ressources  pour  revenir  à  lui,  quand  une 
fois  on  s'en  est  éloigné  :  second  caractère  de  cette 
passion ,  et  seconde  circonstance  des  égarements  du 
prodigue.  //  dissipa  tout  son  bien  en  débauches^  dit 
Jésus-Christ;  et  après  qu'il  eut  tout  dissipé,  il  arriva 


256       SUR  L'ENFANT  PRODIGUE. 

une  grande  famine  en  ce  pays-là  :  Dissipavit  suhstan- 
tiam  suam  vivendo  luxuriose.  Il  dissipa  tous  ses  biens  ; 
les  biens  de  la  grâce,  les  biens  de  la  nature. 

La  perte  de  la  grâce  est  le  fruit  ordinaire  de  tout 
péché  qui  tue  Famé  ;  mais  celui-ci  va  plus  loin  :  non 
seulement  il  prive  le  pécheur  de  cette  justice  qui  le 
rendoit  agréable  à  Dieu ,  il  va  tarir  les  dons  de  l'Es- 
prit saint  jusque  dans  leur  source.  La  foi,  ce  fonde- 
ment de  tous  les  dons,  cette  base  de  Fêtre  chrétien, 
ne  tarde  pas  d'être  renversée  dans  le  cœur  du  pé- 
cheur impudique.  Il  n'y  a  pas  loin  de  la  dissolution 
à  Fimpiété.  Pour  se  calmer  sur  les  suites  d'une  vie 
déréglée ,  on  s'est  bientôt  persuadé  que  tout  meurt 
avec  le  corps;  on  a  bientôt  secoué  le  joug  de  la 
croyance  commune  si  gênant  pour  la  volupté,  on 
s'est  bientôt  fait  des  maximes  dans  le  libertinage  : 
on  n'étoit  d'abord  dissolu  que  par  foiblesse ,  on  le 
devient  par  réflexion  et  par  principes  :  les  plaisirs 
qui  se  font  acheter  par  des  remords ,  coûtent  trop  ; 
on  veut  jouir  tranquillement  de  ses  crimes  ;  on  cher- 
che dans  les  livres  les  plus  monstrueux,  et  dans  les 
sociétés  les  plus  impies,  de  quoi  se  rassurer  contre 
les  préjugés  de  Féducation;  on  invente  de  nouvelles 
impiétés  pour  achever  de  s'endurcir  :  comme  on  ne 
se  propose  plus  d'autre  félicité  que  celle  des  bêtes , 
on  n'attend  plus  aussi  d'autre  fin  au-delà  du  tom- 
beau ;  et  le  même  plaisir  qui  corrompt  le  cœur,  a 
bientôt  corrompu  jusqu'aux  premiers  principes  de 
la  foi  :  Dissipai^it  substantiam  suam  vivendo  luxuriose. 
Non  seulement  les  biens  de  la  grâce  sont  dissipés, 


SUR  L'ENFANT  PRODIGUE.  267 

mais  encore  les  biens  de  la  nature.  Vous  aviez  reçu  en 
naissant  une  ame  si  pudique ,  un  goût  si  tendre  et  si 
retenu  sur  la  pudeur,  une  délicatesse  si  noble  sur  la 
gloire  ;  le  ciel  avoit  pris  plaisir,  ce  semble  ,  de  vous 
former  pour  la  vertu,  et  de  mettre  en  vous  mille 
ressources  et  mille  liens,  pour  vous  attacher  au  de- 
voir: et  ces  barrières  heureuses  que  la  nature  elle- 
même  avoit  opposées  à  vos  dérèglements ,  une  in- 
juste passion  les  a  franchies  ;  et  cette  pudeur,  que 
la  naissance  vous  avoit  donnée ,  n'est  plus  qu'une 
foiblesse  indigne  que  nul  frein  ne  sauroit  arrêter; 
et  tout  le  fruit  que  vous  en  avez  retiré  a  été  d'aller 
plus  loin,  et  de  garder  moins  de  mesure  qu'un  autre, 
dès  que  cette  première  digue  a  été  ôtée  :  Dissipavit 
substantiam  suam  vivendo  luxwnose. 

Les  biens  de  la  nature.  Vous  étiez  né  doux ,  égal , 
accessible;  vous  aviez  eu  pour  partage  un  cœur 
simple  et  sincère,  une  candeur  dame,  une  sérénité 
d'humeur  qui  offroit  mille  dispositions  favorables  à 
la  sincérité  chrétienne  et  à  la  paix  d'une  conscience 
pure  :  et  depuis  que  cette  passion  funeste  a  corrompu 
votre  cœur,  depuis  que  ce  feu  impur  est  entré  dans 
votre  ame ,  on  ne  vous  reconnoît  plus  ;  vous  êtes 
semblable,  dit  saint  Jude,  à  une  mer  toujours  agi- 
tée des  flots  les  plus  violents  :  on  vous  trouve  som- 
bre, bizarre,  inquiet,  dissimulé;  cette  sérénité,  qui 
venoit  de  l'innocence ,  est  éteinte  ;  cette  égalité  ,  qui 
prenoit  sa  source  dans  le  calme  des  passions ,  n'est 
plus  qu'un  fonds  inépuisable  d'humeur  et  de  ca- 
prices ;  cette  candeur ,  qui  montroit  votre  ame  tout 


258       SUR  L  ENFANT  PRODSGUE. 

entière,  ne  laisse  plus  voir  que  des  pensées  noires 
et  cachées.  Vous  avez  perdu  tout  ce  qui  vous  rendoit 
aimable  devant  les  hommes ,  et  qui  pouvoit  vous 
rendre  agréable  aux  yeux  de  Dieu  :  et  Ton  cherche 
tous  les  jours  vous-même  dans  vous-même  :  Dissipa- 
vit  substantiam  suam  vivendo  luxuriose. 

Enfin  les  biens  de  la  nature.  Vous  aviez  reçu  en 
naissant  des  talents  heureux:  votre  jeunesse  annon- 
çoit  de  grandes  espérances ,  on  croyoit  que  vous  al- 
liez marcher  sur  les  traces  de  vos  ancêtres ,  et  faire 
revivre  avec  leur  nom  leurs  dignités  et  leur  gloire. 
Ces  premières  lueurs  de  tout  ce  qui  fait  les  grands 
hommes  formoient  déjà  mille  présages  flatteurs,  et 
ouvroient  à  vos  proches  des  vues  éloignées  d'éléva- 
tion et  de  fortune;  et  ces  talents,  la  volupté  les  a 
engloutis;  et  ces  grandes  espérances,  un  vice  hon- 
teux les  a  ensevelies;  et  cette  gloire  naissante  a  fini 
par  la  honte  et  par  Tignominie  ;  et  cet  esprit  si  élevé, 
si  capable  des  plus  grandes  choses ,  vo  us  Favez  abruti, 
vous  Favez  employé  au  succès  de  vos  passions,  et  à 
raffiner  sur  des  plaisirs  infâmes  :  vous  qui ,  avec  des 
inclinations  différentes,  auriez  pu  servir  Fétat,  de- 
venir une  des  ressources  de  la  patrie;  que  sais-je? 
honorer  votre  siècle ,  embellir  peut-être  nos  histoi- 
res; vous  voilà  traînant,  au  milieu  de  vos  citoyens, 
les  restes  d'un  mérite  éteint,  et  ne  retirant  point 
d'autre  fruit  de  tous  les  avantages  que  la  nature  avoit 
pris  plaisir  de  vous  prodiguer,  que  de  faire  dire  de 
vous  :  Il  auroit  pu  parvenir,  s'il  avoit  su  se  vaincre. 
O  cité  fidèle!  s'écrie  un  prophète,  née  avec  tant  de 


SUR  L'ENFANT  PRODIGUE.  269 

droiture  et  d'équité,  comment  êtes-vous  devenue 
une  effrontée?  La  justice  habitoit  en  vous,  et  il  n'y 
a  maintenant  que  des  crimes  ;  la  beauté  de  votre  ar- 
gent s'est  changée  en  boue ,  et  la  force  de  votre  vin 
a  dégénéré  en  la  foiblesse  de  l'eau  :  Dissipavit  sub- 
stantiam  suam  vivendo  luxuriose. 

Je  ne  parle  pas  ici  des  biens  de  la  fortune  qui 
viennent  s'abymer  dans  ce  gouffre.  Hélas!  si  nous 
approfondissions  Thistoire  des  familles  ;  si  nous  al- 
lions jusqu'à  la  source  de  leur  décadence;  si  nous 
voulions  fouiller  dans  les  cendres  de  ces  grands 
noms,  dont  les  titres  et  les  biens  ont  passé  en  des 
mains  étrangères;  si  nous  remontions  jusqu'à  celui 
de  leurs  ancêtres  qui  donna  le  premier  branle  à  l'in- 
fortune de  sa  postérité,  nous  en  trouverions  l'origine 
dans  la  passion  dont  je  parle  ;  nous  verrions  les  ex- 
cès d'un  voluptueux  à  la  tête  de  cette  longue  suite 
de  malheurs  qui  ont  affligé  ses  descendants.  Et,  sans 
en  chercher  des  exemples  dans  les  temps  qui  nous 
ont  précédés ,  combien  de  grands  noms  tombés  pres- 
que dans  l'oubli  expient  aujourd'hui  à  nos  yeux  les 
égarements  de  ce  vice  !  combien  de  maisons  à  demi 
éteintes  voient  tous  les  jours  finir  dans  les  débau- 
ches et  dans  la  santé  ruinée  d'un  emporté,  toute 
l'espérance  de  leur  postérité,  et  toute  la  gloire  des 
titres  qu'une  longue  suite  de  siècles  avoit  amassés 
sur  leur  tête,  et  qui  avoient  coûté  tant  de  sang  et  de 
travaux  à  la  vertu  de  leurs  ancêtres  !  Dissipavit  sub- 
stantiam  suam  vivendo  luxuriose.  C'est  ainsi ,  ô  mon 
Dieu  !  que  vous  punissez  les  pécheurs  par  leurs  pas- 

17- 


26o       SUR  L'ENFANT  PRODIGUE. 

sions  même,  et  que  vous  tracez  dans  la  décadence 
des  choses  humaines,  et  dans  les  malheurs  et  les 
révolutions  sensibles  des  noms  et  des  fortunes ,  les 
supplices  éternels  que  vous  préparez  aux  ames  im- 
pures ! 

Mais,  en  troisième  lieu,  ce  n'est  pas  seulement 
par  la  dissipation  des  biens  de  la  nature  et  de  la 
grâce  que  ce  vice  honteux  devient  le  supplice  du 
pécheur  impudique  ;  c'est  principalement  par  les 
troubles ,  les  remords ,  les  agitations  qu'il  laisse  au 
fond  de  son  ame  :  troisième  caractère  du  vice  dont 
nous  parlons,  et  troisième  circonstance  des  égare- 
ments du  prodigue.  Après  quileut  tout  dissipé,  con- 
tinue Jésus-Christ,  il  arriva  une  grande  famine  en  ce 
pays-là,  et  il  commença  lui-même  à  tomber  en  nécessité: 
Et  ipse  cœpit  egere. 

Voilà  comme  ce  vice  rend  le  pécheur  insuppor- 
table à  lui-même,  insupportable  par  le  fonds  d'in- 
quiétude qu'il  laisse  dans  la  conscience  impure.  Je 
sais  que  le  trouble  intérieur  est  la  peine  de  tout 
péché  qui  tue  l  ame  ;  que  le  crime  n'est  jamais  tran- 
quille, et  que  la  région  de  l'iniquité  est  toujours  un 
triste  théâtre  de  la  faim  et  de  la  plus  affreuse  indi- 
gence: Facta  est  famés  valida  in  regione  illa.  Mais  il  y 
a  dans  le  vice  dont  je  parle  je  ne  sais  quoi  de  si  op- 
posé à  l'excellence  de  la  raison,  à  la  dignité  de  notre 
nature,  qui  fait  que  le  pécheur  se  reproche  sans  cesse 
à  lui-même  sa  propre  foiblesse ,  et  qu'il  rougit  en  se- 
cret de  ne  pouvoir  secouer  le  joug  qui  l'accable.  Tel 
est  le  caractère  de  ce  vice ,  de  laisser  dans  le  cœur 


SUR  L'ENFANT  PRODIGUE.  261 

un  fonds  de  tristesse  qui  le  mine,  qui  le  suit  par- 
tout, qui  répand  une  amertume  secrète  sur  tous  ses 
plaisirs  :  le  charme  fuit  et  s'envole  ;  la  conscience  im- 
pure ne  peut  plus  se  fuir  elle-même  ;  on  se  lasse  de 
ses  troubles,  et  Ton  n'a  pas  la  force  de  les  finir;  on 
se  dégoûte  de  soi-même,  et  on  n'ose  changer;  on 
voudroit  pouvoir  fuir  son  propre  cœur,  et  on  se  re- 
trouve par-tout;  on  envie  la  destinée  de  ces  pécheurs 
endurcis  qu'on  voit  tranquilles  dans  le  crime,  et  on 
ne  peut  parvenir  à  cette  affreuse  tranquillité  ;  on  es- 
saie de  secouer  le  joug  de  la  foi,  et  on  a  d'abord  plus 
d'horreur  de  cet  essai  que  du  crime  même  ;  enfin 
les  plaisirs  que  l'on  goiite  ne  sont  que  des  instants 
rapides  et  fugitifs  ;  les  remords  cruels  forment  comme 
l'état  durable  et  le  fond  de  toute  la  vie  criminelle  :  Et 
ipse  cœpit  egere.  « 

Insupportable,  secondement,  par  les  dégoûts,  les 
jalousies,  les  fureurs,  les  contraintes,  les  frayeurs, 
les  tristes  événements  inséparables  de  cette  passion  : 
on  a  tout  à  craindre  du  côté  de  la  réputation  et  de 
la  gloire;  il  faut  acheter  le  plaisir  injuste  au  prix  des 
mesures  les  plus  gênantes,  où,  si  une  seule  vient  à 
manquer,  tout  est  perdu  ;  il  faut  soutenir  les  dis- 
cours publics  et  les  murmures  domestiques  ;  soute- 
nir les  caprices,  les  inégalités,  les  mépris,  la  perfi- 
die peut-être  de  l'objet  qui  vous  captive;  soutenir 
vos  devoirs,  vos  bienséances,  vos  intérêts  toujours 
incompatibles  avec  vos  plaisirs  ;  se  soutenir  soi-même 
contre  soi-même.  Ahl  les  commencements  de  la  pas- 
sion n'offrent  rien  que  de  riant  et  d'agréable  ;  les  pre- 


202       SUR  L  ENFANT  PRODIGUE. 

miers  pas  que  Ton  fait  dans  la  voie  de  l'iniquité,  on 
ne  marche  que  sur  des  fleurs;  les  premières  fureurs 
de  ce  vice  sur-tout  enivrent  la  raison ,  et  ne  lui  lais- 
sent pas  le  loisir  de  sentir  toute  sa  misère  ;  les  idées 
qu  on  se  fait  alors  de  la  passion  sont  encore  nobles 
et  flatteuses  ;  le  langage  répond  aux  idées  ;  on  ne 
Tannonce  mutuellement  que  par  Télévation  des  sen- 
timents, la  bonté  du  cœur,  la  discrétion,  Fhonneur, 
la  bonne  foi ,  la  distinction  du  mérite ,  la  destinée  des 
penchants  :  tout  flatte  encore  alors  la  vanité;  mais 
les  suites,  dit  TEsprit  de  Dieu,  en  sont  toujours  amè- 
res  comme  Fabsintlie;  mais  la  passion  un  peu  refroi- 
die; mais  le  plaisir  injuste  approfondi;  mais  les  pre- 
miers égards  affoiblis  par  la  familiarité  et  le  long 
usage;  mais  la  vanité  détrompée  par  tout  ce  que  la 
passion  a  de  plu,s  honteux,  ah!  viennent  les  bruits 
désagréables ,  les  murmures  publics ,  les  dissensions 
domestiques ,  des  affaires  ruinées ,  des  établissements 
manqués,  les  soupçons,  les  jalousies,  les  dégoûts, 
les  infidélités,  les  fureurs.  Que  vous  reste-t-il  alors, 
ame  infidèle?  que  des  retours  affreux  sur  vous-même  ; 
qu'un  poids  d'amertume  sur  votre  cœur  ;  qu'une  honte 
secrète  de  votre  foiblesse  ;  que  des  regrets  de  n'avoir 
pas  suivi  des  conseils  plus  sages;  que  des  réflexions 
tristes  sur  tout  ce  que  vous  pouviez  vous  promettre 
de  repos,  de  gloire,  de  bonheur  dans  le  devoir  et 
dans  l  innocence;  et  avez-vous  pu  réussir  jusqu'ici  à 
vous  calmer,  et  à  vous  faire  une  conscience  tran- 
quille dans  le  crime?  Et  ipse  cœpit  egere. 

Insupportable,  troisièmement,  par  les  nouveaux 


SUR  L'ENFANT  PRODIGUE.  263 

désirs  que  ce  vice  allume  sans  cesse  dans  le  cœur. 
Une  passion  naît  des  cendres  d'une  autre  passion; 
un  désir  satisfait  fait  naitre  un  nouveau  désir,  on 
est  dégoûté,  et  on  nest  pas  rassasié.  C'est  le  carac- 
tère de  cette  infortunée  passion,  dit  Fapôtre,  d'être 
insatiable  :  Insatiabilis  delicti.  On  ne  sait  plus  se  pres- 
crire de  bornes  dans  la  bonteuse  volupté;  les  empor- 
tements les  plus  monstrueux  ne  peuvent  encore  sa 
tisfaire  la  fureur  d'une  ame  impure;  la  débauche  la 
plus  immodérée  laisse  encore  quelque  chose  à  dési- 
rer au  dérèglement  des  sens  ;  on  cherche  avidement 
de  nouveaux  crimes  dans  le  crime  même;  on  forme, 
comme  le  prodigue,  des  désirs  plus  honteux,  et  qui 
vont  encoi  e  plus  loin  que  les  actions  mêmes  :  Cupie- 
bat  implere  venlrem  de  siliquis  quas  porci  manducabant. 
Toute  sorte  de  joug  révolte  et  devient  insupportable  : 
la  seule  gêne  des  réflexions  inséparables  de  la  con- 
dition humaine  déplaît  et  fatigue;  on  va  jusqu'à  en- 
vier la  condition  des  bêtes  :  Cupiebat  implere  ventreni 
de  siliquis  quas  porci  manducabant  ;  on  trouve  leur 
sort  plus  heureux  que  celui  de  I  homme,  parceque 
rien  ne  traverse  leur  instinct  brutal  ;  que  Thonneur, 
le  devoir,  les  réflexions ,  les  bienséances  ne  trou- 
blent jamais  leurs  plaisirs;  et  qu'un  penchant  aveu- 
gle est  le  seul  devoir  qui  les  conduit,  et  la  seule  loi 
qui  les  guide  :  Cupiebat  implere  ventrem  de  siliquis 
quas  porci  manducabant.  Mon  Dieu!  et  un  souhait  si 
impie,  si  extravagant,  si  honteux  à  toute  la  nature, 
si  sacrilège  dans  la  bouche  du  chrétien  sur-tout ,  qui 
a  l'honneur  d'être  membre  de  votre  fils,  retentit  tous 


I 


264       'SUR  L^ENFANT  PRODIGUE- 

les  jours  sur  des  théâtres  infâmes,  et  embellit  même 
les  expressions  d'une  poésie  lascive.  O  mon  peuple  î 
dit  le  Seigneur,  qui  vous  a  donc  enivré  de  ce  vin  de 
fornication?  Quia  changé  mon  héritage  en  la  retraite 
des  esprits  immondes,  et  livré  Jérusalem  à  tous  les 
excès  des  nations? 

Insupportable,  en  quatrième  lieu,  sij'osois  le  dire 
ici,  par  les  tristes  suites  du  dérèglement,  qui  font 
presque  toujours  expier  dans  un  corps  chargé  de 
douleurs  la  honte  des  passions  du  premier  âge,  traî- 
ner des  jours  languissants  et  malheureux,  et  sentir 
à  tous  les  moments  de  la  vie  Tusage  indigne  qu'on 
en  a  fait  :  Et  ipse  cœpit  egere. 

Enfin  il  n'est  pas  de  vice  qui  rende  le  pécheur 
plus  vil  et  plus  méprisable  aux  yeux  des  autres  hom- 
mes :  dernière  circonstance  des  excès  du  prodigue, 
et  dernier  caractère  de  cette  passion.  Il  tomba  dans 
un  avihssement  qu'on  ne  peut  lire  sans  horreur  :  il  se 
mit  au  service  d'un  des  habitants  du  pays  :  il  fut  en- 
voyé à  sa  maison  des  champs  pour  y  garder  des  pour- 
ceaux: et  là  il  eût  souhaité  de  se  rassasier  des  glands 
que  ces  sales  animaux  mangeoient,  et  personne  ne 
lui  en  donnoit.  Quelles  images!  et  qu'elles  sont  pro- 
pres à  peindre  toute  la  honte  et  toute  l'indignité  du 
vice  dont  nous  parlons  ! 

Oui ,  mes  frères ,  en  vain  le  monde  a  donné  des 
noms  spécieux  à  cette  passion  honteuse  ;  en  vain  un 
usage  insensé  et  déplorable  a  tâché  de  l'ennoblir 
par  la  pompe  des  théâtres ,  par  l'appareil  des  spec- 
tacles ,  par  la  délicatesse  des  sentiments ,  et  par  tout 


SUR  L'ENFANT  PRODIGUE.  265 

Tart  d'une  poésie  lascive  ;  en  vain  des  écrivains  pro- 
fanes prostituent  leurs  plumes,  leurs  talents,  à  des 
apologies  criminelles  de  ce  vice  :  les  louanges  qu'on 
lui  donne  n'ont  rien  de  plus  réel  que  les  scènes  elles- 
mêmes  où  on  les  débite  :  sur  les  théâtres  fabuleux, 
c'est  la  passion  des  héros,  c'est  la  foiblesse  des  gran- 
des ames  :  au  sortir  de  là,  c'est-à-dire  dans  la  vérité 
et  la  réalité  des  choses ,  dans  la  conduite  ordinaire  de 
la  vie,  c'est  un  avilissement  qui  déshonore  l'homme 
et  le  chrétien  ;  c'est  une  tache  qui  flétrit  les  plus 
grandes  actions,  et  qui  jette  un  nuage  sur  la  plus 
belle  vie  du  monde;  c'est  une  bassesse  qui,  loin  de 
nous  approcher  des  héros,  nous  confond  avec  les 
bêtes.  Et  en  effet,  vous  qui  vous  en  faites,  ce  semble, 
honneur  devant  les  hommes,  voudriez-vous  qu'on 
mît  au  grand  jour  toutes  les  foiblesses  secrètes,  toutes 
les  indignités,  toutes  les  démarches,  tous  les  senti- 
ments insensés,  toutes  les  situations  puériles  où  cette 
passion  vous  a  conduit,  que  l'œil  de  Dieu  a  éclairées, 
et  que  sa  justice  manifestera  au  jour  de  ses  ven- 
geances? seriez-vous  fort  content  de  vous-même,  si 
cette  partie  de  votre  vie,  si  cachée,  si  honteuse,  si 
différente  de  celle  qui  paroît  aux  yeux  des  hommes, 
étoit  publiée  sur  les  toits ,  aussi  connue  que  certaines 
actions  d'éclat  qui  vous  ont  peut-être  attiré  l'estime 
publique,  et  passoit  avec  elles  jusqu  à  la  dernière 
postérité?  O  homme!  telle  est  votre  destinée  dans 
vos  passions,  de  n'être  jamais  de  bonne  foi  avec 
vous-même.  Non,  mes  frères,  le  monde  lui-même, 
ce  monde  si  corrompu,  respecte  la  pudeur;  il  couvre 


266       SUR  L'ENFANT  PRODIGUE. 

d'une  confusion  éternelle  ceux  qui  s'en  écartent  ;  il 
en  fait  le  sujet  de  ses  dérisions  et  de  ses  censures:  il 
leur  fait  sentir,  par  des  distinctions  d'oubli  et  de 
mépris ,  l'indignité  de  leur  conduite;  c'est-à-dire  que, 
malgré  le  rang  que  vous  tenez  dans  le  monde,  cha- 
cun vous  dégrade  dans  son  esprit:  on  vous  dépouille 
de  cette  naissance,  de  ces  titres,  de  cet  éclat  qui 
vous  environne;  on  ne  voit  de  vous  que  vous-même, 
c'est-à-dire  la  honte  de  vos  penchants  ;  plus  vous 
êtes  élevé ,  plus  on  vous  rabaisse,  plus  vos  foiblesses 
passent  de  bouche  en  bouche,  et  peut-être  de  siècle 
en  siècle  dans  les  annales  publiques;  et  votre  igno- 
minie croît  à  proportion  de  votre  gloire  :  Secundum 
riam  ejus  multiplicata  est  ignominia  ejus\ 
Mais  l  ame  désordonnée  ne  sent  plus  cette  confu- 
sion: elle  ne  sait  plus  rougir,  dit  l'Esprit  saint;  la 
naissance,  le  caractère,  la  dignité,  le  sexe,  il  n'est 
plus  de  frein  pour  une  ame  asservie  à  cette  passion 
déplorable;  il  faut  se  prêter  aux  suites  de  sa  desti- 
née. Mais  on  est  d'un  caractère  sacré;  n'importe: 
mais  on  est  d'un  rang  où  tout  est  remarqué  ;  on  ne 
peut  pas  :  mais  on  porte  un  habit  qui  annonce  la 
vertu  et  qui  inspire  la  retenue  ;  on  ne  se  voit  plus 
soi-même  :  mais  on  est  d'un  sexe  où  le  seul  soupçon 
est  une  tache ,  et  où  tout  le  mérite  est  attaché  à  la 
pudeur;  on  s'en  fait  un  de  l'impudence  :  mais  le  pu- 
blic en  murmure  ;  la  passion  parle  encore  plus  haut: 
mais  un  époux  éclate,  et  cette  dissension  domes- 
tique va  bientôt  devenir  la  nouvelle  pubhque;  il  n'y 
'  I.  M.\CH.  c.  I,  V.  42. 


SUR  L'ENFANT  PRODIGUE.  267 

a  plus  dans  le  monde  pour  une  personne  prévenue 
de  cette  malheureuse  passion,  que  Fobjet  criminel 
qui  l'inspire  ;  tout  le  reste  de  la  terre  n'est  compté  pour 
rien;  tout  ce  qui  se  passe  dans  le  reste  du  monde, 
on  ne  le  voit  plus;  on  ne  voit  plus,  on  ne  vit  plus 

,  que  pour  sa  passion,  et  comme  s'il  n'y  avoit  sur  la 
terre  que  l'objet  infortuné  tout  seul  qui  l'allume.  Ou- 
vrez les  yeux,  ame  infidèle!  voyez  tous  les  regards 
attentifs  sur  vous;  vos  passions  devenues  la  fable 

•  publique;  votre  nom  réveillant  par-tout  l'image  de 
votre  opprobre:  voyez  un  instant  le  monde  tel  qu'il 
est  à  votre  égard,  et  dans  quelle  situation  vous  êtes 
parmi  les  hommes:  Et  misit  illum  in  villam  ut  pasce- 
ret  porcos. 

Voilà,  mes  frères,  dans  les  égarements  du  pé- 
cheur de  notre  parabole,  les  suites  funestes  d'un 
vice  que  saint  Paul  défendoit  même  autrefois  aux 
chrétiens  de  nommer,  et  dont  nous  ne  devrions  ja- 
mais, à  plus  forte  raison,  venir  vous  entretenir  dans 
le  lieu  saint,  où  l'Agneau  sans  tache  s'immole  sans 
cesse,  et  dans  des  chaires  chrétiennes  destinées  à 
vous  annoncer  la  loi  chaste  du  Seigneur,  et  les  pa- 
roles de  la  vie  éternelle. 

Hélas!  dans  ces  temps  heureux  où  la  chasteté 
avoit  encore  ses  martyrs;  où  les  tyrans  croyoient 
punir  plus  rigoureusement  les  vierges  chrétiennes 
par  la  perte  de  cette  vertu  que  par  la  perte  même 
de  leur  vie,  la  chaire  chrétienne  n'étoit  destinée  qu'à 
faire  des  éloges  de  la  pudeur.  Les  premiers  pasteurs, 
les  Gyprien,  les  Ambroise,  les  Augustin,  n'étoient 


26S       SUR  L  ENFANT  PRODIGUE. 

occupés  qu'à  encourager  devant  rassemblée  des  fi- 
dèles les  vierges  innocentes,  en  leur  exposant  Tex- 
cellence  et  les  avantages  de  leur  état;  et  dans  les 
monuments  précieux  de  leur  zélé  et  de  leur  science, 
qui  sont  venus  jusqu'à  nous,  nous  y  trouvons  bien 
plus  d'éloges  de  la  sainte  virginité ,  que  d'invectives 
contre  les  impudiques,  les  fornicateurs,  les  adul- 
tères, si  rares  alors  parmi  les  fidèles. 

Mais  aujourd'hui,  où  ce  vice  a  infecté  tous  les 
âges,  tous  les  sexes,  et  toutes  les  conditions;  au- 
jourd'hui, où  il  a  effacé  du  christianisme  ces  pre- 
miers traits  de  pudeur  qui  distinguoient  nos  pères 
des  nations  corrompues  et  perverses;  aujourd'hui, 
enfin,  où  la  licence  publique  et  la  force  des  exem- 
ples entreprend  de  lui  ôter  même  ce  qui  lui  reste 
encore  de  honteux ,  ah  !  il  faut  que  nous  élevions  la 
voix,  que  nous  ne  rougissions  plus  de  vous  interdire 
ce  que  vous  faites  presque  gloire  de  vous  permettre, 
et  que  nous  vous  disions  avec  la  liberté  sainté  de 
notre  ministère ,  que  si  quelqu'un  souille  et  profane 
le  temple  de  Dieu  dans  son  propre  corps.  Dieu  le 
perdra. 

Telles  sont  les  amertumes,  l'indignité,  la  stîrvi- 
tude,  l'opprobre,  les  fureurs,  et  les  troubles  que 
cette  passion  traîne  après  elle-même  dès  cette  vie. 
Je  ne  dis  rien  des  ardeurs  éternelles  qui  lui  sont 
destinées;  j'aime  bien  mieux  vous  en  exposer  les  re- 
mèdes que  les  châtiments,  et  vous  montrer  dans 
le  retour  du  prodigue  vers  le  père  de  famille ,  les 
moyens ,  les  motifs ,  et  l'image  de  votre  pénitence. 


SUR  L'ENFANT  PRODIGUE.  269 


SECONDE  PARTIE. 

Ce  ne  seroit  pas  assez  de  vous  avoir  exposé  dans 
les  excès  de  l'enfant  prodigue  l'image  des  dérègle- 
ments et  des  malheurs  d'un  pécheur  voluptueux; 
il  faut  vous  proposer  dans  sa  conversion  le  modèle 
et  les  consolations  de  sa  pénitence.  En  effet,  mes 
frères,  il  trouve  en  revenant  à  la  maison  du  père  de 
famille,  tout  ce  qu'il  avoit  perdu  dans  ses  égare- 
ments :  son  repentir  répare  toutes  les  suites  de  ses 
désordres;  et  les  mêmes  démarches  qu'il  avoit  faites 
pour  suivre  des  voies  injustes  deviennent  comme 
le  modèle  de  celles  qu'il  fait  pour  en  sortir.  Suivons 
l'histoire  de  notre  Évangile,  et  nous  allons  remar- 
quer toutes  ces  circonstances. 

Le  premier  caractère  de  sa  passion  déplorable 
avoit  été  de  mettre  comme  un  abyme  entre  lui  et  la 
grâce;  par  les  ténèbres  qu'elle  avoit  répandues  sur 
son  esprit,  par  un  dégoût  affreux  des  choses  du 
ciel ,  par  l'asservissement  des  sens  à  l'empire  de  la 
volupté  :  Peregre  profectus  est  inregionem  longinquam. 
Or  la  première  démarche  de  sa  pénitence  éloigne 
tous  ces  obstacles. 

Premièrement ,  elle  lui  ouvre  les  yeux  sur  l'état 
honteux  où  la  passion  l'avoit  réduit;  elle  le  fait  ren- 
trer en  lui-même  :  In  se  autem  reversus.  Le  charme 
qui  le  fascinoit  tombe  tout  d'un  coup;  il  est  effrayé 
de  se  retrouver  lui-même  tel  qu'il  est,  couvert  d'op- 
probre, confondu  avec  les  plus  vils  animaux,  par- 


270       SUR  L'ENFANT  PRODIGUE. 

tageant  avec  eux  leurs  plaisirs  et  leur  nourriture: 
ah  1  c'est  alors  que  toutes  les  idées  fausses  et  flat- 
teuses, sous  lesquelles  il  s'étoit  jusque-là  représenté 
la  passion,  s'évanouissent.  Cette  prétendue  con- 
stance, cette  bonté  de  cœur,  cette  noblesse  de  sen- 
timents, cette  tendresse  née  avec  nous,  cette  des- 
tinée des  penchants,  vaines  expressions  dont  la 
corruption  tâche  de  couvrir  la  honte  du  vice,  c'est 
alors  que  tout  cela  change  de  nom  à  ses  yeux:  il  n'y 
voit  plus  qu'un  emportement  honteux;  que  la  dé- 
pravation d'un  cœur  livré  par  la  justice  de  Dieu  à  ses 
propres  désirs;  qu'un  avilissement  qui  le  couvre  de 
confusion  :  ii  ne  se  regarde  plus  que  comme  le  rebut 
de  son  peuple,  la  honte  de  sa  religion,  l'opprobre 
de  l'humanité ,  un  monstre  sur  qui  le  Père  céleste  ne 
devroit  plus  jeter  les  yeux  que  pour  le  frapper,  et 
ensevelir  dans  l'abyme  sa  personne  et  son  ignomi- 
nie :  In  se  autem  reversus. 

Et  c'est  ici  où  ce  pécheur,  touché  et  déjà  éclairé, 
rappelle  avec  des  larmes  de  componction ,  qui  com- 
mencent à  couler  de  ses  yeux,  cette  première  saison 
de  sa  vie  où  il  vivoit  encore  dans  l'innocence,  où, 
élevé  sous  les  yeux  du  père  de  famille,  il  goûtoit  en- 
core les  douceurs  et  l'abondance  de  sa  maison;  il 
compare  la  candeur  et  la  tranquillité  de  ses  pre- 
mières mœurs,  avec  les  chagrins  et  les  amertumes 
des  passions  qui  leur  ont  succédé  :  il  voit  qu'il  n'y  a 
eu  d'heureux  dans  toute  sa  vie  que  ses  premières  an- 
nées, où  son  cœur  encore  calme  et  innocent  n'a  voit 
pas  éprouvé  les  troubles  et  les  inquiétudes  cruelles 


SUR  L'ENFANT  PRODIGUE.  271 

des  engagements  profanes  ;  que  ses  joies  alors  étoient 
pures,  ses  désirs  réglés  et  tranquilles,  ses  mœurs 
ordomiées  et  douces;  que  tous  les  malheurs  ont 
fondu  sur  lui  avec  les  étincelles  impures  qui  allu- 
mèi'ent  son  cœur;  et  que,  depuis  ce  moment  fatal, 
ses  jours  n'ont  plus  été  marqués  que  par  de  noirs 
chagrins  ;  sa  vie ,  toujours  agitée  et  inquiète  ;  ses  plai- 
sirs mêmes  ,  tristes  et  sombres  :  In  se  autem  yeversiis. 

Mais,  en  second  lieu  ,  si  ses  ténèbres  se  dissipent, 
son  dégoût  affreux  pour  les  choses  du  ciel  se  change 
en  un  saint  désir  de  la  vertu  et  de  la  justice  :  Combien 
de  serviteurs  dans  la  maison  de  mon  père  ont  du  pain 
en  abondance,  et  je  suis  ici  à  mourir  de  faim  !  au  lieu 
qu'autrefois  la  seule  idée  de  la  règle  et  de  la  vertu  le 
faisoit  frémir,  la  seule  présence  des  gens  de  bien  le 
fatiguoit,  la  seule  vue  de  la  maison  du  père  de  fa- 
m'ile  lui  étoit  insupportable;  il  commence  à  envier 
la  destinée  de  ces  serviteurs  5  de  ces  ames  fidèles  qui 
lui  sont  attachées:  il  la  compare  à  la  sienne;  leur 
abondance,  à  la  faim  qui  le  dévore;  la  décence  de 
leur  situation,  à  lopprobre  de  son  état;  leur  tran- 
quillité, à  ses  inquiétudes;  Festime  où  ils  vivent 
parmi  les  hommes,  au  mépris  honteux  où  il  est 
tombé.  Plus  il  examine  la  condition  des  gens  de 
bien,  plus  son  état  lui  paroît  insupportable.  Quoi! 
se  dit-il  alors  à  lui-même,  tandis  que  tant  dames 
fidèles  jouissent  des  avantages  de  la  maison  pa- 
ternelle, des  secours  de  la  religion,  des  consolations 
secrètes  de  la  grâce,  de  festime  même  des  hommes; 
qu'elles  mangent  le  pain  des  enfants,  et  espèrent  de 


272       SUR  L'ENFANT  PRODIGUE. 

n'être  pas  exclues  de  Fhéritage;  je  me  vois  ici  en 
proie  à  des  passions  honteuses,  dégoûté,  déchiré, 
tyrannisé  par  mon  propre  cœur,  vivant  sans  conso- 
lation ,  sans  honneur  même  devant  les  hommes  !  Eh  ! 
jusqu'à  quand  une  injuste  foiblesse  prévaudra-t-elle 
sur  mon  repos ,  sur  mes  lumières ,  sur  mes  véritables 
intérêts,  et  sur  ma  destinée  éternelle?  Quanti  mer- 
cenarii  in  domo patris  mei abundant panibus ,  ego  autem 
hic  famé  pereo  ! 

Aussi,  mes  frères,  notre  heureux  pénitent  veut  à 
Finstant  entrer  dans  la  société  des  justes,  et  grossir 
le  nombre  des  serviteurs  du  père  de  famille  :  Fac  me 
sicut  unum  de  mercenariis  tuis.  Il  ne  s'en  tient  pas  à 
de  simples  souhaits  d'imitation ,  comme  on  fait  tous 
les  jours  dans  le  monde  envers  les  personnes  dont 
on  est  forcé  de  respecter  la  vertu.  Il  ne  se  contente 
pas  de  dire  qu'elles  ont  pris  le  bon  parti;  qu'il  n'y  a 
que  cela  de  solide  ;  qu'on  est  heureux  quand  on  peut 
leur  ressembler;  que  tout  le  reste  est  bien  peu  de 
chose,  et  qu'on  ne  désespère  pas  de  suivre  un  jour 
leur  exemple.  Vains  discours,  ô  mon  Dieu  !  dont  on 
s'abuse  soi-même,  et  qu'on  ne  tient  que  pour  calmer 
les  reproches  secrets  d'une  conscience  criminelle! 

Notre  prodigue  touché  ne  renvoie  pas  à  l'avenir  : 
il  ne  loue  pas  la  vertu  dans  la  vaine  espérance  d'en 
suivre  un  jour  les  régies  saintes  ;  il  n'exagère  pas  les 
malheurs  d'une  vie  criminelle,  pour  se  persuader  à 
lui-même  qu'un  jour  il  en  sortira:  la  véritable  dou- 
leur parle  moins,  et  agit  plus  promptement;  il  sent 
que  ce  moment  est  pour  lui  le  moment  du  salut. 


SUR  LENFANT  PRODIGUE.  273 

Combattu  par  ces  agitations  infinies,  qui  partagent 
le  cœur  sur  le  point  d\m  changement,  par  cette 
vicissitude  de  pensées  qui  se  défendent  et  qui  s'ac- 
cusent; cherchant  les  ténèbres  et  la  solitude,  pour 
sY  entretenir  plus  librement  avec  lui-même,  lais- 
sant couler  des  torrents  de  larmes  sur  son  visage, 
n'étant  plus  maître  de  sa  douleur,  baissant  les  yeux 
de  confusion,  et  n  osant  plus  les  lever  vers  le  ciel, 
d'où  il  attend  néanmoins  son  salut  et  sa  délivrance  : 
que  tardé-je  donc  encore?  dit-il  d'une  voix  qui  ne 
sort  plus  qu'avec  des  soupirs  ;  qui  me  retient  encore 
dans  les  liens  honteux  que  je  respecte?  Les  plaisirs? 
ah!  depuis  long-temps  il  n'en  est  plus  pour  moi,  et 
mes  jours  ne  sont  plus  qu'ennui  et  qu'amertume. 
Les  engagements  profanes,  et  la  constance  mille 
fois  promise?  mais  mon  cœur  m'appartenoit-il  pour 
le  promettre,  et  de  quelle  fidélité  vais-je  me  piquer 
envers  des  créatures  qui  n'en  ont  jamais  eu  pour 
moi?  Le  bruit  que  mon  changement  va  faire  dans 
le  monde?  mais  pourvu  que  Dieu  l'approuve,  qu'im- 
porte ce  qu'en  penseront  les  hommes?  ne  faut-il  pas 
que  ma  pénitence  ait  pour  témoins  tous  ceux  qui 
l'ont  été  de  mes  scandales;  et  d'ailleurs  que  puis-je 
craindre  du  public,  après  le  mépris  et  la  honte  que 
m'ont  attirés  mes  désordres?  L'incertitude  du  par- 
don? ah  !  j'ai  un  père  tendre  et  miséricordieux  ;  il  ne 
demande  que  le  retour  de  son  enfant,  et  ma  pré- 
sence seule  réveillera  sa  tendresse. 

Je  me  lèverai  donc,  swyam  je  ferai  un  effort  sur 

la  honte  qui  me  retient  et  sur  ma  propre  foiblessc  : 

18 


274       SUR  L  ENFANT  PRODIGUE. 

j'irai  dans  sa  maison  sainte ,  où  il  est  toujours  prêt  à 
recevoir  et  à  écouter  les  pécheurs  :  Ibo  ad  patrem. 
Je  suis  un  enfant  ingrat,  rebelle,  dénaturé,  indigne 
de  porter  son  nom ,  il  est  vrai  ;  mais  il  est  encore  mon 
père  :  Ibo  ad  patrem.  J'irai  répandre  à  ses  pieds  toute 
Tamertume  de  mon  ame  ;  et  là,  ne  faisant  plus  par- 
ler que  ma  douleur ,  je  lui  dirai  :  Mon  père,  f  ai  péché 
contre  le  ciel  et  devant  vous;  contre  le  ciel,  par  le 
scandale  et  le  dérèglement  public  de  ma  conduite  ; 
contre  le  ciel,  par  les  discours  d'impiété  et  de  liber- 
tinage que  je  tenois,  pour  me  calmer  et  m' affermir 
dans  le  crime;  contre  le  ciel ,  parceque  ,  comme  un 
vil  animal ,  je  n'ai  jamais  levé  les  yeux  en  haut  pour 
le  regarder,  et  me  souvenir  que  c'étoit  là  ma  patrie 
et  mon  origine;  contre  le  ciel,  par  l'abus  honteux 
que  j'ai  fait  de  sa  lumière,  et  de  tous  les  jours  qui 
ont  composé  le  cours  de  ma  vie  triste  et  criminelle  : 
Peccavi  in  cœlum.  Mais  ce  qui  a  paru  de  mes  désor- 
dres à  la  face  du  soleil,  n'en  est  que  le  côté  le  plus 
supportable  :  les  crimes  qui  n'ont  eu  que  vous  seul 
pour  témoin,  sont  bien  plus  dignes  de  votre  colère; 
j'ai  péché  encore  devant  vous  :  Peccavi  in  cœlum  et 
coram  te;  devant  vous,  par  tant  d'œuvres  de  ténè- 
bres, que  votre  œil  invisible  a  éclairées  en  secret; 
devant  vous ,  par  les  circonstances  les  plus  honteu- 
ses, et  dont  le  seul  souvenir  me  trouble  et  me  con- 
fond; devant  vous,  par  l'usage  indigne  des  dons  et 
des  talents  dont  vous  m'aviez  favorisé  ;  devant  vous 
enfin,  par  tant  d'invitations  secrètes  toujours  reje- 
tées, vous  qui  m'aviez  secouru  dès  mon  enfance,  et 


SUR  L'ENFANT  PRODIGUE.  275 

qui  aviez  été  pour  moi  le  meilleur  de  tous  les  pères  ; 
j'ai  été  le  plus  ingrat  et  le  plus  dénaturé  de  tous  les 
enfants  :  Peccavi  in  cœlum  et  coram  te. 

Quel  changement  et  quel  exemple  plein  de  con- 
solation pour  les  pécheurs  !  la  grâce  abonde  où  le 
péché  avoit  abondé.  Il  semble,  ô  mon  Dieu!  que 
vous  voulez  être  particulièrement  le  père  des  in- 
grats, le  bienfaiteur  des  coupables,  le  Dieu  des  pé- 
cheurs, le  consolateur  des  pénitents.  Aussi,  comme 
si  tous  les  titres  pompeux  qui  expriment  votre  gran- 
deur et  votre  puissance,  n'étoient  pas  dignes  devons, 
vous  voulez  qu'on  vous  appelle  le  père  des  miséricor- 
des et  le  Dieu  de  toute  consolation^ .  Non,  mon  cher 
auditeur,  que  l'abondance  de  vos  iniquités  n'alarme 
pas  votre  confiance  :  le  médecin  céleste  se  plaît  à 
guérir  les  maux  les  plus  désespérés  :  les  plus  grands 
pécheurs  sont  les  plus  dignes  de  sa  pitié  et  de  sa  mi- 
séricorde :  sans  doute  il  n'a  permis  que  vous  tombas- 
siez dans  ce  gouffre,  et  qu'il  ne  manquât  plus  rien 
à  vos  malheurs,  que  pour  faire  éclater  davantage 
en  vous  les  richesses  et  la  puissance  de  sa  grâce.  Et 
n'est-il  pas  plus  grand  en  effet,  lorsqu'il  retire  Jonas 
du  fond  de  Fabyme ,  que  lorsqu'il  ne  fait  que  soute- 
nir Pierre  qui  commençoit  seulement  à  enfoncer  sur 
les  eaux?  Si  vos  péchés  sont  montés  au  plus  haut 
point,  ah!  voilà  peut-être  le  moment  de  sa  grâce: 
peut-être  la  miséricorde  de  Dieu  a  marqué  le  premier 
signal  de  ses  faveurs  par  le  dernier  degré  de  vos 
crimes:  tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  à  craindre  dans  nos 
'  II.  Cor.  c.  1 ,  V.  3. 


276       SUR  L'ENFANT  PRODIGUE. 

maux ,  c'est  la  défiance  du  remède.  Mais  si  le  pardon 
accordé  par  le  père  de  famille  à  notre  prodigue  ne 
vous  touche  pas  assez ,  du  moins ,  que  les  consola- 
tions qui  accompagnent  sa  pénitence  achèvent  de 
vaincre  vos  résistances. 

Oui ,  mes  frères  ,  c'est  ici  la  troisième  circonstance 
du  retour  de  notre  heureux  pénitent.  Les  fruits  de 
Finiquité  avoient  été  pour  lui  amers  comme  de  Fab- 
sinthe,  les  premières  démarches  de  sa  pénitence 
sont  suivies  de  mille  consolations. 

Premièrement,  consolation  du  côté  des  facilités 
qu'il  trouve  dans  la  sainte  entreprise  de  son  change- 
ment. Le  père  de  famille  aperçoit  son  fils  de  loin  ;  et, 
le  voyant  foible,  exténué,  agité  et  hors  d'état  pres- 
que de  se  soutenir ,  il  court  au-devant  de  lui.  Il  court , 
dit  saint  Ambroise ,  il  se  hâte  d'aller  au-devant  pour 
le  soutenir,  de  peur  qu'il  ne  trouve  sur  son  che- 
min quelque  obstacle  qui  l'arrête:  Accurrit  ne  quis 
inipediat.  Il  faut  si  peu  de  chose  pour  ébranler  un  pé- 
cheur dans  ce  commencement  de  sa  carrière!  c'est 
un  homme  qui  a  été  battu  long-temps  des  flots  et  de 
Forage,  qui,  en  se  relevant,  voit  encore  tout  tour- 
ner autour  de  lui,  et  est  hors  d'état  de  se  soutenir, 
si  une  main  secourable  ne  Fempêche  de  retomber. 
Une  occasion,  un  dégoût,  un  obstacle,  tout  est  ca- 
pable alors  d'éteindre  dans  une  ame  les  premières 
opérations  de  la  grâce.  Le  démon  même  ,  plus  atten- 
tif alors  que  jamais  à  ne  pas  se  laisser  enlever  des 
mains  une  proie  qui  lui  échappe,  répand  mille  nua- 
ges sur  l'esprit,  et  n'offre  à  une  ame  touchée  que 


SUR  L'ENFANT  PRODIGUE.  277 

des  difficultés  insurmontables  dans  sa  nouvelle  en- 
treprise :  difficultés  du  côté  du  monde,  qu'elle  vou- 
droit  encore  ménager;  difficultés  du  côté  de  ses  pré- 
tentions et  de  ses  espérances  humaines ,  qu  elle  craint 
de  perdre  ou  de  reculer;  difficultés  du  côté  de  ses 
liaisons,  de  ses  proches,  de  ses  amis,  de  son  rang, 
de  sa  naissance ,  de  ses  emplois ,  autant  de  fantômes 
que  le  démon  réalise,  qu'il  grossit,  qu'il  peint  vive- 
ment dans  l'imagination,  qu'il  présente  sans  cesse 
à  Famé  timide  et  irrésolue;  de  sorte  que  ,  suspendue 
souvent  entre  ses  frayeurs  et  ses  bons  désirs  ,  entre 
ses  résolutions  et  ses  défiances,  entre  ses  anciennes 
erreurs  et  ses  nouvelles  lumières,  elle  s'arrête  quel- 
quefois, elle  délibère,  elle  se  décourage,  elle  recule; 
et,  après  avoir  supputé  long-temps  sa  dépense  et  ses 
forces,  selon  le  mot  de  l'Évangile,  elle  en  demeure 
là,  et  ne  jette  pas  même  les  premiers  fondements  de 
l'édifice. 

Mais  que  fait  alors  l'amour  toujours  attentif  du 
père  de  famille?  il  court  vers  son  enfant,  il  se  hâte 
de  le  soutenir;  il  le  rassure  contre  ses  frayeurs  et 
contre  sa  propre  foiblesse  ;  il  calme  ses  agitations ,  il 
dissipe  ses  nuages  :  Accurrit  ne  quis  impediat.  Cen  est 
pas  assez  :  il  rassemble  mille  circonstances  qui  lui  fa- 
cilitent toutes  ses  démarches;  il  l'éloigné  des  occa- 
sions où  sa  foiblesse  auroit  pu  échouer  ;  il  renverse 
des  projets  qui  l'auroient  exposé  à  de  nouveaux  pé- 
rils ;  il  ménage  des  événements  qui  lui  deviennent  de 
nouvelles  facilités  de  rompre  ses  chaînes  :  Accurrit 
ne  guis  impediat.  Tout  semble  aider  cette  ame  ton- 


278       SUR  L'ENFANT  PRODIGUE. 

cliée,  tout  la  soutient,  tout  la  favorise  :  ces  monta- 
gnes qu'elle  croyoit  voir  devant  elle ,  et  ne  pouvoir 
jamais  franchir,  s'aplanissent  comme  par  un  soudain 
enchantement.  Ces  impossibilités,  tant  redoutées, 
s'évanouissent  :  plus  elle  avance ,  plus  les  voies  se 
dégagent,  et  les  obstacles  eux-mêmes  qui  Falar- 
moient,  deviennent  les  facilités  de  sa  pénitence: 
Accurrit  ne  quis  impediat. 

Secondement,  consolation  du  côté  des  douceurs 
secrètes  qu'on  trouve  dans  les  premières  démarches 
d'une  nouvelle  vie.  Le  père  de  famille  ne  se  con- 
tente pas  de  courir  au-devant  de  son  fils  retrouvé, 
il  se  jette  à  son  cou,  il  l'embrasse ,  il  le  baise;  son 
cœur  peut  à  peine  suffire  à  toute  sa  tendresse  pater- 
nelle; ses  faveurs  sont  encore  au-dessous  de  sa  joie 
et  de  son  amour  :  Cecidit  super  collum  ejus ,  et  oscu- 
latus  est  eum.  Il  retrouve  son  fils  qu'il  avoit  perdu  : 
Perierat,  et  inventus  est.  Il  le  retrouve,  à  la  vérité, 
sale ,  hideux,  déchiré  ;  mais  ce  qui  devroitallumer  ses 
foudres ,  ne  réveille  que  son  amour.  Il  ne  voit  en  lui 
que  ses  malheurs ,  il  ne  voit  plus  ses  crimes  :  Perie- 
rat^ et  inventus  est.  Il  n'a  pas  oublié  que  c'est  ici  un 
enfant  ingrat  et  rebelle ,  mais  c'est  ce  souvenir  même 
qui  le  touche;  il  voit  revivre  un  enfant  qui  étoit  mort 
à  ses  yeux ,  il  recouvre  ce  qu'il  avoit  perdu  :  Cecidit 
super  collum  ejus,  et  osculatus  est  eum.  Image  tendre 
et  consolante  de  la  joie  que  la  conversion  d'un  seul 
pécheur  cause  dans  le  ciel ,  et  des  consolations  se- 
crètes que  Dieu  fait  sentir  à  une  ame ,  dès  les  pre- 
mières démarches  de  son  retour  vers  lui  !  Cecidit 


SUR  L'ENFANT  PRODIGUE.  279 

supei^  collum  ejus  ^  et  osculatus  est  eum.  O  clémence 
paternelle!  ô  source  inépuisable  de  bonté!  ô  miséri- 
corde de  mon  Dieu!  que  vous  revient-il  donc  du  sa- 
lut de  la  créature? 

Troisièmement,  consolation  du  côté  de  la  parti- 
cipation aux  saints  mystères ,  dont  on  avoit  si  long- 
temps vécu  privé  par  ses  dérèglements.  Le  père  de 
famille  fait  tuer  le  veau  gras,  il  app,elle  son  fils  re- 
trouvé à  ce  festin  céleste,  il  le  nourrit  de  la  viande 
des  élus  :  Adduciie  vitulum  saginatum;  manducemus 
et  epulemur.  On  avoit  vécu  tant  d'années  sans  Dieu, 
sans  religion,  sans  espérance,  éloigné  de  Fautel  et 
des  sacrifices,  exclu  comme  un  anathème  de  l'as- 
semblée sainte,  de  la  société  des  justes,  et  de  toutes 
les  consolations  de  la  foi  :  quelle  douceur  de  se 
retrouver  au  pied  de  l'autel  saint  avec  ses  frères, 
nourri  du  même  pain ,  soutenu  de  la  même  viande , 
attendant  les  mêmes  promesses,  secouru  de  leurs 
prières ,  fortifié  par  leurs  exemples,  animé  par  l'har- 
monie des  saints  cantiques  qui  accompagnent  la 
solennité  et  l'alégresse  de  ce  divin  banquet!  Et  cjuum 
veniret,  audivit  symphoniam  et  chorum.  Ame  heu- 
reuse! regrettez-vous  alors  les  plaisirs  honteux  dont 
la  grâce  vient  de  vous  dégoûter?  Voyez-vous  en- 
core dans  le  monde,  où  vous  avez  passé  des  jours 
si  pleins  d'amertume ,  quelque  chose  qui  puisse  vous 
rappeler  à  lui ,  et  qui  vous  paroisse  digne  de  votre 
cœur?  Et  un  seul  jour  passé  dans  la  maison  du  Sei- 
gneur, au  pied  de  l'autel  saint,  n'est-il  pas  plus  con- 
solant pour  vous  que  les  années  entières  passées 


2So       SUR  L'ENFANT  PRODIGUE. 

dans  les  plaisirs  et  dans  les  assemblées  des  pé- 
cheurs? 

Enfin,  la  dernière  circonstance  des  égarements  du 
prodigue  avoit  été  le  mépris  et  l'avilissement  où  il 
étoit  tombé  :  l'honneur  et  la  gloire  sont  le  dernier 
privilège  de  sa  pénitence.  On  le  rétablit  dans  tous 
les  droits  dont  il  étoit  déchu ,  on  le  revêt  d'une  robe 
de  dignité  et  d'innocence,  on  met  à  son  doigt  uue 
marque  de  puissance  et  d'autorité,  on  lui  donne 
même  la  préférence  sur  son  aîné,  c'est-à-dire  que 
la  piété  fait  oublier  ce  que  nos  passions  avoient  ou 
d'insensé  ou  de  méprisable;  ou,  pour  mieux  dire, 
n'en  rappelle  le  souvenir  que  pour  donner  plus  de 
prix  aux  vej  tus  qui  leur  ont  succédé  :  elle  change 
en  estime  et  en  respect  le  mépris  que  nos  vices  nous 
avoient  attiré;  elle  nous  rétablit  dans  tous  les  droits 
de  notre  naissance,  de  nos  titres,  de  nos  dignités, 
avilis  par  nos  dissolutions  ;  elle  nous  tire  de  la  boue 
et  de  l'obscurité  de  la  débauche ,  pour  nous  rendre 
aux  fonctions  publiques  ;  elle  nous  sépare  de  la  so- 
ciété basse  et  honteuse  des  hommes  obscurs  et  dis- 
solus, pour  nous  réunir  aux  hommes  sages  et  illus- 
tres de  notre  rang  et  de  notre  état;  en  un  mot,  au 
lieu  que  nous  étions,  comme  le  prodigue,  l'opprobre 
du  ciel  et  de  la  terre ,  elle  nous  rend  la  joie  des  gens 
de  bien,  la  consolation  des  pasteurs,  la  gloire  de  la 
religion,  l'admiration  même  des  mondains,  un  spec- 
tacle digne  des  anges  et  des  hommes. 

Que  faut-il  donc  encore,  mon  cher  auditeur,  pour 
vous  animer  à  suivre  cet  exemple?  Vous  errez  depuis 


SUR  L'ENFANT  PRODIGUE.  281 

long-temps,  comme  le  prodigue,  dans  des  contrées 
étrangères ,  livré  à  la  honte  et  à  Topprobre  de  vos  pas- 
sions :  pourquoi  refuseriez-vous  de  vous  jeter  dans 
le  sein  que  le  Père  céleste  vous  ouvre  aujourd'hui 
avec  tant  de  bonté?  Il  vous  a  souffert  durant  les  em- 
portements d'une  jeunesse  déréglée;  il  se  promet- 
toit  que,  ces  premiers  égarements  passés,  1  âge,  l'ex- 
périence ,  sa  grâce ,  raméneroient  enfin  votre  cœur  : 
ce  temps  est  venu  ;  qu'attendez-vous  encore  pour 
revenir  à  lui?  Les  premiers  désordres  de  votre  vie 
pou  voient  trouver  leur  excuse  dans  la  force  des  pas- 
sions et  de  la  licence  de  Tâge  ;  mais,  à  l'heure  qu'il  est, 
qu'y  a-t-il  qui  puisse  vous  excuser?  des  années  qui 
s'écoulent,  la  plus  belle  saison  de  votre  vie  qui  vous 
échappe,  la  jeunesse  éteinte,  un  visage  détruit,  et 
vous  annonçant  tous  les  jours,  par  son  changement, 
qu'il  est  temps  enfin  de  changer  à  votre  tour;  le 
monde  tous  les  jours  moins  agréable,  parceque  tous 
les  jours  vous  lui  plaisez  moins  ;  tout  ce  qui  vous 
environne,  ou  vous  ennuyant  par  un  long  usage, 
ou  vous  faisant  entendre ,  en  s'éloignant  peu-à-peu 
de  vous,  qu'il  ne  faut  plus  compter  sur  un  monde 
où  vous  ne  servez  plus  que  d'un  appareil  incom- 
mode, et  qu'il  est  insensé  de  courir  encore  après 
ce  qui  vous  fuit,  et  de  vous  obstiner  à  fuir  un  Dieu 
qui  court  au-devant  de  vous  :  qu'attendez-vous  en- 
core ? 

Et  au  fond,  quelle  vie  malheureuse  menez-vous? 
sans  foi ,  sans  religion,  sans  la  consolation  des  sacre- 
ments, sans  pouvoir  vous  adresser  à  Dieu  dans  vos 


282       SUR  L'ENFANT  PRODIGUE. 

prières,  sans  aucune  joie  véritable  dans  le  cœur, 
lassé  des  plaisirs  que  vous  poursuivez,  ennuyé  d'un 
monde  où  vous  ne  traînez  plus  que  le  poids  de  vos 
dégoûts  et  de  vos  crimes  ;  qu'attendez-vous  pour  fi- 
nir vos  peines  et  vos  malheurs  avec  vos  désordres? 
Les  mystères  saints  qui  approchent;  le  temps  de  pro- 
pitiation  où  nous  sommes  entrés  ;  toute  l'Église  oc- 
cupée de  la  conversion  des  pécheurs  ;  la  voix  de  ses 
ministres  qui  vous  exhortent  de  toutes  parts  à  la 
pénitence  ;  vous-même  ému,  ébranlé  de  tout  cet  ap- 
pareil de  religion,  qu'attendez-vous?  Porterez-vous 
jusqu'au  festin  pascal ,  jusqu'à  la  solennité  de  la  ré- 
surrection ,  vos  impuretés  et  votre  ignominie  ?  Serez- 
vous  un  anatlîème  au  milieu  de  vos  frères ,  séparé 
de  l'autel  et  des  sacrifices ,  tandis  qu'ils  participe- 
ront tous  à  l'azyme  sacré ,  et  qu'ils  célébreront  le 
jour  du  Seigneur? 

Quelle  joie  pour  vous ,  mon  cher  auditeur,  si ,  en- 
trant aujourd'hui  dans  des  sentiments  de  componc- 
tion ;  si ,  prenant  au  sortir  d'ici  des  mesures  solides 
de  pénitence  ;  si ,  vous  adressant  à  quelque  homme 
de  Dieu  aux  pieds  duquel  vous  alliez  mettre  ce  poids 
d'iniquité  qui  vous  accable ,  nous  vous  voyions  assis 
à  la  table  du  Père  céleste  aux  jours  solennels  que 
nous  attendons!  Quelle  joie,  si  nous  lui  entendons 
dire:  Mon  jils  étoit  mort,  et  il  est  ressuscité!  il  étoit 
-perdu,  et  il  est  retrouvé  !  Que  de  divines  consolations 
vont  se  répandre  alors  dans  votre  ame!  Les  can- 
tiques célestes  des  esprits  qui  sont  autour  du  trône 
de  Dieu  solenniseront  ce  jour  heureux  :  les  saints 


SUR  L'ENFANT  PRODIGUE.  283 

qui  sont  sur  la  terre ,  en  béniront  les  richesses  de  la 
miséricorde  divine  :  les  hommes  pécheurs  eux-mêmes 
admireront  votre  changement ,  et  seront  ébranlés  par 
l'exemple  de  votre  pénitence.  Puissiez -vous,  mon 
cher  auditeur,  vous  laisser  toucher  à  des  motifs  si 
pressants  ;  et  vous ,  ô  mon  Dieu  !  faire  que  mes  sou- 
haits ne  soient  pas  vains  ;  écouter  la  préparation  de 
mon  cœur,  et  mes  vœux  ardents  pour  le  salut  de  mes 
frères  ;  et  répandre  un  esprit  de  componction  sur  les 
pécheurs  qui  m  écontent,  afin  que,  revenus  de  leurs 
voies  égarées ,  ils  vous  trouvent  prêt  à  les  recevoir 
dans  le  sein  de  votre  gloire  et  de  votre  immortalité  ! 
Ainsi  soit-il. 


SERMON 

POUR 

LE  LUNDI  DE  LA  TROISIÈME  SEMAINE  DE  CARÊME. 


SUR  LE  PETIT  NOMBRE  DES  ÉLUS. 

Multi  leprosi  erant  in  Israël  sub  ElisŒo  propheta;  et  nemo  eorum 
mundatus  est,  nisi  Naaman  Syrus. 

Il  y  avoit  beaucoup  de  lépreux  en  Israël  du  temps  du  pro- 
phète Élisée,  et  aucun  d'eux  ne  fut  guéri  que  le  seul  Naaman  le 
Syrien. 

Luc.  c.  4,  V.  27. 

Vous  nous  demandez  tous  les  jours,  mes  frères, 
s'il  est  vrai  que  le  chemin  du  ciel  soit  si  difficile ,  et 
si  le  nombre  de  ceux  qui  se  sauvent  est  aussi  petit 
que  nous  le  disons.  A  une  question  si  souvent  pro- 
posée, et  encore  plus  souvent  éclaircie,  Jésus-Christ 
vous  répond  aujourd'hui,  qu'il  y  avoit  beaucoup  de 
veuves  en  Israël  affligées  de  la  famine,  et  que  la 
seule  veuve  de  Sarepta  mérita  d'être  secourue  par 
le  prophète  Élie  ;  que  le  nombre  des  lépreux  étoit 
grand  en  Israël  du  temps  du  prophète  Élisée ,  et  que 
cependant  Naaman  tout  seul  fut  guéri  par  l'homme 
de  Dieu. 


SUR  LE  PETIT  NOMBRE  DES  ÉLUS.  siSS 

Pour  moi,  mes  frères,  si  je  venois  ici  vous  alar- 
mer plutôt  que  vous  instruire ,  il  me  suffîroit  de  vous 
exposer  simplement  ce  qu'on  lit  de  plus  terrible  dans 
les  livres  saints  sur  cette  grande  vérité;  et,  parcou- 
rant de  siècle  en  siècle  l'histoire  des  Justes,  vous 
montrer  que  dans  tous  les  temps  les  élus  ont  été  fort 
rares.  La  famille  de  Noé,  seule,  sur  la  terre,  sauvée 
de  l'inondation  générale  ;  Abraham ,  seul  discerné  de 
tout  le  reste  des  hommes,  et  devenu  le  dépositaire 
de  l'alliance;  Josué  et  Caleb,  seuls  de  six  cent  mille 
Hébreux,  introduits  dans  la  terre  de  promesse;  un 
Job,  seul  juste  dans  la  terre  de  Hus;  Loth,  dans  So- 
dôme;  les  trois  enfants  Juifs,  dans  Babylone. 

A  des  figures  si  effrayantes  auroient  succédé  les 
expressions  des  prophètes  ;  vous  auriez  vu  dans  Isaïe 
les  élus  aussi  rares  que  ces  grappes  de  raisin  qu'on 
trouve  encore  après  la  vendange,  et  qui  ont  échappé 
à  la  diligence  du  vendangeur;  aussi  rares  que  ces 
épis  qui  restent  par  hasard  après  la  moisson ,  et  que 
la  faux  du  moissonneur  a  épargnés. 

L'Évangile  auroit  encore  ajouté  de  nouveaux  traits 
à  la  terreur  de  ces  images  :  je  vous  aurois  parlé  de 
deux  voies,  dont  l'une  est  étroite,  rude,  et  la  voie 
d'un  très  petit  nombre;  l'autre,  large,  spacieuse, 
semée  de  fleurs,  et  qui  est  comme  la  voie  publique 
de  tous  les  hommes  ;  enfin,  en  vdius  faisant  remar- 
quer que  par-tout  dans  les  livres  saints  la  multitude 
est  toujours  le  parti  des  réprouvés  ;  et  que  les  élus, 
comparés  au  reste  des  hommes,  ne  forment  qu'un 
petit  troupeau  qui  échappe  presque  à  la  vue ,  je  vous 


286         SUR  LE  PETIT  NOMBRE 

aurois  laissés,  sur  votre  salut,  dans  des  alarmes  tou- 
jours cruelles  à  quiconque  n  a  pas  encore  renoncé  à 
la  foi  et  à  Tespérance  de  sa  vocation. 

Mais  que  ferois-je  en  bornant  tout  le  fruit  de  cette 
instruction  à  vous  prouver  seulement  que  très  peu 
de  personnes  se  sauvent?  hélas  !  je  découvrirois  le 
danger  sans  apprendre  à  Téviter;  je  vous  montre- 
rois  ,  avec  le  prophète ,  le  glaive  de  la  colère  de  Dieu 
levé  sur  vos  têtes,  et  je  ne  vous  aiderois  pas  à  vous 
dérober  au  coup  qui  vous  menace;  je  troublerois  les 
consciences,  et  je  n'instruirois  pas  les  pécheurs. 

Mon  dessein  donc  aujourd'hui  est  de  chercher  dans 
nos  mœurs  les  raisons  de  ce  petit  nombre.  Comme 
chacun  se  flatte  qu'il  n'en  sera  pas  exclu ,  il  importe 
d'examiner  si  sa  confiance  est  bien  fondée.  Je  veux  , 
en  vous  marquant  les  causes  qui  rendent  le  salut  si 
rare,  non  pas  vous  faire  conclure  en  général  que 
peu  seront  sauvés ,  mais  vous  réduire  à  vous  de- 
mander à  vous-mêmes  si,  vivant  comme  vous  vivez, 
vous  pouvez  espérer  de  l'être  :  qui  suis-je?  que  fais-je 
pour  le  ciel  ?  et  quelles  peuvent  être  mes  espérances 
éternelles? 

Je  ne  me  propose  point  d'autre  ordre  dans  une 
matière  aussi  importante.  Quelles  sont  les  causes 
qui  rendent  le  salut  si  rare  ?  Je  vais  en  marquer  trois 
principales ,  et  voilà  le  seul  plan  de  ce  discours  : 
Fart  et  les  recherches  seroient  ici  mal  placés.  Appli- 
quez-vous, qui  que  vous  soyez:  le  sujet  ne  sauroit 
être  plus  digne  de  votre  attention ,  puisqu'il  s'agit 
d'apprendre  quelles  peuvent  être  les  espérances  de 


DES  ÉLUS.  287 

votre  destinée  éternelle.  Implorons,  etc.  Ave,  Ma- 
ria^ etc. 

PREMIÈRE  PARTIE. 

Peu  de  gens  se  sauvent,  parcequ  on  ne  peut  com- 
prendre dans  ce  nombre  que  deux  sortes  de  per- 
sonnes, ou  celles  qui  ont  été  assez  heureuses  pour 
conserver  leur  innocence  pure  et  entière ,  ou  celles 
qui,  après  l'avoir  perdue,  Font  retrouvée  dans  les 
travaux  de  la  pénitence  :  première  cause.  Il  n'y  a 
que  ces  deux  voies  de  salut;  et  le  ciel  n'est  ouvert, 
ou  qu'aux  innocents  ou  qu'aux  pénitents.  Or,  de 
quel  côté  êtes- vous?  êtes-vous  innocent?  étes-vous 
pénitent  ?  Rien  de  souillé  n  entrera  dans  le  royaume 
de  Dieu  :  il  faut  donc  y  porter  ou  une  innocence 
conservée  ou  une  innocence  recouvrée.  Or,  mourir 
innocent  est  un  privilège  où  peu  dames  peuvent 
aspirer;  vivre  pénitent  est  une  grâce  que  les  adou- 
cissements de  la  discipline  et  le  relâchement  de  nos 
mœurs  rendent  presque  encore  plus  rare. 

En  effet,  qui  peut  prétendre  aujourd'hui  au  salut 
par  un  titre  d'innocence?  Où  sont  ces  ames  pures 
en  qui  le  péché  n'ait  jamais  habité,  et  qui  aient  con- 
servé jusqu'à  la  fin  le  trésor  sacré  de  la  première 
grâce  que  l'Église  leur  avoit  confié  dans  le  baptême , 
et  que  Jésus-Christ  leur  redemandera  au  jour  ter- 
rible des  vengeances? 

Dans  ces  temps  heureux  où  toute  l'Église  n'étoit 
encore  qu'une  assemblée  de  saints,  il  étoit  rare  de 


288         SUR  LE  PETIT  NOMBRE 

trouver  des  fidèles  qui ,  après  avoir  reçu  les  dons  de 
l'Esprit  saint ,  et  confessé  Jésus-Christ  dans  le  sacre- 
ment qui  nous  régénère ,  retombassent  dans  le  dé- 
règlement de  leurs  premières  mœurs.  Ananie  et  Sa- 
phire  furent  les  seuls  prévaricateurs  de  l'Église  de 
Jérusalem;  celle  de  Corinthe  ne  vit  qu'un  inces- 
tueux ;  la  pénitence  canonique  étoit  alors  un  remède 
rare,  et  à  peine  parmi  ces  vrais  Israélites  se  trouvoit-il 
un  seul  lépreux  qu'on  fût  obligé  d'éloigner  de  l'autel 
saint,  et  de  séparer  de  la  communion  de  ses  frères. 

Mais  depuis,  la  foi  s'affoiblissant  en  commençant 
à  s'étendre,  le  nombre  des  Justes  diminuant  à  me- 
sure que  celui  des  fidèles  augmentoit,  le  progrès  de 
l'Évangile  a,  ce  semble,  arrêté  celui  de  la  piété;  et 
le  monde  entier  devenu  chrétien  a  porté  enfin  avec 
lui  dans  l'Église  sa  corruption  et  ses  maximes.  Hé- 
las !  nous  nous  égarons  presque  tous  dès  le  sein  de 
nos  mères  :  le  premier  usage  que  nous  faisons  de 
notre  cœur  est  un  crime  ;  nos  premiers  penchants 
sont  des  passions ,  et  notre  raison  ne  se  développe 
et  ne  croît  que  sur  les  débris  de  notre  innocence. 
La  terre,  dit  un  prophète,  est  infectée  par  la  corrup- 
tion de  ceux  qui  l'habitent;  tous  ont  violé  les  lois, 
changé  les  ordonnances,  rompu  l'alliance  qui  de- 
voit  durer  éternellement  ;  tous  opèrent  l'iniquité ,  et 
à  peine  s'en  trouve-t-il  un  seul  qui  fasse  îe  bien;  l'in- 
justice, la  calomnie,  le  mensonge,  la  perfidie,  l'a- 
dultère, les  crimes  les  plus  noirs  ont  inondé  la  terre  : 
Mendacium ,  etfurtum ,  et  adulterium ,  inundaverunt  ^ . 

'  Osée,  c.  4- 


DES  ÉLUS.  289 

Le  frère  dresse  des  embûches  au  frère  ;  le  père  est 
séparé  de  ses  enfants ,  Fépoux  de  son  épouse  ;  il  n'est 
point  de  lien  qu'un  vil  intérêt  ne  divise;  la  bonne  foi 
n'est  plus  que  la  vertu  des  simples  ;  les  haines  sont 
éternelles;  les  réconciliations  sont  des  feintes  ,  et  ja- 
mais on  ne  regarde  un  ennemi  comme  un  frère  :  on 
se  déchire ,  on  se  dévore  les  uns  les  autres  ;  les  as- 
semblées ne  sont  plus  que  des  censures  publiques  ;  la 
vertu  la  plus  entière  n  est  plus  à  couvert  de  la  contra- 
diction des  langues  ;  les  jeux  sont  devenus  ou  des  tra- 
fics, ou  des  fraudes,  ou  des  fureurs  ;  les  repas,  ces  liens 
innocents  de  la  société ,  des  excès  dont  on  n'oseroit 
parler;  les  plaisirs  publics,  des  écoles  de  lubricité: 
notre  siècle  voit  des  horreurs  que  nos  pères  ne  con- 
noissoient  même  pas;  la  ville  est  une  Ninive  péche- 
resse; la  cour  est  le  centre  de  toutes  les  passions  hu- 
maines; et  la  vertu,  autorisée  par  l'exemple  du  sou- 
verain, honorée  de  sa  bienveillance,  animée  par  ses 
bienfaits,  y  rend  le  crime  plus  circonspect,  mais  ne 
l'y  rend  pas  peut-être  plus  rare  :  tous  les  états ,  toutes 
les  conditions  ont  corrompu  leurs  voies;  les  pauvres 
murmurent  contre  la  main  qui  les  frappe  ;  les  riches 
oublient  l'auteur  de  leur  abondance  ;  les  grands  ne 
semblent  être  nés  que  pour  eux-mêmes,  et  la  licence 
paroît  le  seul  privilège  de  leur  élévation  ;  le  sel  même 
de  la  terre  s'est  affadi  ;  les  lampes  de  Jacob  se  sont 
éteintes;  les  pierres  du  sanctuaire  se  traînent  indi- 
gnement dans  la  boue  des  places  publiques,  et  le 
prêtre  est  devenu  semblable  au  peuple.  ODieu!  est- 
ce  donc  là  votre  Église  et  rassemblée  des  saints^ 

19 


290         SUR  LE  PETIT  NOMBRE 

Est-ce  là  cet  héritage  si  chéri,  cette  vigne  bien-aimée , 
Fobjet  de  vos  soins  et  de  vos  tendresses?  et  qu  ofFroit 
de  plus  coupable  à  vos  yeux  Jérusalem,  lorsque 
vous  la  frappâtes  d'une  malédiction  éternelle?  Voilà 
donc  déjà  une  voie  de  salut  fermée  presque  à  tous 
les  hommes:  tous  se  sont  égarés.  Qui  que  vous  soyez 
qui  m'écoutez  ici,  il  a  été  un  temps  oii  le  péché  ré- 
gnoit  en  vous:  Tâge  a  peut-être  calmé  vos  passions , 
mais  quelle  a  été  votre  jeunesse?  Des  infirmités  ha- 
bituelles vous  ont  peut-être  dégoûté  du  monde;  mais 
quel  usage  faisiez-vous  avant  cela  de  la  santé?  un 
coup  de  la  grâce  a  peut-être  changé  votre  cœur; 
mais  tout  le  temps  qui  a  précédé  ce  changement,  ne 
priez-vous  pas  sans  cesse  le  Seigneur  qu  il  Tefface  de 
son  souvenir? 

Mais  à  quoi  m'amusé-je?  Nous  sommes  tous  pé- 
cheurs, ô  mon  Dieu!  et  vous  nous  connoissez.  Ce 
que  nous  voyons  même  de  nos  égarements  n'en  est 
peut-être  à  vos  yeux  que  Fendroit  le  plus  suppor- 
table: et,  du  côté  de  l'innocence,  chacun  de  nous 
convient  assez  qu  il  n'a  plus  rien  à  prétendre  au  sa- 
lut. Il  ne  reste  donc  plus  qu'une  ressource  :  c'est  la 
pénitence.  Après  le  naufrage,  disent  les  saints,  c'est 
la  planche  heureuse  qui  seule  peut  encore  nous  me- 
ner au  port;  il  n'y  a  plus  d'autre  voie  de  salut  pour 
nous.  Qui  que  vous  soyez  qui  avez  été  pécheur, 
prince ,  sujet,  grand ,  peuple ,  la  pénitence  seule  peut 
vous  sauver. 

Or  souffrez  que  je  vous  demande  où  sont  les  pé- 
nitents parmi  nous  :  où  sont-ils?  forment-ils  dans 


DES  ÉLUS.  ±gt 

l'Église  un  peuple  nombreux?  Vous  en  trouverez 
plus,  disoit  autrefois  un  père,  qui  ne  soient  jamais 
tombés,  que  vous  n'en  trouverez  qui,  après  leur 
chute,  se  soient  relevés  par  une  véritable  pénitence  î 
cette  parole  est  terrible.  Mais  je  veux  que  ce  soit  là 
une  de  ces  expressions  qu'il  ne  faut  pas  trop  pres- 
ser, quoique  les  paroles  des  saints  soient  toujours 
respectables.  Ne  portons  pas  les  choses  si  loin  ;  la 
vérité  est  assez  terrible,  sans  y  ajouter  de  nouvelles 
terreurs  par  de  vaines  déclamations.  Examinons  seu- 
lement si,  du  côté  de  la  pénitence,  nous  sommes  en 
droit  la  plupart  de  prétendre  au  salut.  Qu'est-ce 
qu'un  pénitent?  Un  pénitent,  disoit  autrefois  Ter- 
tullien,  est  un  fidèle  qui  sent,  tous  les  moments  de 
la  vie ,  le  malheur  qu'il  a  eu  de  perdre  et  d'oublier 
autrefois  son  Dieu  ;  qui  a  sans  cesse  son  péché  de- 
vant les  yeux  ;  qui  en  retrouve  par-tout  le  souvenir 
et  les  tristes  images  :  un  pénitent ,  c'est  un  homme 
chargé  des  intérêts  de  la  justice  de  Dieu  contre  lui- 
même;  qui  s'interdit  les  plaisirs  les  plus  innocents, 
parcequ'il  s'en  est  permis  de  criminels  ;  qui  ne  souf- 
fre les  plus  nécessaires  qu'avec  peine;  qui  ne  regarde 
plus  son  corps  que  comme  un  ennemi  qu'il  faut  af- 
foiblir,  comme  un  rebelle  qu'il  faut  châtier,  comme 
un  coupable  à  qui  désormais  il  faut  presque  totrt  re- 
fuser, comme  un  vase  souillé  qu'il  faut  purifier, 
comme  un  débiteur  infidèle,  dont  il  faut  exiger  jus- 
qu'au dernier  denier:  un  pénitent,  c'est  un  criminel 
qui  s'envisage  comme  un  homme  destiné  à  la  mort , 

parcequ'il  ne  mérite  plus  de  vivre;  ses  moeurs,  par 

19. 


392         SUR  LE  PETIT  NOMBRE 

conséquent,  sa  parure,  ses  plaisirs  mêmes  doivent 
avoir  je  ne  sais  quoi  de  triste  et  d'austère,  et  il  ne 
doit  plus  vivre  que  pour  souffrir  :  un  pénitent  ne  voit 
dans  la  perte  de  ses  biens  et  de  sa  santé ,  que  la  pri- 
vation des  faveurs  dont  il  a  abusé  ;  dans  les  humi- 
liations qui  lui  arrivent ,  que  la  peine  de  son  péché  ; 
dans  les  douleurs  qui  le  déchirent,  que  le  commen- 
cement des  supplices  qu  il  a  mérités  ;  dans  les  cala-* 
mités  publiques  qui  affligent  ses  frères ,  que  le  châ- 
timent peut-être  de  ses  crimes  particuliers  :  voilà  ce 
que  c'est  qu  un  pénitent.  Mais  je  vous  demande  en- 
core où  sont  parmi  nous  les  pénitents  de  ce  carac- 
tère :  011  sont-ils  ? 

Ah  !  les  siècles  de  nos  pères  en  voyoient  encore 
aux  portes  de  nos  temples  :  c'étoient  des  pécheurs 
moins  coupables  que  nous  sans  doute ,  de  tout  rang, 
de  tout  âge ,  de  tout  état  ;  prosternés  devant  le  ves- 
tibule du  temple  ;  couverts  de  cendre  et  de  cilice  ; 
conjurant  leurs  frères  qui  entroient  dans  la  maison 
du  Seigneur,  d'obtenir  de  sa  clémence  le  pardon  de 
leurs  fautes  ;  exclus  de  la  participation  à  Fautel ,  de 
Tassistance  même  aux  mystères  sacrés  ;  passant  les 
années  entières  dans  l'exercice  des  jeûnes,  des  ma- 
cérations ,  des  prières ,  et  dans  des  épreuves  si  labo- 
rieuses, que  les  pécheurs  les  plus  ccandaleux  ne 
voudroient  pas  les  soutenir  aujourd'hui  un  seul  jour; 
privés  non  seulement  des  plaisirs  publics,  mais  en- 
core des  douceurs  de  la  société,  de  la  communica- 
tion avec  leurs  frères,  de  la  joie  commune  des  so- 
lennités ;  vivant  comme  des  anathèmes ,  séparés  de 


1 


DES  ÉLUS.  293 

rassemblée  sainte;  dépouillés  même  pour  un  temps 
de  toutes  les  marques  de  leur  grandeur  selon  le  siè- 
cle, et  n'ayant  plus  d'autre  consolation  que  celle  de 
leurs  larmes  et  de  leur  pénitence. 

Tels  étoient  autrefois  les  pénitents  dans  TÉglise  : 
si  Ton  y  voyoit  encore  des  pécheurs,  le  spectacle  de 
leur  pénitence  édifioit  bien  plus  l'assemblée  des  fi- 
dèles ,  que  leurs  chutes  ne  Favoient  scandalisée  ;  c'é- 
toient  de  ces  fautes  heureuses  ,  qui  devenoient  plus 
utiles  que  l'innocence  même.  Je  sais  qu'une  sage  dis- 
pensation  a  obligé  l'Église  de  se  relâcher  des  épreu- 
ves publiques  de  la  pénitence  ;  et  si  j'en  rappelle  ici 
l'histoire,  ce  n'est  pas  pour  blâmer  la  prudence  des 
pasteurs  qui  en  ont  aboli  l'usage,  mais  pour  déplo- 
rer la  corruption  générale  des  fidèles  qui  les  y  a  for- 
cés. Les  changements  des  mœurs  et  des  siècles  en- 
traînent nécessairement  avec  eux  les  variations  de  la 
discipline.  La  police  extérieure,  fondée  sur  les  lois 
des  hommes,  a  pu  changer;  la  loi  de  la  pénitence, 
établie  sur  l'Évangile  et  sur  la  parole  de  Dieu ,  est 
toujours  la  même.  Les  degrés  publics  de  la  pénitence 
ne  subsistent  plus,  il  est  vrai;  mais  les  rigueurs  et 
l'esprit  de  la  pénitence  sont  encore  les  mêmes,  et  ne 
sauroient  jamais  prescrire.  On  peut  satisfaire  à  l'É- 
glise sans  subir  les  peines  publiques  qu'elle  imposoit 
autrefois  ;  on  ne  peut  satisfaire  à  Dieu  sans  lui  en  of- 
frir de  particulières  qui  les  égalent,  et  qui  en  soient 
une  juste  compensation. 

Or  regardez  autour  de  vous  :  je  ne  dis  pas  que 
vous  jugiez  vos  frères  ;  mais  examinez  quelles  sont 


21)4         SUR  LE  PETIT  NOMBRE 

jes  mœurs  de  tous  ceux  qui  vous  environnent  :  je  ne 
parle  pas  même  ici  de  ces  pécheurs  déclarés  qui  ont 
secoué  le  joug,  et  qui  ne  gardent  plus  de  mesures 
dans  le  crime,  je  ne  parle  que  de  ceux  qui  vous  res- 
semblent,  qui  sont  dans  des  mœurs  communes,  et 
dont  la  vie  n'offre  rien  de  scandaleux  ni  de  criant  :  ils 
sont  pécheurs,  ils  en  conviendroient;  vous  n  êtes  pas 
innocent,  et  vous  en  convenez  vous-même:  or  sont- 
ils  pénitents,  et  Fêtes-vous?  L'âge,  les  emplois,  des 
soins  plus  sérieux  vous  ont  fait  peut-être  revenir  des 
emportements  d'une  première  jeunesse;  peut-être 
même  les  amertumes  que  la  bonté  de  Dieu  a  pris 
plaisir  de  répandre  sur  vos  passions,  les  perfidies, 
les  bruits  désagréables ,  une  fortune  reculée ,  la  santé 
ruinée,  des  affaires  en  décadence,  tout  cela  a  refroidi 
et  retenu  les  penchants  déréglés  de  votre  cœur:  le 
crime  vous  a  dégoûté  du  crime  même  ;  les  passions 
d'elles-mêmes  se  sont  peu-à-peu  éteintes  ;  le  temps 
et  la  seule  inconstance  du  cœur  a  rompu  vos  liens. 
Cependant,  dégoûté  des  créatures,  vous  n'en  êtes  pas 
plus  vif  pour  votre  Dieu:  vous  êtes  devenu  plus  pru- 
dent, plus  régulier,  selon  le  monde,  plus  homme 
de  probité,  plus  exact  à  remplir  vos  devoirs  publics 
et  particuliers ,  mais  vous  n'êtes  pas  pénitent  ;  vous 
avez  cessé  vos  désordres,  mais  vous  ne  les  avez  pas 
expiés,  mais  vous  ne  vous  êtes  pas  converti,  mais 
ce  grand  coup  qui  change  le  cœur  et  qui  renouvelle 
tout  l'homme,  vous  ne  l'avez  pas  encore  senti. 

Cependant  cet  état  si  dangereux  n'a  rien  qui  vous 
alarme  :  des  péchés  qui  n'ont  jamais  été  purifiés  par 


DES  ÉLUS.  295 

une  sincère  pénitence,  ni  par  conséquent  remis  de- 
vant Dieu,  sont  à  vos  yeux  comme  s'ils  n'étoient 
plus  ;  et  vous  mourrez  tranquille  dans  une  impéni- 
tence d'autant  plus  dangereuse  que  vous  mourrez 
sans  la  connoître.  Ce  n'est  pas  ici  une  simple  expres- 
sion et  un  mouvement  de  zélé  ;  rien  n'est  plus  réel 
et  plus  exactement  vrai  ;  c'est  la  situation  de  presque 
tous  les  hommes,  et  même  des  plus  sages  et  des 
plus  approuvés  dans  le  monde:  les  premières  mœurs 
sont  toujours  licencieuses;  Tâge,  les  dégoûts,  un 
établissement,  fixent  le  cœur,  retirent  du  désordre, 
réconcilient  même  avec  les  saints  mystères  :  mais 
où  sont  ceux  qui  se  convertissent?  où  sont  ceux  qui 
expient  leurs  crimes  par  des  larmes  et  des  macéra- 
tions? où  sont  ceux  qui,  après  avoir  commencé  comme 
des  pécheurs,  finissent  comme  des  pénitents?  où 
sont-ils?  je  vous  le  demande. 

Montrez-moi  seulement  dans  vos  mœurs  des  tra- 
ces légères  de  pénitence.  Quoi?  les  lois  de  l'Église? 
mais  elles  ne  regardent  plus  les  personnes  d'un  cer- 
tain rang ,  et  l'usage  en  a  presque  fait  des  devoirs 
obscurs  et  populaires.  Quoi?  les  soins  de  la  fortune, 
les  inquiétudes  de  la  faveur  et  de  la  prospérité,  les 
fatigues  du  service  ;  les  dégoûts  et  les  gènes  de  la 
cour,  les  assujettissements  des  emplois  et  des  bien- 
séances? mais  voudriez-vous  mettre  vos  crimes  au 
nombre  de  vos  vertus  ;  que  Dieu  vous  tînt  compte 
des  travaux  que  vous  n'endurez  pas  pour  lui  ;  que 
votre  ambition,  votre  orgueil,  votre  cupidité,  vous  dé- 
chargeassent d'une  obligation  qu'elles-mêmes  vous 


296         SUR  LE  PETIT  NOMBRE 

imposent?  Vous  êtes  pénitent  du  monde;  mais  vous 
ne  Fêtes  pas  de  Jésus-Christ.  Quoi  enfin?  les  infir- 
mités dont  Dieu  vous  afflige?  les  ennemis  qu  il  vous 
suscite?  les  disgrâces  et  les  pertes  qu'il  vous  mé- 
nage? mais  recevez-vous  ces  coups  avec  soumission 
seulement?  et  loin  d'y  trouver  des  occasions  de  pé^ 
nitence,  n'en  faites-vous  pas  la  matière  de  nouveaux 
crimes?  Mais  quand  vous  seriez  fidèle  sur  tous  ces 
points,  seriez-vous  pénitent?  Ce  sont  les  obligations 
d'une  ame  innocente,  de  recevoir  avec  soumission 
les  coups  dont  Dieu  la  frappe;  de  remplir  avec  cou- 
rage les  devoirs  pénibles  de  son  état,  d'être  fidèle 
aux  lois  de  l'Église  :  mais  vous ,  qui  êtes  pécheur,  ne 
devez-vous  rien  au-delà?  Et  cependant  vous  préten- 
dez au  salut;  mais  sur  quel  titre?  Dire  que  vous  êtes 
innocent  devant  Dieu ,  votre  conscience  rendroit  té- 
moignage contre  vous-même:  vouloir  nous  persua- 
der que  vous  êtes  pénitent ,  vous  n'oseriez ,  et  vous 
vous  condamneriez  par  votre  propre  bouche  :  sur 
quoi  donc  pouvez-vous  compter,  ô  homme  qui  vivez 
si  tranquille  !  Ubi  est  ergo  gloriatio  tua  '  ? 

Et  ce  qu'il  y  a  ici  de  terrible,  c  est  qu'en  cela  vous 
ne  faites  que  suivre  le  torrent  :  vos  mœurs  sont  les 
mœurs  de  presque  tous  les  hommes.  Vous  en  con- 
noissez  peut-être  de  plus  coupables  que  vous  (car 
je  suppose  qu'il  vous  reste  encore  des  sentiments 
de  religion ,  et  quelque  soin  de  votre  salut)  ;  mais  de 
véritables  pénitents ,  en  connoissez-vous  ?  Il  faut  les 
aller  chercher  dans  les  cloîtres  et  dans  les  solitudes  : 

'  Rom.  c.  3,  V.  27. 


DES  ÉLUS.  297 

vous  comptez  à  peine,  parmi  les  personnes  de  votre 
rang  et  de  votre  état,  un  petit  nombre  d'ames  dont 
les  mœurs ,  plus  austères  que  celles  du  commun ,  s  at- 
tii  ent  les  regards ,  et  peut-être  aussi  la  censure  du 
public.  Tout  le  reste  marche  dans  la  même  voie.  Je 
vois  que  chacun  se  rassure  sur  son  voisin;  que  les 
enfants  succèdent  là-dessus  à  la  fausse  sécurité  de 
leurs  pères;  que  nul  ne  vit  innocent;  que  nul  ne 
meurt  pénitent  :  je  le  vois ,  et  je  m'écrie  :  O  Dieu  !  si 
vous  ne  nous  avez  pas  trompés  ;  si  tout  ce  que  vous 
nous  avez  dit  sur  la  voie  qui  conduit  à  la  vie ,  doit 
s'accomplir  jusqu'à  un  point;  si  le  nombre  de  ceux 
qu'il  faudroit  perdre  ne  vous  fait  rien  rabattre  de  la 
sévérité  de  vos  lois  ,  où  va  donc  se  rendre  cette  mul- 
titude infinie  de  créatures  qui  disparoissent  tous  les 
jours  à  nos  yeux?  Où  sont  nos  amis,  nos  proches, 
nos  maîtres,  nos  sujets,  qui  nous  ont  précédés;  et 
quelle  est  leur  destinée  dans  la  région  éternelle  des 
morts?  Que  serons-nous  un  jour  nous-mêmes? 

Lorsqu'autrefois  un  prophète  se  plaignoit  au  Sei- 
gneur que  tous  avoient  abandonné  son  alliance  dans 
Israël,  il  répondit  qu'il  s'étoit  encore  réservé  sept 
mille  hommes  qui  n'avoient  pas  fléchi  le  genou  de- 
vant Baal  :  c'est  tout  ce  qu'un  royaume  entier  ren- 
fermoit  alors  d  ames  pures  et  fidèles.  Mais  pourriez- 
vous  encore  aujourd'hui,  ô  mon  Dieu!  consoler  les 
gémissements  <le  vos  serviteurs  par  la  même  assu- 
rance? Je  sais  que  votre  œil  discerne  encore  des 
justes  au  milieu  de  nous;  que  le  sacerdoce  a  encore 
ses  Phinée;  la  magistrature  ses  Samuel;  l'épée  ses 


298         SUR  LE  PETIT  NOMBRE 

Josué;  la  cour  ses  Daniel,  ses  Esther,  et  ses  David; 
car  le  monde  ne  subsiste  que  pour  vos  élus ,  et  tout 
seroit  détruit  si  leur  nombre  étoit  accompli  :  mais 
ces  restes  heureux  des  enfants  d'Israël  qui  se  sau- 
veront, que  sont-ils,  comparés  aux  grains  de  sable 
de  la  mer;  je  veux  dire  à  cette  multitude  infinie  qui 
se  damne?  Venez  nous  demander  après  cela,  mes 
frères,  s'il  est  vrai  que  peu  seront  sauvés!  Vous  Fa- 
vez  dit,  ô  mon  Dieu!  et  par-là  c'est  une  vérité  qui 
demeure  éternellement.  Mais  quand  Dieu  ne  Fauroit 
pas  dit,  je  ne  voudrois ,  en  second  lieu ,  que  voir  un 
instant  ce  qui  se  passe  parmi  les  hommes  ;  les  lois 
sur  lesquelles  ils  se  gouvernent,  les  maximes  qui 
sont  devenues  les  règles  de  la  multitude  :  et  c'est  ici 
la  seconde  cause  de  la  rareté  des  élus ,  qui  n'est  pro- 
prement qu'un  développement  de  la  première;  la 
force  des  coutumes  et  des  usages. 

SECONDE  PARTIE. 

Peu  de  gens  se  sauvent,  parceque  les  maximes 
les  plus  universellement  reçues  dans  tous  les  états, 
et  sur  lesquelles  roulent  les  mœurs  de  la  multitude, 
sont  des  maximes  incompatibles  avec  le  salut:  sur 
l'usage  des  biens ,  sur  Famour  de  la  gloire ,  sur  la 
modération  chrétienne ,  sur  les  devoirs  des  charges 
et  des  conditions,  sur  le  détail  des  œuvres  prescrites, 
les  régies  reçues,  approuvées,  autorisées  dans  le 
monde ,  contredisent  celles  de  FÉvangile  ;  et  dès-là 
elles  ne  peuvent  que  conduire  à  la  mort. 


DES  ÉLUS.  299 

Je  n'entrerai  pas  ici  dans  un  détail  trop  vaste  pour 
un  discours ,  et  trop  peu  sérieux  même  pour  la  chaire 
chrétienne.  Je  ne  vous  dis  pas  que  c'est  un  usage 
étabh  dans  le  monde,  qu  on  peut  mesurer  sa  dépense 
sur  son  bien  et  sur  son  rang;  et  que  pourvu  que  ce 
soit  du  patrimoine  de  ses  pères,  on  peut  s'en  faire 
honneur ,  ne  point  mettre  de  bornes  à  son  luxe ,  et  ne 
consulter  dans  ses  profusions  que  son  orgueil  et  ses 
caprices.  Mais  la  modération  chrétienne  a  ses  régies  ; 
mais  vous  n'êtes  pas  le  maître  absolu  de  vos  biens ,  et 
tandis  sur-tout  que  mille  malheureux  souffrent,  tout 
ce  que  vous  employez  au-delà  des  besoins  et  des  bien- 
séances de  votre  état,  est  une  inhumanité,  et  un  vol 
que  vous  faites  aux  pauvres.  Ce  sont  là,  dit-on,  des 
raffinements  de  dévotion ,  et  en  matière  de  dépense 
et  de  profusion ,  rien  n  est  blâmable  et  excessif  selon 
le  monde,  que  ce  qui  peut  aboutir  à  déranger  la  for- 
tune et  altérer  les  affaires.  Je  ne  vous  dis  pas  que 
c'est  un  usage  reçu ,  que  Tordre  de  la  naissance ,  ou 
les  intérêts  de  la  fortune,  décident  toujours  de  nos 
destinées ,  et  règlent  le  choix  du  siècle  ou  de  l'Église , 
de  la  retraite  ou  du  mariage.  Mais  la  vocation  du 
ciel,  ô  mon  Dieu  !  prend-elle  sa  source  dans  les  lois 
humaines  d'une  naissance  charnelle?  On  ne  peut  pas 
tout  établir  dans  le  monde,  et  il  seroit  triste  de  voir 
prendre  à  des  enfants  des  partis  peu  dignes  de  leur 
rang  et  de  leur  naissance.  Je  ne  vous  dis  pas  que 
Fusage  veut  que  les  jeunes  personnes  du  sexe,  qu'on 
élève  pour  le  monde,  soient  instruites  de  bonne 
heure  de  tous  les  arts  propres  à  réussir  et  à  plaire, 


3oo         SUR  LE  PETIT  NOMBRE 

et  exercées  avec  soin  dans  une  science  funeste,  sur 
laquelle  nos  coeurs  ne  naissent  que  trop  instruits. 
Mais  Tédu cation  chrétienne  est  une  éducation  de 
retraite,  de  pudeur,  de  modestie,  de  haine  du  monde. 
On  a  beau  dire;  il  faut  vivre  comme  on  vit  :  et  des 
mères,  d'ailleurs  chrétiennes  et  timorées,  ne  s'avi' 
sent  pas  même  d'entrer  en  scrupule  sur  cet  article. 

Ainsi  vous  êtes  jeune  encore;  c'est  la  saison  des 
plaisirs  :  il  ne  seroit  pas  juste  de  vous  interdire  à  cet 
âge  ce  que  tous  les  autres  se  sont  permis  :  des  années 
plus  mûres  amèneront  des  mœurs  plus  sérieuses. 
Vous  êtes  né  avec  un  nom  ;  il  faut  parvenir  à  force 
d'intrigues ,  de  bassesse ,  de  dépense  ;  faire  votre  idole 
de  votre  fortune;  l'ambition,  si  condamnée  parles 
règles  de  la  foi,  n'est  plus  qu'un  sentiment  digne  de 
votre  nom  et  de  votre  naissance.  Vous  êtes  d  un  sexe 
et  d'un  rang  qui  vous  met  dans  les  bienséances  du 
monde;  vous  ne  pouvez  pas  vous  faire  des  mœurs  à 
part  :  il  faut  vous  trouver  aux  réjouissances  publi- 
ques, aux  lieux  où  celles  de  votre  rang  et  de  votre 
âge  s'assemblent,  être  des  mêmes  plaisirs,  passer 
les  jours  dans  les  mêmes  inutilités,  vous  exposer 
aux  mêmes  périls  :  ce  sont  des  manières  reçues ,  et 
vous  n'êtes  pas  pour  les  réformer.  Voilà  la  doctrine 
du  monde. 

Or  souffrez  que  je  vous  demande  ici  :  Qui  vous 
rassure  dans  ces  voies?  Quelle  est  la  règle  qui  les 
justifie  dans  votre  esprit,  qui  vous  autorise,  vous ,  à 
ce  faste,  qui  ne  convient  ni  au  titre  que  vous  avez 
reçu  dans  votre  baptême ,  ni  peut-être  à  ceux  que 


DES  ÉLUS.  3oi 

vous  tenez  de  vos  ancêtres?  Vous ,  à  ces  plaisirs  pu- 
blics ,  que  vous  ne  croyez  innocents  que  parceque 
votre  ame,  trop  familiarisée  avec  le  crime ,  n'en  sent 
plus  les  dangereuses  impressions?  Vous,  à  ce  jeu 
éternel,  qui  est  devenu  la  plus  importante  occupa- 
tion de  votre  vie?  Vous ,  à  vous  dispenser  de  toutes  les 
lois  de  rÉglise;  à  mener  une  vie  molle,  sensuelle, 
sans  vertu,  sans  souffrance ,  sans  aucun  exercice  pé- 
nible de  religion?  Vous,  à  solliciter  le  poids  formi- 
dable des  honneurs  du  sanctuaire,  quil  suffit  d'a- 
voir désirés  pour  en  être  indigne  devant  Dieu  ?  Vous , 
à  vivre  comme  étranger  au  milieu  de  votre  propre 
maison ,  à  ne  pas  daigner  vous  informer  des  mœurs 
de  ce  peuple  de  domestiques  qui  dépend  de  vous, 
à  ignorer  par  grandeur  s  ils  croient  au  Dieu  que  vous 
adorez,  et  s'ils  remplissent  les  devoirs  de  la  religion 
que  vous  professez?  Qui  vous  autorise  à  des  maxi- 
mes si  peu  chrétiennes?  Est-ce  l'Évangile  de  Jésus- 
Christ?  Est-ce  la  doctrine  des  saints?  Sont-ce  les  lois 
de  l'Église?  car  il  faut  une  régie  pour  être  en  sûreté  : 
quelle  est  la  vôtre?  L'usage;  voilà  tout  ce  que  vous 
avez  à  nous  opposer;  on  ne  voit  personne  autour  de 
soi  qui  ne  se  conduise  sur  les  mêmes  régies;  entrant 
dans  le  monde  ,  on  v  a  trouvé  ces  mœurs  étabhes: 
nos  pères  avoient  ainsi  vécu,  et  c'est  d'eux  que  nous 
les  tenoifs;  les  plus  sensés  du  siècle  s'y  conforment; 
on  n'est  pas  plus  sage  tout  seul  que  tous  les  hommes 
ensemble;  il  faut  s'en  tenir  à  ce  qui  s'est  toujours 
pratiqué,  et  ne  vouloir  pas  être  tout  seul  de  son 
côté. 


3o2         SUR  LE  PETIT  NOMBRE 

Voilà  ce  qui  vous  rassure  contre  toutes  les  ter- 
reurs de  la  religion;  personne  ne  remonte  jusqu'à 
la  loi;  l'exemple  public  est  le  seul  garant  de  nos 
mœurs;  on  ne  fait  pas  attention  que  les  lois  des 
peuples  sont  vaines,  comme  dit  TEsprit  saint:  Quia 
leges  populorum  vanœ  sunt  i  ;  que  Jésus-Christ  nous 
a  laissé  des  régies  auxquelles  ni  les  temps,  ni  les 
siècles,  ni  les  mœurs,  ne  sauroient  jamais  rien  chan- 
ger; que  le  ciel  et  la  terre  passeront;  que  les  mœurs 
et  les  usages  changeront  ;  mais  que  ces  régies  divines 
seront  toujours  les  mêmes. 

On  se  contente  de  regarder  autour  de  soi  :  on  ne 
pense  pas  que  ce  quon  appelle  aujourd'hui  usage, 
étoit  des  singularités  monstrueuses  avant  que  les 
mœurs  des  chrétiens  eussent  dégénéré;  et  que  si  la 
corruption  a  depuis  gagné,  les  dérèglements,  pour 
avoir  perdu  leur  singularité,  n'ont  pas  pour  cela 
perdu  leur  malice  :  on  ne  voit  pas  que  nous  serons 
jugés  sur  l'Évangile,  et  non  sur  l'usage;  sur  les 
exemples  des  saints,  et  non  sur  les  opinions  des 
hommes  ;  que  les  coutumes  qui  ne  se  sont  établies 
parmi  les  fidèles  qu'avec  Taffoiblissement  de  la  foi, 
sont  des  abus  dont  il  faut  gémir,  et  non  des  modèles 
à  suivre;  qu'en  changeant  les  mœurs,  elles  n'ont 
pas  changé  les  devoirs;  que  l'exemple  commun  qui 
les  autorise  prouve  seulement  que  la  vertu  est  rare, 
mais  non  pas  que  le  désordre  est  permis  :  en  un  mot, 
que  la  piété  et  la  vie  chrétienne  sont  trop  amères  à 

'  Jerem.  c.  lo,  V.  3. 


DES  ÉLUS.  3o3 

]a  nature ,  pour  être  jamais  le  parti  du  plus  grand 
nombre. 

Venez  nous  dire  maintenant  que  vous  ne  faites 
que  ce  que  font  tous  les  autres  ;  c  est  justement  pour 
cela  que  vous  vous  damnez.  Quoi!  le  plus  terrible 
préjugé  de  votre  condamnation  deviendroit  le  seul 
motif  de  votre  confiance!  Quelle  est  dans  FÉcriture 
la  voie  qui  conduit  à  la  mort?  N'est-ce  pas  celle  où 
marche  le  grand  nombre?  Quel  est  le  parti  des  ré- 
prouvés? N'est-ce  pas  la  multitude?  Vous  ne  faites 
que  ce  que  font  les  autres?  mais  ainsi  périrent,  du 
temps  de  Noé,  tous  ceux  qui  furent  ensevelis  sous 
les  eaux  du  déluge;  du  temps  de  Nabuchodonosor, 
tous  ceux  qui  se  prosternèrent  devant  la  statue  sa- 
crilège; du  temps  d'Élie,  tous  ceux  qui  fléchirent 
le  genou  devant  Baal;  du  temps  d'Éiéazar,  tous  ceux 
qui  abandonnèrent  la  loi  de  leurs  pères.  Vous  ne 
faites  que  ce  que  font  les  autres,  mais  c'est  ce  que 
l'Écriture  vous  défend  :  Ne  vous  conformez  point  à  ce 
siècle  corrompu \  nous  dit-elle:  or  le  siècle  corrompu 
n'est  pas  le  petit  nombre  de  justes  que  vous  n'imitez 
point;  c'est  la  multitude  que  vous  suivez.  Vous  ne 
faites  que  ce  que  font  les  autres  !  vous  aurez  donc  le 
même  sort  qu'eux.  Or  malheur  à  toi ,  s'écrioit  au- 
trefois saint  Augustin,  torrent  fatal  des  coutumes 
humaines!  ne  suspendras-tu  jamais  ton  cours?  en- 
traîneras-tu jusqu'à  la  fin  les  enfants  d'Adam  dans 
l'abyme  immense  et  terrible?  f^œ  tibi ,  Jlumen  maris 


'  Rom.  c.  12,  V.  2. 


3o4  SUR  LE  PETIT  NOMBRE 

humant!  quousque  volves  Evœ  filios  in  mare  magnum 
et formidolosum  ^? 

Au  lieu  de  se  dire  à  soi-même:  Quelles  sont  mes 
espérances?  Il  y  a  dans  FÉgîise  deux  voies:  Tune 
large,  où  passe  presque  tout  le  monde ^  et  qui  abou- 
tit à  la  mort;  Fautre  étroite,  où  très  peu  de  gens  en- 
trent, et  qui  conduit  à  la  vie.  De  quel  côté  suis-je? 
mes  mœurs,  sont-ce  les  mœurs  ordinaires  de  ceux 
de  mon  rang ,  de  mon  âge ,  de  mon  état?  suis-je  avec 
le  grand  nombre?  je  ne  suis  donc  pas  dans  la  bonne 
voie;  je  me  perds;  le  grand  nombre  dans  chaque 
état  n  est  pas  le  parti  de  ceux  qui  se  sauvent.  Loin 
de  raisonner  de  la  sorte ,  on  se  dit  à  soi-même  :  Je  ne 
suis  pas  de  pire  condition  que  les  autres  ;  ceux  de 
mon  rang  et  de  mon  âge  vivent  ainsi,  pourquoi  ne 
vivrois-je  pas  comme  eux?  Pourquoi,  mon  cher  au- 
diteur? pour  cela  même  :  la  vie  commune  ne  sau- 
roit  être  une  vie  chrétienne;  les  saints  ont  été  dans 
tous  les  siècles  des  hommes  singuliers;  ils  ont  eu 
leurs  mœurs  à  part;  et  ils  n'ont  été  saints  que  par- 
cequ'ils  n'ont  pas  ressemblé  au  reste  des  hommes. 

L'usage  avoit  prévalu  au  siècle  d'Esdras ,  qu'on 
s'alliât,  malgré  la  défense,  avec  des  femmes  étran- 
gères; l'abus  étoit  universel  ;  les  prêtres  et  le  peuple 
n'en  faisoient  plus  de  scrupule.  Mais  que  fit  ce  saint 
restaurateur  de  la  loi?  suivit-il  l'exemple  de  ses  frè- 
res? Crut-il  qu'une  transgression  commune  fût  deve- 
nue plus  légitime?  Il  en  appela  de  l'abus  à  la  régie; 


»  S.  AuG.  in  Conf.  lib.  I,  c.  16,  n°  aS. 


DES  ÉLUS.  3o5 

il  prit  le  livre  de  la  loi  entre  les  mains  ;  il  Texpli- 
qua  au  peuple  consterné,  et  corrigea  Tusage  par  la 
vérité. 

Suivez  de  siècle  en  siècle  Fhistoire  des  Justes ,  et 
voyez  si  Loth  se  conformoit  aux  voies  de  Sodôme, 
et  si  rien  ne  le  distinguoit  de  ses  concitoyens  ;  si 
Abraham  vivoit  comme  ceux  de  son  siècle;  si  Job 
étoit  semblable  aux  autres  princes  de  sa  nation;  si 
Esther ,  dans  la  cour  d'Assuérus ,  se  conduisoit 
comme  les  autres  femmes  de  ce  prince;  s'il  y  avoit 
beaucoup  de  veuves  à  Bétbulie  et  dans  Israël  qui 
ressemblassent  à  Judith;  si,  parmi  les  enfants  de  la 
captivité,  il  n'est  pas  dit  de  Tobie  seul  qu'il  n'imi- 
toit  pas  la  conduite  de  ses  frères,  et  qu'il  fiiyoit 
même  le  danger  de  leur  société  et  de  leur  commerce  : 
voyez  si  dans  ces  siècles  heureux ,  où  les  chrétiens 
étoient  encore  saints ,  ils  ne  brilloient  pas  comme  des 
astres  au  miUeu  des  nations  corrompues,  et  s'ils  ne 
servoient  pas  de  spectacle  aux  anges  et  aux  hommes , 
par  la  singularité  de  leurs  mœurs;  si  les  païens  ne 
leur  reprochoient  pas  leur  retraite,  leur  éloigne- 
ment  des  théâtres,  des  cirques,  et  des  autres  plai- 
sirs publics;  s'ils  ne  se plaignoient  pas  que  les  chré- 
tiens affectoient  de  se  distinguer  sur  toutes  choses 
de  leurs  concitoyens;  de  former  comme  un  peuple 
à  part  au  milieu  de  leur  peuple  ;  d'avoir  leurs  lois  et 
leurs  usages  particuliers;  et  si,  dès-là  qu'un  homme 
avoit  passé  du  côté  des  chrétiens,  ils  ne  le  comp- 
toient  pas  comme  un  homme  perdu  pour  leurs  plai- 
sirs, pour  leurs  assemblées,  et  pour  leurs  coutumes: 

20 


3o6         SUR  LE  PETIT  NOMBRE 

enfin,  voyez  si  dans  tous  les  siècles  les  saints,  dont 
la  vie  et  les  actions  sont  venues  jusqu'à  nous,  ont 
ressemblé  au  reste  des  hommes. 

Vous  nous  direz  peut-être  que  ce  sont  là  des  sin- 
gularités et  des  exceptions,  plutôt  que  des  régies 
que  tout  le  monde  soit  obligé  de  suivre  :  ce  sont  des 
exceptions ,  il  est  vrai  ;  mais  c'est  que  la  régie  géné- 
rale est  de  se  perdre  ;  c'est  qu'une  ame  fidèle  au  mi- 
lieu du  monde  est  toujours  une  singularité  qui  tient 
du  prodige.  Tout  le  monde,  dites-vous,  n'est  pas 
obligé  de  suivre  ces  exemples  :  mais  est-ce  que  la 
sainteté  n'est  pas  la  vocation  générale  de  tous  les 
fidèles?  Est-ce  que  pour  être  sauvé  il  ne  faut  pas 
être  saint?  Est-ce  que  le  ciel  doit  beaucoup  coûter 
à  quelques  uns  et  rien  du  tout  aux  autres?  Est-ce 
que  vous  avez  un  autre  Évangile  à  suivre ,  d'autres 
devoirs  à  remplir,  et  d'autres  promesses  à  espérer 
que  les  saints?  Ah!  puisqu'il  y  avoit  une  voie  plus 
commode  pour  arriver  au  salut,  pieux  fidèles  qui 
jouissez  dans  le  ciel  d'un  royaume  que  vous  n'avez 
emporté  que  par  la  violence,  et  qui  a  été  le  prix  de 
votre  sang  et  de  vos  travaux,  pourquoi  nous  laissiez- 
vous  des  exemples  si  dangereux  et  si  inutiles?  Pour- 
quoi nous  avez-vous  frayé  un  chemin  âpre,  dés- 
agréable, et  tout  propre  à  rebuter  notre  foiblesse, 
puisqu'il  y  en  avoit  un  autre  plus  doux  et  plus  battu , 
que  vous  auriez  pu  nous  montrer  pour  nous  encou- 
rager et  nous  attirer ,  en  nous  facilitant  notre  car- 
rière? Grand  Dieu  !  que  les  hommes  consultent  peu 
la  raison  dans  l'affaire  de  leur  salut  éternel  ! 


DES  ÉLUS.  3o7 
Rassurez-vous  après  cela  sur  la  multitude  ;  comme 
si  le  grand  nombre  pouvoit  rendre  le  crime  impuni , 
et  que  Dieu  n  osât  perdre  tous  les  hommes  qui  vi- 
vent comme  vous.  Mais  que  sont  tous  les  hommes 
ensemble  devant  Dieu?  La  multitude  des  coupables 
Fempêcha-t-elle  d'exterminer  toute  chair  au  temps 
du  déluge;  de  faire  descendre  le  feu  du  ciel  sur  cinq 
villes  infâmes;  d engloutir  Pharaon  et  toute  son  ar- 
mée sous  les  eaux;  de  frapper  de  mort  tous  les  mur- 
murateurs  dans  le  désert?  Ah!  les  rois  de  la  terre 
peuvent  avoir  égard  au  grand  nombre  de  coupables , 
parceque  la  punition  devient  impossible ,  ou  du  moins 
dangereuse,  dès  que  la  faute  est  trop  générale.  Mais 
Dieu,  qui  secoue  les  impies  de  dessus  la  terre,  dit 
Job ,  comme  on  secoue  la  poussière  qui  s'est  attachée 
au  vêtement;  Dieu,  devant  qui  les  peuples  et  les  na- 
tions sont  comme  si  elles  n  étoient  pas,  il  ne  compte 
pas  les  coupables ,  il  ne  regarde  que  les  crimes  :  et 
tout  ce  que  peut  présumer  la  foible  créature  des 
complices  de  sa  transgression ,  c'est  de  les  avoir  pour 
compagnons  de  son  infortune. 

Mais  si  peu  de  gens  se  sauvent,  parceque  les 
maximes  les  plus  universellement  reçues  sont  des 
maximes  de  péché;  peu  de  gens  se  sauvent,  parce- 
que les  maximes  et  les  obligations  les  plus  univer- 
sellement ignorées  ou  rejetées  sont  les  plus  indis- 
pensables au  salut.  Dernière  réflexion  qui  nest 
encore  que  la  preuve  et  Féclaircissement  des  précé- 
dentes. 


20. 


3o8         SUR  LE  PETIT  NOMBRE 


TROISIÈME  PARTIE. 

Quels  sont  les  engagements  de  la  vocation  sainte 
à  laquelle  nous  avons  été  tous  appelés?  les  promesses 
solennelles  du  baptême.  Qu'avons-nous  promis  au 
baptême?  de  renoncer  au  monde ,  à  la  chair ,  à  Satan , 
et  à  ses  œuvres  ;  voilà  nos  vœux ,  voilà  Tétat  du  chré- 
tien, voilà  les  conditions  essentielles  du  traité  saint 
conclu  entre  Dieu  et  nous,  par  lequel  la  vie  éter- 
nelle nous  a  été  promise.  Ces  vérités  paroissent  fa- 
milières, destinées  au  simple  peuple;  mais  cest  un 
abus  :  il  n'en  est  pas  de  plus  sublimes ,  et  il  n'en  est 
pas  aussi  de  plus  ignorées:  c'est  à  la  cour  des  rois, 
c'est  aux  grands  de  la  terre ,  qu'il  faut  sans  cesse  les 
annoncer  :  Begibus  et principibus  tenace.  Hélas  !  ils  sont 
des  enfants  de  lumière  pour  les  affaires  du  siècle;  et 
les  premiers  principes  de  la  morale  chrétienne  leur 
sont  quelquefois  plus  inconnus  qu'aux  ames  simples 
et  vulgaires  :  ils  auroient  besoin  de  lait,  et  ils  exigent 
de  nous  une  nourriture  solide ,  et  que  nous  parlions 
le  langage  de  la  sagesse,  comme  si  nous  parlions 
parmi  les  parfaits. 

Vous  avez  donc  premièrement  renoncé  au  monde 
dans  votre  baptême  :  c'est  une  promesse  que  vous 
avez  faite  à  Dieu  à  la  face  des  autels  saints;  l'Église 
en  a  été  le  garant  et  la  dépositaire;  et  vous  n'avez 
été  admis  au  nombre  des  fidèles  et  marqué  du  sceau 
ineffaçable  du  salut,  que  sur  la  foi  que  vous  avez 
jurée  au  Seigneur  de  n'aimer  ni  le  monde ,  ni  tout  ce 


DES  ÉLUS.  3o9 

que  le  monde  aime.  Si  vous  eussiez  répondu  alors 
sur  les  fonts  sacrés  ce  que  vous  dites  tous  les  jours , 
que  vous  ne  trouvez  pas  le  monde  si  noir  et  si  perni- 
cieux que  nous  le  disons  ;  qu  au  fond  on  peut  l'aimer 
innocemment;  quW  ne  le  décrie  tant  dans  la  chaire, 
que  parcequon  ne  le  connoît  pas;  et  que  puisque 
vous  avez  à  vivre  dans  le  monde,  vous  voulez  vivre 
comme  le  monde  ;  si  vous  eussiez  ainsi  répondu,  ah! 
rÉglise  eût  refusé  de  vous  recevoir  dans  son  sein,  de 
vous  associer  à  Tespérance  des  chrétiens,  à  la  com- 
munion de  ceux  qui  ont  vaincu  le  monde;  elle  vous 
eût  conseillé  d'aller  vivre  parmi  ces  infidèles  qui 
ne  connoissent  pas  Jésus-Christ,  et  oii  le  prince  du 
monde  se  faisant  adorer,  il  est  permis  d'aimer  ce  qui 
lui  appartient.  Et  voilà  pourquoi,  dans  les  premiers 
temps,  ceux  des  catéchumènes  qui  ne  pouvoient  en- 
core se  résoudre  de  renoncer  au  monde  et  à  ses  plai- 
sirs différoient  leur  haptéme  jusqu'à  la  mort,  et  n'o- 
soient  venir  contracter  aux  pieds  des  autels ,  dans  le 
sacrement  qui  nous  régénère,  des  engagements  dont 
ils  connoissoient  l'étendue  et  la  sainteté,  et  auxquels 
ils  ne  se  sentoient  pas  encore  en  état  de  satisfaire. 
Vous  êtes  donc  obligé,  par  le  plus  saint  de  tous  les 
serments,  de  haïr  le  monde,  c'est-à-dire  de  ne  pas 
vous  conformer  à  lui  :  si  vous  l'aimez,  si  vous  suivez 
ses  plaisirs  et  ses  usages ,  non  seulement  vous  êtes 
ennemi  de  Dieu,  comme  dit  saint  Jean,  mais  de 
plus  vous  renoncez  à  la  foi  donnée  dans  le  baptême; 
vous  abjurez  l'Évangile  de  Jésus-Christ;  vous  êtes 
un  apostat  dans  la  religion ,  et  foulez  aux  pieds  les^ 


3io         SUR  LE  PETIT  NOMBRE 

vœux  les  plus  saints  et  les  plus  irrévocables  que 
Thomme  puisse  faire. 

Or,  quel  est  ce  monde  que  vous  devez  haïr?  je 
n'aurois  qu'à  vous  répondre  que  c'est  celui  que  vous 
aimez  :  vous  ne  vous  tromperez  jamais  à  cette  mar- 
que :  ce  monde ,  c'est  une  société  de  pécheurs  dont 
les  désirs,  les  craintes,  les  espérances,  les  soins,  les 
projets,  les  joies,  les  chagrins,  ne  roulent  plus  que 
sur  les  biens  ou  sur  les  maux  de  cette  vie  :  ce 
monde,  c'est  un  assemblage  de  gens  qui  regardent 
la  terre  comme  leur  patrie;  le  siècle  à  venir  comme 
un  exil,  les  promesses  de  la  foi  comme  un  songe; 
la  mort  comme  le  plus  grand  de  tous  les  malheurs  : 
ce  monde,  c'est  un  royaume  temporel  où  Ton  ne 
connoît  pas  Jésus-Christ;  où  ceux  qui  le  connoissent 
ne  le  glorifient  pas  comme  le  Seigneur,  le  haïssent 
dans  ses  maximes  ,  le  méprisent  dans  ses  serviteurs, 
le  persécutent  dans  ses  œuvres ,  le  négligent  ou  l'ou- 
tragent dans  ses  sacrements  et  dans  son  culte  :  enfin 
le  monde,  pour  laisser  à  ce  mot  une  idée  plus  mar- 
quée, c'est  le  grand  nombre.  Voilà  ce  monde  que 
vous  devez  éviter ,  haïr,  combattre  par  vos  exemples  ; 
être  ravi  qu'il  vous  haïsse  à  son  tour;  qu'il  contre- 
dise vos  mœurs  par  les  siennes  :  c'est  ce  monde  qui 
doit  être  pour  vous  un  crucifié,  c'est-à-dire  un  ana- 
thème  et  un  objet  d'horreur,  et  à  qui  vous  devez 
vous-même  paroître  tel. 

Or,  est-ce  là  votre  situation  par  rapport  au  monde? 
ses  plaisirs  vous  sont-ils  à  charge?  ses  scandales  af- 
fligent-ils votre  foi?  y  gémissez-vous  sur  la  durée  de 


DES  ÉLUS.  3ii 

votre  pèlerinage?  n'avez-vous  plus  rien  de  commun 
avec  ]e  monde?  nen  êtes-vous  pas  vous-méroe  un 
des  principaux  acteurs?  ses  lois  ne  sont-elles  pas  les 
vôtres?  ses  maximes  vos  maximes?  ce  quil  con- 
damne ne  le  condamnez-vous  pas?  n'approuvez- 
vous  pas  ce  qu'il  approuve?  et  quand  vous  resteriez 
seul  sur  la  terre,  ne  peut-on  pas  dire  que  ce  monde 
corrompu  revivroit  en  vous ,  et  que  vous  en  laisse- 
riez un  modèle  à  vos  descendants?  Et  quand  je  dis 
vous,  je  m'adresse  presque  à  tous  les  hommes.  Où 
sont  ceux  qui  renoncent  de  bonne  foi  aux  plaisirs, 
aux  usages ,  aux  maximes ,  aux  espérances  du  monde? 
tous  Font  promis  ;  qui  le  tient?  On  voit  bien  des  gens 
qui  se  plaignent  du  monde;  qui  l'accusent  d'injus- 
tice, d'ingratitude,  de  caprice;  qui  se  déchaînent 
contre  lui  ;  qui  parlent  vivement  de  ses  abus  et  de 
ses  erreurs;  mais  en  le  décriant  ils  l'aiment,  ils  le 
suivent,  ils  ne  peuvent  se  passer  de  lui:  en  se  plai- 
gnant de  ses  injustices,  ils  sont  piqués,  ils  ne  sont 
pas  désabusés;  ils  sentent  ses  mauvais  traitements, 
ils  ne  connoissent  pas  ses  dangers;  ils  le  censurent; 
mais  où  sont  ceux  qui  le  haïssent^^  et  de  là  jugez  si 
bien  des  gens  peuvent  prétendre  au  salut. 

En  second  lieu ,  vous  avez  renoncé  à  la  chair  dans 
votre  baptême;  c'est-à-dire  vous  vous  êtes  engagé  à 
ne  pas  vivre  selon  les  sens,  à  regarder  l'indolence 
même  et  la  mollesse  comme  un  crime,  à  ne  pas  flat- 
ter les  désirs  corrompus  de  votre  chair,  à  la  châtier, 
à  la  dompter,  à  la  crucifier;  ce  n'est  pas  ici  une  per- 
fection, c'est  un  vœu;  c'est  le  premier  de  tous  vos 


3i2         SUR  LE  PETIT  NOMBRE 

devoirs;  c'est  le  caractère  le  plus  inséparable  de  la 
foi  :  or,  oii  sont  les  chrétiens  qui  là-dessus  soient 
plus  fidèles  que  vous?  Enfin,  vous  avez  dit  anathème 
à  Satan  et  à  ses  œuvres;  et  quelles  sont  ses  œuvres? 
celles  qui  composent  presque  le  fil  et  comme  toute 
la  suite  de  votre  vie;  les  pompes,  les  jeux,  les  plai- 
sirs ,  les  spectacles ,  le  mensonge  dont  il  est  le  père, 
l'orgueil  dont  il  est  le  modèle,  les  jalousies  et  les  con- 
tentions dont  il  estTartisan.  Mais  je  vous  demande, 
oii  sont  ceux  qui  n'ont  pas  levé  Fanathème  qu'ils 
avoient  prononcé  là-dessus  contre  Satan? 

Et  de  là,  pour  le  dire  ici  en  passant,  voilà  bien  des 
questions  résolues.  Vous  nous  demandez  sans  cesse 
si  les  spectacles  et  les  autres  plaisirs  publics  sont 
innocents  pour  des  chrétiens?  Je  n'ai,  à  mon  tour, 
qu'une  demande  à  vous  faire.  Sont-ce  des  œuvres  de 
Satan  ou  des  œuvres  de  Jésus-Christ?  car,  dans  la 
religion,  il  n'est  pas  de  milieu.  Ce  n'est  pas  qu'il  n'y 
ait  des  délassements  et  des  plaisirs  qu'on  peut  appe- 
ler indifférents;  mais  les  plaisirs  les  plus  indiffé- 
rents  que  la  religion  permet,  et  que  la  foiblesse  de 
la  nature  rend  même  nécessaires,  appartiennent, 
en  un  sens,  à  Jésus-Christ,  par  la  facilité  qui  doit 
nous  en  revenir  de  nous  appliquer  à  des  devoirs 
plus  saints  et  plus  sérieux:  tout  ce  que  nous  faisons , 
que  nous  pleurions,  que  nous  nous  réjouissions,  il 
doit  être  d'une  telle  nature,  que  nous  puissions  du 
moins  le  rapporter  à  Jésus-Christ,  et  le  faire  pour  sa 
gloire. 

Or,  sur  ce  principe  le  plus  incontestable,  le  plus 


DES  ÉLUS.  3i3 

universellement  reçu  de  la  morale  chrétienne,  vous 
n'avez  qu'à  décider.  Pouvez-vous  rapporter  à  la  gloire 
de  Jésus-Ghrist  les  plaisirs  des  théâtres?  Jésus-Christ 
peut-il  entrer  pour  quelque  chose  dans  ces  sortes  de 
délassements?  et,  avant  que  d'y  entrer,  pourriez-vous 
lui  dire  que  vous  ne  vous  proposez  dans  cette  action 
que  sa  gloire  et  le  désir  de  lui  plaire?  Quoi  !  les  spec- 
tacles, tels  que  nous  les  voyons  aujourd'hui,  plus 
criminels  encore  par  la  débauche  publique  des  créa- 
tures infortunées  qui  montent  sur  le  théâtre,  que 
par  les  scènes  impures  ou  passionnées  qu'elles  débi- 
tent ,  les  spectacles  seroient  des  œuvres  de  Jésus- 
Ghrist?  Jésus-Christ  animeroit  une  bouche  d'oii  sor- 
tent des  airs  profanes  et  lascifs?  Jésus-Christ  forme- 
roit  lui-même  les  sons  d'une  voix  qui  corrompt  les 
cœurs  ?  Jésus-Christ  paroitroit  sur  les  théâtres  en  la 
personne  d'un  acteur,  d'une  actrice  effrontée,  gens 
infâmes  même  selon  les  lois  des  hommes  ?  Mais  ces 
blasphèmes  me  font  horreur:  Jésus-Christ  préside- 
roit  à  des  assemblées  de  péché  où  tout  ce  qu'on  en- 
tend anéantit  sa  doctrine,  où  le  poison  entre  par 
tous  les  sens  dans  Tame,  où  tout  l'art  se  réduit  à 
inspirer,  à  réveiller,  à  justifier  les  passions  qu'il 
condamne?  Or,  si  ce  ne  sont  pas  des  œuvres  de  Jésus- 
Christ  dans  le  sens  déjà  expliqué,  c'est-à-dire  des 
œuvres  qui  puissent  du  moins  être  rapportées  à  Jésus- 
Christ,  ce  sont  donc  des  œuvres  de  Satan,  dit  Ter- 
tullien:  Nihil  enim  non  diaholi  est ,  quidquid  non  Dei 
est        hoc  ergo  erit  pompa  diaboli.  Donc,  tout  chré- 
tien doit  s'en  abstenir;  donc  il  viole  les  vœux  de  son 


3i4         SUR  LE  PETIT  NOMBRE 

baptême  lorsqu'il  y  participe;  donc,  de  quelque  in- 
nocence dont  il  puisse  se  flatter,  en  reportant  de  ces 
lieux  son  cœur  exempt  d'impression,  il  en  sort 
souillé,  puisque,  par  sa  seule  présence ,  il  a  participé 
aux  œuvres  de  Satan  auxquelles  il  avoit  renoncé  dans 
son  baptême,  et  violé  les  promesses  les  plus  sacrées 
qu'il  avoit  faites  à  Jésus-Christ  et  à  son  Église. 

Voilà  les  vœux  de  notre  baptême ,  mes  frères  :  ce 
ne  sont  point  ici  des  conseils  et  des  pratiques  pieuses , 
je  vous  l'ai  déjà  dit;  ce  sont  nos  obligations  les  plus 
essentielles  :  il  ne  s'agit  pas  d'être  plus  ou  moins  par- 
fait en  les  négligeant  ou  en  les  observant  ;  il  s'agit 
d'être  chrétien  ou  de  ne  l'être  pas.  Cependant  qui 
les  observe?  qui  les  connoît  seulement?  qui  s'avise 
de  venir  s'accuser  au  tribunal  d'y  avoir  été  infidèle? 
On  est  souvent  en  peine  pour  trouver  de  quoi  fournir 
à  une  confession;  et,  après  une  vie  toute  mondaine, 
on  n'a  presque  rien  à  dire  au  prêtre.  Hélas,  mes  frè- 
res !  si  vous  saviez  à  quoi  vous  engage  le  titre  de 
chrétien  que  vous  portez  ;  si  vous  compreniez  la  sain- 
teté de  votre  état,  le  détachement  de  toutes  les  créa- 
tures ,  qu'il  vous  impose  ;  la  haine  du  monde ,  de  vous- 
même,  et  de  tout  ce  qui  n'est  pas  Dieu,  qu'il  vous 
ordonne  ;  la  vie  de  la  foi ,  la  vigilance  continuelle ,  la 
garde  des  sens ,  en  un  mot,  la  conformité  avec  Jésus- 
Christ  crucifié ,  qu'il  exige  de  vous  ;  si  vous  le  com- 
preniez ;  si  vous  faisiez  attention  que  devant  aimer 
Dieu  de  tout  votre  cœur  et  de  toutes  vos  forces,  un 
seul  désir  qui  ne  peut  se  rapporter  à  lui,  vous  souille; 
si  vous  le  compreniez,  vous  vous  trouveriez  un  mon- 


DES  ÉLUS.  3i5 

stre  devant  ses  yeux.  Quoi!  diriez-vous ,  des  obliga- 
tions si  saintes,  et  des  mœurs  si  profanes?  Une  vigi- 
lance si  continuelle,  et  une  vie  si  peu  attentive  et  si 
dissipée?  un  amour  de  Dieu  si  pur,  si  plein,  si  uni- 
versel ,  et  un  cœur  toujours  en  proie  à  mille  affections 
ou  étrangères  ou  criminelles?  Si  cela  est  ainsi ,  ô  mon 
Dieu!  qui  pourra  donc  se  sauver?  Quis  poterit  salvus 
esse^?  peu  de  gens,  mon  cher  auditeur:  ce  ne  sera 
pas  vous,  du  moins  si  vous  ne  changez  ;  ce  ne  seront 
pas  ceux  qui  vous  ressemblent:  ce  ne  sera  pas  la 
multitude. 

Qui  pourra  se  sauver?  Youlez-vous  le  savoir?  ce 
seront  ceux  qui  opèrent  leur  salut  avec  tremble- 
ment; qui  vivent  au  milieu  du  monde,  mais  qui  ne 
vivent  pas  comme  le  monde.  Qui  pourra  se  sauver? 
cette  femme  chrétienne  qui ,  renfermée  dans  Fen- 
ceinte  de  ses  devoirs  domestiques,  élève  ses  enfants 
dans  la  foi  et  dans  la  piété;  laisse  au  Seigneur  la  déci- 
sion de  leur  destinée;  ne  partage  son  cœur  qu'entre 
Jésus-Christ  et  son  époux;  est  ornée  de  pudeur  et  de 
modestie;  ne  s'assied  pas  dans  les  assemblées  de  va- 
nité; ne  se  fait  point  une  loi  des  usages  insensés  du 
monde,  mais  corrige  les  usages  par  la  loi  de  Dieu, 
et  donne  du  crédit  à  la  vertu  par  son  rang  et  par  ses 
exemples.  Qui  pourra  se  sauver?  ce  fidèle  qui,  dans 
le  relâchement  de  ces  derniers  temps ,  imite  les  pre- 
mières mœurs  des  chrétiens  ;  qui  a  les  mains  inLo- 
centes  et  le  cœur  pur:  vigilant,  (jui  na  pas  reçu  son 
anie  en  vain^ ,  mais  qui,  au  miUeu  même  des  périls 

'  Matth.  c.  19,  V.  25.  '  Ps.  23,  V.  4- 


3i6         SUR  LE  PETIT  NOMBRE 

du  grand  monde ,  s'applique  sans  cesse  à  la  purifier  ; 
juste ,  (jui  ne  jure  pas  frauduleusement  à  son  prochain  % 
et  ne  doit  pas  à  des  voies  douteuses  Finnocent  ac- 
croissement de  sa  fortune;  généreux,  qui  comble 
de  bienfaits  Fennemi  qui  a  voulu  le  perdre ,  et  ne 
nuit  à  ses  concurrents  que  par  son  mérite  ;  sincère, 
qui  ne  sacrifie  pas  la  vérité  à  un  vil  intérêt,  et  ne 
sait  point  plaire  en  trahissant  sa  conscience  ;  chari- 
table ,  qui  fait  de  sa  maison  et  de  son  crédit  Fasile  de 
ses  frères  ;  de  sa  personne ,  la  consolation  des  affli- 
gés ;  de  son  bien ,  le  bien  des  pauvres  ;  soumis  dans 
les  afflictions,  chrétien  dans  les  injures,  pénitent 
même  dans  la  prospérité.  Qui  pourra  se  sauver? 
vous,  mon  cher  auditeur,  si  vous  voulez  suivre  ces 
exemples  :  voilà  les  gens  qui  se  sauveront.  Or,  ces 
gens-là  ne  forment  pas  assurément  le  plus  grand 
nombre;  donc,  tandis  que  vous  vivrez  comme  la 
multitude,  il  est  de  foi  que  vous  ne  devez  pas  pré- 
tendre au  salut  :  car  si ,  en  vivant  ainsi,  vous  pouviez 
vous  sauver,  tous  les  hommes  presque  se  sauve- 
roient ,  puisqu  à  un  petit  nombre  d'impies  près  qui 
se  livrent  à  des  excès  monstrueux,  tous  les  autres 
hommes  ne  font  que  ce  que  vous  faites;  or,  que  tous 
les  hommes  presque  se  sauvent,  la  foi  nous  défend 
de  le  croire  :  il  est  donc  de  foi  que  vous  ne  devez 
rien  prétendre  au  salut,  tandis  que  vous  ne  pour- 
rez vous  sauver  si  le  grand  nombre  ne  se  sauve. 

Voilà  des  vérités  qui  font  trembler  ;  et  ce  ne  sont 
pas  ici  de  ces  vérités  vagues  qui  se  disent  à  tous  les 

'  Ps.  23,  V.  4' 


DES  ÉLUS.  3i7 

hommes ,  et  que  nul  ne  prend  pour  soi  et  ne  se  dit 
à  soi-même.  Il  n'est  peut-être  personne  ici  qui  ne 
puisse  dire  de  soi  :  Je  vis  comme  le  grand  nombre, 
comme  ceux  de  mon  rang,  de  mon  âge,  de  mon 
état;  je  suis  perdu  si  je  meurs  dans  cette  voie.  Or, 
quoi  de  plus  propre  à  effrayer  une  ame  à  qui  il  reste 
encore  quelque  soin  de  son  salut?  Cependant  c'est 
la  multitude  qui  ne  tremble  point;  il  n'est  qu'un  pe- 
tit nombre  de  Justes  qui  opèrent  à  l'écart  leur  salut 
avec  crainte  ;  tout  le  reste  est  calme  :  on  sait  en  gé- 
néral que  le  grand  nombre  se  damne;  mais  on  se 
flatte  qu'après  avoir  vécu  avec  la  multitude,  on  en 
sera  discerné  à  la  mort  ;  chacun  se  met  dans  le  cas 
d'une  exception  chimérique;  chacun  augure  favora- 
blement pour  soi. 

Et  c'est  pour  cela  que  je  m'arrête  à  vous,  mes 
frères,  qui  êtes  ici  assemblés.  Je  ne  parle  plus  du 
reste  des  hommes,  je  vous  regarde  comme  si  vous 
étiez  seuls  sur  la  terre,  et  voici  la  pensée  qui  m'oc- 
cupe et  qui  m'épouvante.  Je  suppose  que  c'est  ici 
votre  dernière  heure  et  la  fin  de  l'univers;  que  les 
cieux  vont  s'ouvrir  sur  vos  têtes,  Jésus-Christ  pa- 
roître  dans  sa  gloire  au  milieu  de  ce  temple ,  et  que 
vous  n'y  êtes  assemblés  que  pour  l'attendre ,  et 
comme  des  criminels  tremblants  à  qui  l'on  va  pro- 
noncer ou  une  sentence  de  grâce,  ou  un  aiTêt  de 
mort  éternelle  :  car  vous  avez  beau  vous  flatter,  vous 
mourrez  tels  que  vous  êtes  aujourd'hui;  tous  ces 
désirs  de  changement  qui  vous  amusent,  vous  amu- 
seront jusqu'au  lit  de  la  mort;  c'est  l'expérience  de 


3i8         SUR  LE  PETIT  NOMBRE 

tous  les  siècles;  tout  ce  que  vous  trouverez  alors  en 
vous  de  nouveau  sera  peut-être  un  compte  un  peu 
plus  grand  que  celui  que  vous  auriez  aujourd'hui  à 
rendre  ;  et  sur  ce  que  vous  seriez  si  Ton  venoit  vous 
juger  dans  le  moment,  vous  pouvez  presque  décider 
de  ce  qui  vous  arrivera  au  sortir  de  la  vie. 

Or,  je  vous  demande ,  et  je  vous  le  demande  frappé 
de  terreur,  ne  séparant  pas  en  ce  point  mon  sort  du 
vôtre,  et  me  mettant  dans  la  même  disposition  où  je 
souhaite  que  vous  entriez;  je  vous  demande  donc: 
si  Jésus-Christ  paroissoit  dans  ce  temple,  au  milieu 
de  cette  assemblée,  la  plus  auguste  de  Tunivers, 
pour  nous  juger,  pour  faire  le  terrible  discernement 
des  boucs  et  des  brebis,  croyez-vous  que  le  plus 
grand  nombre  de  tout  ce  que  nous  sommes  ici  fût 
placé  à  la  droite?  croyez-vous  que  les  choses  du 
moins  fussent  égales?  croyez-vous  qu'il  s'y  trouvât 
seulement  dix  Justes  que  le  Seigneur  ne  put  trouver 
autrefois  en  cinq  villes  toutes  entières?  Je  vous  le 
demande,  vous  l'ignorez,  je  l'ignore  moi-même; 
vous  seul,  ô  mon  Dieu!  connoissez  ceux  qui  vous 
appartiennent  :  mais  si  nous  ne  connoissons  pas  ceux 
qui  lui  appartiennent,  nous  savons  du  moins  que 
les  pécheurs  ne  lui  appartiennent  pas.  Or,  qui  sont 
les  fidèles  ici  assemblés?  les  titres  et  les  dignités  ne 
doivent  être  comptés  pour  rien  ;  vous  en  serez  dé- 
pouillés devant  Jésus-Christ  :  qui  sont-ils?  beaucoup 
de  pécheurs  qui  ne  veulent  pas  se  convertir;  encore 
plus  qui  le  voudroient,  mais  qui  diffèrent  leur  con- 
version ;  plusieurs  autres  qui  ne  se  convertissent  ja- 


DES  ÉLUS.  3i9 

raais  que  pour  retomber;  enfin  un  grand  nombre 
qui  croient  n'avoir  pas  besoin  de  conversion  :  voilà 
le  parti  des  réprouvés.  Retrancbez  ces  quatre  sortes 
de  pécheurs  de  cette  assemblée  sainte;  car  ils  en 
seront  retranchés  au  grand  jour  :  paroissez  mainte- 
nant, Justes;  où  êtes-vous?  restes  d'Israël,  passez  à 
la  droite  :  froment  de  Jésus-Christ,  démêlez-vous  de 
cette  paille  destinée  au  feu  :  ô  Dieu  !  où  sont  vos  élus? 
et  que  reste-t  il  pour  votre  partage? 

Mes  frères,  notre  perte  est  presque  assurée,  et 
nous  n'y  pensons  pas.  Quand  même  dans  cette  ter- 
rible séparation,  qui  se  fera  un  jour,  il  ne  devroit  y 
avoir  qu'un  seul  pécheur  de  cette  assemblée  du  côté 
des  réprouvés,  et  qu'une  voix  du  ciel  viendroit  nous 
en  assurer  dans  ce  temple,  sans  le  désigner;  qui  de 
nous  ne  craindroit  d'être  le  malheureux?  qui  de 
nous  ne  retoraberoit  d'abord  sur  sa  conscience  ,  pour 
examiner  si  ses  crimes  n'ont  pas  mérité  ce  châti- 
ment? qui  de  nous,  saisi  de  frayeur,  ne  demande- 
roit  pas  à  Jésus-Christ,  comme  autrefois  les  apôtres: 
Seigneur,  ne  seroit-ce  pas  moi?  jXumquid  ego  sum. 
Domine^?  et  si  I  on  laissoit  quelque  délai,  qui  ne  se 
mettroil  en  état  de  détourner  de  lui  cette  infortune, 
par  les  larmes  et  les  gémissements  d'une  sincère 
pénitence? 

Sommes-nous  sages,  mes  chers  auditeurs?  Peut- 
être  que  parmi  tous  ceux  qui  m'entendent  il  ne  se 
trouvera  pas  dix  Justes  ;  peut-être  s'en  trouvera-t-il 
encore  moins;  que  sais-je?  ô  mon  Dieu!  je  n'ose  re- 

'   M.\TTH.  C.  26  ,  V.  2  2. 


320         SUR  LE  PETIT  NOMBRE 

garder  d'un  œil  fixe  les  abymes  de  vos  jugements  et 
de  votre  justice;  peut-être  ne  s  en  trouvera-t-il  qu'un 
seul;  et  ce  danger  ne  vous  touche  point,  mon  cher 
auditeur?  et  vous  crovez  être  ce  seul  heureux  dans 
le  grand  nombre  qui  périra,  vous  qui  avez  moins 
sujet  de  le  croire  que  tout  autre;  vous  sur  qui  seul  la 
sentence  de  mort  devroit  tomber,  quand  elle  ne  tom- 
beroit  que  sur  un  seul  des  pécheurs  qui  m'écoutent? 

Grand  Dieu  I  que  Ton  connoît  peu  dans  le  monde 
les  terreurs  de  votre  loi  !  Les  Justes  de  tous  les  siè- 
cles ont  séché  de  frayeur  en  méditant  la  sévérité  et 
la  profondeur  de  vos  jugements  sur  la  destinée  des 
hommes  :  on  a  vu  de  saints  solitaires,  après  une  vie 
entière  de  pénitence,  frappés  de  la  vérité  que  je 
prêche,  entrer  au  lit  de  la  mort  dans  des  terreurs 
qu'on  ne  pouvoit  presque  calmer ,  faire  trembler  d'ef- 
froi leur  couche  pauvre  et  austère,  demander  sans 
cesse  d'une  voix  mourante  à  leurs  frères  :  Croyez- 
vous  que  le  Seigneur  me  fasse  miséricorde?  et  être 
presque  sur  le  point  de  tomber  dans  le  désespoir,  si 
votre  présence,  ô  mon  Dieu!  n'eût  à  l'instant  apaisé 
l'orage,  et  commandé  encore  une  fois  aux  vents  et 
à  la  mer  de  se  calmer  :  et  aujourd'hui ,  après  une  vie 
commune,  mondaine,  sensuelle,  profane,  chacun 
meurt  tranquille;  et  le  ministre  de  Jésus-Christ,  ap- 
pelé ,  est  obligé  de  nourrir  la  fausse  paix  du  mourant , 
de  ne  lui  parler  que  des  trésors  infinis  des  miséri- 
cordes divines,  et  de  l'aider,  pour  ainsi  dire,  à  se  sé- 
duire lui-même.  O  Dieu!  que  prépare  donc  aux  en- 
fants d'Adam  la  sévérité  de  votre  justice? 


DES  ÉLUS.  321 

Mais  que  conclure  de  ces  grandes  vérités?  quil 
faut  désespérer  de  son  salut?  A  Dieu  ne  plaise  !  Il  n  y 
a  que  Timpie  qui,  pour  se  calmer  sur  ses  désordres, 
tâche  ici  de  conclure  en  secret  que  tous  les  hommes 
périront  comme  lui  :  ce  ne  doit  pas  être  là  le  fruit  de 
ce  discours  ;  mais  de  vous  détromper  de  cette  er- 
reur si  universelle,  qu'on  peut  faire  tout  ce  que  les 
autres  font,  et  que  Fusage  est  une  voie  sûre;  mais 
de  vous  convaincre  que  pour  se  sauver  il  faut  se  dis- 
tinguer des  autres,  être  singulier,  vivre  à  part  au 
milieu  du  monde,  et  ne  pas  ressembler  à  la  foule. 

Lorsque  les  Juifs,  emmenés  en  servitude,  furent 
sur  le  point  de  quitter  la  Judée  et  de  partir  pour  Ba- 
bylone,  le  prophète  Jérémie,  à  qui  le  Seigneur  avoit 
ordonné  de  ne  pas  abandonner  Jérusalem ,  leur  parla 
de  la  sorte:  Enfants  d'Israël,  lorsque  vous  serez  ar- 
rivés à  Babylone,  vous  verrez  les  habitants  de  ce 
pays-là  qui  porteront  sur  leurs  épaules  des  dieux 
d'or  et  d'argent;  tout  le  peuple  se  prosternera  de- 
vant eux  pour  les  adorer;  mais  pour  vous  alors,  loin 
de  vous  laisser  entraîner  à  l'impiété  de  ces  exemples, 
dites  en  secret:  C'est  vous  seul.  Seigneur,  qu'il  faut 
adorer:  Te  oportet  adorari^  Domine"^. 

Souffrez  que  je  finisse  en  vous  adressant  les  mê- 
mes paroles.  Au  sortir  de  ce  temple  et  de  cette 
autre  sainte  Sion,  vous  allez  rentrer  dans  Babv- 
lone;  vous  allez  revoir  ces  idoles  d'or  et  d'argent, 
devant  lesquelles  tous  les  hommes  se  prosternent; 
vous  allez  retrouver  les  vains  objets  des  passions 

'  Baruch.  c.  6,  V.  5. 


322         SUR  LE  PETIT  NOMBRE 

humaines  ;  les  biens ,  la  gloire ,  les  plaisirs ,  qui  sont 
les  dieux  de  ce  monde,  et  que  presque  tous  les 
hommes  adorent;  vous  verrez  ces  abus  que  tout  le 
monde  se  permet  ;  ces  erreurs  que  Tusage  autorise  ; 
ces  désordres  dont  une  coutume  impie  a  presque 
fait  des  lois.  Alors,  mon  cher  auditeur,  si  vous  vou- 
lez être  du  petit  nombre  des  vrais  Israélites,  dites 
dans  le  secret  de  votre  cœur  :  C'est  vous  seul ,  ô  mon 
Dieu  !  qu'il  faut  adorer  :  Te  oportet  adorari,  Domine; 
je  ne  veux  point  avoir  de  part  avec  un  peuple  qui 
ne  vou*  connoît  pas;  je  n aurai  jamais  d'autre  loi 
que  votre  loi  sainte  :  les  dieux  que  cette  multitude 
insensée  adore  ne  sont  pas  des  dieux,  ils  sont  l'ou- 
vrage de  la  main  des  hommes  ;  ils  périront  avec  eux; 
vous  seul  êtes  l'immortel,  ô  mon  Dieu!  et  vous  seul 
méritez  qu'on  vous  adore  :  Te  oportet  adorari ,  Do- 
mine. Les  coutumes  de  Babylone  n'ont  rien  de  com- 
mun avec  les  saintes  lois  de  Jérusalem;  je  vous  ado- 
rerai avec  ce  petit  nombre  d'enfants  d'Abraham ,  qui 
composent  encore  votre  peuple  au  milieu  d'une  na- 
tion infidèle;  je  tournerai  avec  eux  tous  mes  désirs 
vers  la  sainte  Sion  :  on  traitera  de  foiblesse  la  singu- 
larité de  mes  mœurs;  mais  heureuse  foiblesse,  Sei- 
gneur, qui  me  donnera  la  force  de  résister  au  tor- 
rent et  à  la  séduction  des  exemples  !  et  vous  serez 
mon  Dieu,  au  milieu  de  Babylone,  comme  vous  le 
serez  un  jour  dans  la  sainte  Jérusalem:  Te  oportet 
adorari ,  Domine.  Ah  !  le  temps  de  la  captivité  finira 
enfin  ;  vous  vous  souviendrez  d'Abraham  et  de  Da- 
vid ;  vous  délivrerez  votre  peuple;  vous  nous  trans- 


DES  ÉLUS.  323 

porterez  dans  la  sainte  cité  ;  et  alors  vous  régnerez 
seul  sur  Israël ,  et  sur  les  nations  qui  ne  vous  con- 
noissent  pas  :  alors,  tout  étant  détruit,  tous  les  em- 
pires, tous  les  sceptres,  tous  les  monuments  de 
Torgueil  humain  étant  anéantis,  et  vous  seul  de- 
meurant éternellement ,  on  connoîtra  que  vous  seul 
devez  être  adoré  :  Teoportet  adorari,  Domine. 

Voilà  le  fruit  que  vous  devez  retirer  de  ce  dis- 
cours :  vivez  à  part  ;  pensez  sans  cesse  que  le  grand 
nombre  se  damne  ;  ne  comptez  pour  rien  les  usages , 
si  la  loi  de  Dieu  ne  les  autorise  ;  et  souvenez-vous 
que  les  saints  ont  été  dans  tous  les  siècles  des  hom- 
mes singuliers.  C'est  ainsi  qu'après  vous  être  distin- 
gués des  pécheurs  sur  la  terre ,  vous  en  serez  séparés 
glorieusement  dans  l'éternité.  Ainsi  soit-iL 


SERMON 

POUR  LE  QUATRIÈME  DIMANCHE  DE  CARÊME. 


SUR  L'AUMONE. 

Accepit  ergo  Jésus  panes  ;  et  quum  gratins  egîsset^  dîstrihuît  dis' 
cumbentîbus. 

Jésus  prit  les  pains;  et  ayant  rendu  grâces,  il  les  distribua 
aux  disciples,  et  les  disciples  à  ceux  qui  étoient  assis. 

JOAN.  C.  6  ,  V.  II. 

Ce  n  est  pas  sans  mystère  que  Jésus-Christ  asso- 
cie aujourd'hui  ses  disciples  au  prodige  de  la  multi- 
plication des  pains,  et  qu'il  se  sert  de  leur  ministère 
pour  distribuer  la  nourriture  miraculeuse  à  un  peu- 
ple pressé  de  faim  et  de  misère.  Il  pouvoit  sans  doute 
encore  faire  pleuvoir  la  manne  dans  le  désert,  et 
épargner  à  ses  disciples  le  soin  d'une  si  pénible  dis- 
tribution. 

Mais  ne  pouvoit-il  pas  aussi,  après  avoir  ressus- 
cité Lazare,  ne  point  employer  leur  secours  pour  le 
délier?  sa  voix  toute-puissante,  qui  venoit  de  bri- 
ser les  chaînes  de  la  mort,  auroit-elle  trouvé  quel- 
que résistance  dans  de  foibles  liens  que  la  main  de 
l'homme  avoit  formés?  C'est  qu'il  vouloit  leur  tracer 
par  avance,  dans  cette  fonction,  l'exercice  sacré  de 


SUR  L'AUMONE.  3^5 

leur  ministère  ;  la  part  qu'ils  alloient  avoir  désormais 
à  la  résurrection  spirituelle  des  pécheurs,  et  que 
tout  ce  qu'ils  délieroient  sur  la  terre  seroit  délié  dans 
le  ciel. 

Il  pouvoit  encore,  lorsqu'il  fut  question  de  payer 
le  tribut  à  César,  se  passer  des  filets  de  Pierre  pour 
chercher  une  pièce  d'argent  dans  les  entrailles  d'un 
poisson  ;  lui  qui  des  pierres  mêmes  pouvoit  susci^ 
ter  des  enfants  d'Abraham ,  auroit  pu  à  plus  forte 
raison  les  changer  en  un  métal  précieux,  et  y  trou- 
ver le  prix  du  tribut  dû  à  César  :  mais ,  en  la  personne 
du  chef  de  l'Église,  il  vouloit  instruire  tous  ses  mi- 
nistres à  respecter  ceux  qui  portent  le  glaive ,  et  à 
donner,  en  rendant  l'honneur  et  le  tribut  aux  puis- 
sances étabhes  de  Dieu,  un  exemple  de  soumission 
au  reste  des  fidèles. 

Ainsi,  en  se  servant  aujourd'hui  de  l'entremise 
des  apôtres  pour  distribuer  aux  troupes  le  pain  mi- 
raculeux, son  dessein  est  d'accoutumer  tous  ses  dis- 
ciples à  la  miséricorde  et  à  la  libéralité  envers  les 
malheureux  :  il  vous  établit  les  ministres  de  sa  pro- 
vidence ,  et  ne  multiplie  les  biens  de  la  terre  entre 
vos  mains,  qu'afin  que  de  là  ils  se  répandent  sur 
cette  multitude  d'infortunés  qui  vous  environnent. 

Il  pourroit  sans  doute  les  nourrir  lui-même, 
comme  il  nourrit  autrefois  les  Paul  et  les  Élie  dans 
le  désert:  il  pourroit,  sans  votre  entremise,  soula- 
ger des  créatures  qui  portent  son  image  ;  lui  dont  la 
main  invisible  prépare  la  nourriture  aux  petits  cor- 
beauxmêmes,quirinvoquentdansleur  délaissement: 


326  SUR  L'AUMONE. 

mais  il  veut  vous  associer  au  mérite  de  sa  libéralité  ; 
il  veut  que  vous  soyez  placés  entre  lui  et  les  pauvres, 
comme  des  nuées  fécondes,  toujours  prêtes  à  ré- 
pandre sur  eux  les  rosées  bienfaisantes  que  vous 
n'avez  reçues  que  pour  eux. 

Tel  est  Tordre  de  sa  providence  :  il  falloit  ména- 
ger à  tous  les  hommes  des  moyens  de  salut;  les  ri- 
chesses corromproient  le  cœur,  si  la  charité  n'en 
expioit  les  abus;  l'indigence  lasseroit  la  vertu ,  si  les 
secours  de  la  miséricorde  n'en  adoucissoient  l'amer- 
tume: les  pauvres  facilitent  aux  riches  le  pardon  de 
leurs  plaisirs;  les  riches  animent  les  pauvres  à  ne 
pas  perdre  le  mérite  de  leurs  souffrances. 

Appliquez-vous  donc,  qui  que  vous  soyez,  à  toute 
la  suite  de  cet  Évangile.  Si  vous  gémissez  sous  le  joug 
de  l'indigence ,  la  tendresse  et  l'attention  de  Jésus- 
Christ  sur  les  besoins  d'un  peuple  errant  et  dépour- 
vu vous  consolera  :  si  vous  êtes  né  dans  l'opulence, 
l'exemple  des  disciples  va  vous  instruire.  Vous  y  ver- 
rez, en  premier  lieu,  les  prétextes  qu'on  oppose  au 
devoir  de  Faumône,  confondus;  vous  y  apprendrez, 
en  second  lieu ,  quelles  doivent  en  être  les  régies  : 
c'est-à-dire  que,  dans  la  première  partie  de  ce  dis- 
cours, nous  établirons  ce  devoir  contre  toutes  les 
vaines  excuses  de  la  cupidité;  dans  la  seconde,  nous 
vous  instruirons  sur  la  manière  de  l'accomplir,  contre 
les  défauts  même  de  la  charité  :  c'est  l'instruction  la 
plus  naturelle  que  nous  présente  l'histoire  de  notre 
Évangile.  Implorons  le  secours  de  l'Esprit  saint  par 
l'entremise  de  Marie.  Ave,  Maria,  etc. 


SUR  L'AUMONE. 


PREMIÈRE  PARTIE. 

On  ne  met  guère  en  question  dans  le  monde ,  si 
la  loi  de  Dieu  nous  fait  un  précepte  de  Taumône  ; 
FÉvangile  est  si  précis  sur  ce  devoir  ;  Fesprit  et  le  fond 
de  la  religion  y  conduisent  si  naturellement;  la  seule 
idée  que  nous  avons  de  la  Providence ,  dans  la  dis- 
pensation  des  choses  temporelles ,  laisse  si  peu  de 
lieu  sur  ce  point  à  Topinion  et  au  doute,  que,  quoi- 
que plusieurs  ignorent  toute  Fétendue  de  cette  obli- 
gation ,  il  n'est  personne  néanmoins  qui  ne  convienne 
du  fond  et  de  la  régie. 

Qui  Fignore,  en  effet,  que  le  Seigneur,  dont  la 
providence  a  réglé  toutes  choses  avec  un  ordre  si 
admirable ,  et  préparé  leur  nourriture  même  aux  ani- 
maux ,  n'auroit  pas  voulu  laisser  des  hommes  créés  à 
son  image ,  en  proie  à  la  faim  et  à  Findigence,  tandis 
qu'il  répandroit  à  pleines  mains ,  sur  un  petit  nombre 
d'heureux,  la  rosée  du  ciel  et  la  graisse  de  la  terre, 
s'il  n'avoit  prétendu  que  l'abondance  des  uns  sup- 
pléât à  la  nécessité  des  autres  ? 

Qui  Fignore ,  que  tous  les  biens  appartenoient  ori- 
ginairement à  tous  les  hommes  en  commun  ;  que  la 
simple  nature  ne  connoissoit  ni  de  propriété  ni  de 
partage,  et  qu'elle  laissoit  d'abord  chacun  de  nous 
en  possession  de  tout  l'univers?  mais  que  pour 
mettre  des  bornes  à  la  cupidité,  et  éviter  les  dis- 
sensions et  les  troubles,  le  commun  consentement 
des  peuples  établit  que  les  plus  sages,  les  plus  mi- 


328  SUR  L  AUMONE. 

séî icordieux ,  les  plus  intégres,  seroient  aussi  les 
plus  opulents  ;  qu'outre  la  portion  de  bien  que  la 
nature  leur  destinoit,  ils  se  cliargeroient  encore  de 
celle  des  plus  foibles,  pour  en  être  les  dépositaires, 
et  la  défendre  contre  les  usurpations  et  les  violences  : 
de  sorte  quils  furent  établis,  par  la  nature  même, 
comme  les  tuteurs  des  malheureux;  et  que  ce  quils 
eurent  de  trop  ne  fut  plus  que  l'héritage  de  leurs 
frères,  confié  à  leurs  soins  et  à  leur  équité  ? 

Qui  Tignore  enfin,  que  les  liens  de  la  religion  ont 
encore  resserré  ces  premiers  nœuds  que  la  nature 
av  oit  formés  parmi  les  hommes  ;  que  la  grâce  de  Jé- 
sus-Christ ,  qui  enfanta  les  premiers  fidèles ,  non 
seulement  n'en  fit  quuQ  cœur  et  qu'une  ame,  mais 
encore  qu'une  famille  d'où  toute  propriété  fut  ban- 
nie ;  et  que  l  Évangile  nous  faisant  une  loi  d'aimer 
nos  frères  comme  nous-mêmes,  ne  nous  permet 
plus,  ou  d'ignorer  leurs  besoins,  ou  d'être  insen- 
sibles à  leurs  peines? 

Mais  il  en  est  du  devoir  de  l'aumône  comme  de 
tous  les  autres  devoirs  de  la  loi  :  en  général ,  en  idée 
on  n'ose  en  contredire  l'obligation;  la  circonstance 
de  Faccomplir  est-elle  arrivée,  on  ne  manque  jamais 
de  prétexte,  ou  pour  s'en  dispenser  tout-à-fait,  ou 
pour  ne  s'en  acquitter  qu'à  demi.  Or,  il  semble  que 
l'Esprit  de  Dieu  a  voulu  nous  marquer  tous  ces  pré- 
textes dans  les  réponses  que  font  les  disciples  à  Jé- 
sus-Christ, pour  s'excuser  de  secourir  cette  multitude 
affamée  qui  l'avoit  suivi  au  désert. 

En  premier  lieu,  ils  le  font  souvenir  qu'à  peine 


SUR  L'AUMONE.  829 

ont-ils  de  quoi  fournir  à  leurs  propres  besoins,  et 
qu'il  ne  leur  reste  que  cinq  pains  d'orge  et  deux 
poissons  :  Est  puer  unus  hic,  qui  habet  (juinque panes 
hordeaceos  et  duos  pisces  '  ;  et  voilà  le  premier  prétexte 
que  la  cupidité  oppose  au  devoir  de  la  miséricorde. 
A  peine  a-t-on  le  nécessaire  ;  on  a  un  nom  et  un  rang 
à  soutenir  dans  le  monde,  des  enfants  à  établir,  des 
créanciers  à  satisfaire ,  des  fonds  à  dégager ,  des  char- 
ges publiques  à  supporter,  mille  frais  de  pure  bien- 
séance auxquels  il  faut  fournir  :  or,  qu'est-ce  qu'un 
revenu  qui  n'est  pas  infini ,  pour  des  dépenses  de  tant 
de  sortes?  Sedhœc  quid  inter  tantos"^?  Ainsi  parle  tous 
les  jours  le  monde ,  et  le  monde  le  plus  brillant  et  le 
plus  somptueux. 

Or,  mes  frères,  je  sais  que  les  bornes  du  néces- 
saire ne  sont  pas  les  mêmes  pour  tous  les  états; 
qu'elles  augmentent  à  proportion  du  rang  et  de  la 
naissance;  qu'une  étoile,  comme  parle  l'apôtre,  doit 
différer  en  clarté  d'une  autre  étoile;  que  même,  dès 
les  siècles  apostoliques,  on  voyoit  dans  l'assemblée 
des  fidèles  des  hommes  revêtus  d'une  robe  de  dis- 
tinction, et  portant  au  doigt  un  anneau  d'or,  tandis 
que  les  autres,  d'une  condition  plus  obscure,  se 
contentoient  de  simples  vêtements  pour  couvrir  leur 
nudité;  qu'ainsi  la  religion  ne  confond  pas  les  états; 
et  que  si  elle  défend  à  ceux  qui  habitent  les  palais 
des  rois  la  mollesse  des  mœurs  et  le  faste  indécent 
des  vêtements ,  elle  ne  leur  ordonne  pas  aussi  la  pau- 

'  JoAN.  c.  6,  V.  g.  —  Ibid. 


33o  SUR  L'AUMONE. 

vreté  et  la  simplicité  de  ceux  qui  vivent  au  fond  des 
champs  et  de  la  plus  obscure  populace  :  je  le  sais. 

Mais,  mes  frères,  c'est  une  vérité  incontestable, 
que  ce  qu'il  y  a  de  superflu  dans  vos  biens  ne  vous 
appartient  pas  ;  que  c'est  la  portion  des  pauvres  ;  et 
que  vous  ne  devez  compter  à  vous  de  vos  revenus, 
que  ce  qui  est  nécessaire  pour  soutenir  l'état  où  la 
Providence  vous  a  fait  naître.  Je  vous  demande  donc: 
Est-ce  l'Évangile  ou  la  cupidité,  qui  doit  régler  ce 
nécessaire?  Oseriez-vous  prétendre  que  toutes  les 
vanités,  dont  l'usage  vous  fait  une  loi,  vous  fussent 
comptées  devant  Dieu  comme  des  dépenses  insépa- 
rables de  votre  condition?  prétendre  que  tout  ce  qui 
vous  flatte ,  vous  accommode ,  nourrit  votre  orgueil , 
satisfait  vos  caprices,  corrompt  votre  cœur,  vous 
soit  pour  cela  nécessaire?  prétendre  que  tout  ce  que 
vous  sacrifiez  à  la  fortune  d'un  enfant  pour  l'élever 
plus  haut  que  ses  ancêtres  ;  tout  ce  que  vous  risquez 
à  un  jeu  excessif;  que  ce  luxe,  ou  qui  ne  convient 
pas  à  votre  naissance,  ou  qui  en  est  un  abus,  soient 
des  droits  incontestables  qui  doivent  être  pris  sur  vos 
biens  avant  ceux  de  la  charité?  prétendre  enfin  que, 
parce  qu'un  père  obscur  et  échappé  de  la  foule  vous 
aura  laissé  héritier  de  ses  trésors,  et  peut-être  aussi 
de  ses  injustices,  il  vous  sera  permis  d'oublier  votre 
peuple  et  la  maison  de  votre  père ,  vous  mettre  à  côté 
des  plus  grands  noms,  et  soutenir  le  même  éclat, 
parceque  vous  pouvez  fournir  à  la  même  dépense? 

Si  cela  est  ainsi,  mes  frères,  si  vous  ne  comptez 
pour  superflu  que  ce  qui  peut  échapper  à  vos  plai- 


SUR  L'AUMONE,  33i 

sirs,  à  vos  profusions,  à  vos  caprices,  vous  n'avez 
donc  qu'à  être  voluptueux,  capricieux,  dissolus, 
prodigues,  pour  être  dispensés  du  devoir  de  l'au- 
mône. Plus  vous  aurez  de  passions  à  satisfaire,  plus 
l'obligation  d'être  charitable  diminuera;  et  vos  ex- 
cès, que  le  Seigneur  vous  ordonnoit  d'expier  par  la 
miséricorde,  seront  eux-mêmes  le  privilège  qui  vous 
en  décharge!  Il  faut  donc  qu'il  y  ait  ici  une  régie  à 
observer,  et  des  bornes  à  se  prescrire,  différentes 
de  celles  de  la  cupidité  :  et  la  voici,  la  régie  de  la  foi. 
Tout  ce  qui  ne  tend  qu'à  nourrir  la  vie  des  sens ,  qu'à 
flatter  les  passions ,  qu'à  autoriser  les  pompes  et  les 
abus  du  monde ,  tout  cela  est  superflu  pour  un  chré- 
tien ;  c'est  ce  qu'il  faut  retrancher  et  mettre  à  part  : 
voilà  le  fonds  et  l'héritage  des  pauvres;  vous  n'en 
êtes  que  le  dépositaire ,  et  ne  pouvez  y  toucher  sans 
usurpation  et  sans  injustice.  L'Évangile ,  mes  frères, 
réduit  à  peu  le  nécessaire  du  chrétien ,  quelque  élevé 
qu'il  soit  dans  le  monde;  la  religion  retranche  bien 
des  dépenses:  et  si  nous  vivions  tous  selon. les  ré- 
gies de  la  foi,  nos  besoins,  qui  ne  seroient  plus  mul- 
tipliés par  nos  passions,  seroient  moindres;  nous 
trouverions  la  plus  grande  partie  de  nos  biens  inu- 
tile ;  et ,  comme  dans  le  premier  âge  de  la  foi,  l'Église 
ne  verroit  point  d'indigent  parmi  les  fidèles.  Nos  dé- 
penses augmentent  tous  les  jours,  parceque  tous  les 
jours  nos  passions  se  multiplient;  l'opulence  de  nos 
pères  n'est  plus  qu'un  état  pauvre  et  malaisé  pour 
nous;  et  nos  grands  biens  ne  peuvent  plus  suffire, 
parceque  rien  ne  suffit  à  qui  ne  se  refuse  rien. 


332  SUR  SAUMONE. 

Et  pour  donner  à  cette  vérité  toute  Fétendue  que 
demande  le  sujet  que  nous  traitons ,  je  vous  demande 
en  second  lieu,  mes  frères  :  l'élévation  et  Tabondance 
où  vous  êtes  nés  vous  dispensent-elles  de  la  simpli- 
cité, de  la  frugalité,  de  la  iliodestie ,  de  la  violence 
évangélique?  Pour  être  nés  grands,  vous  n'en  êtes 
pas  moins  chrétiens.  En  vain,  comme  les  Israélites 
dans  le  désert,  avez-vous  amassé  plus  de  manne  que 
vos  frères;  vous  n'en  pouvez  garder  pour  votre 
usage  que  la  mesure  prescrite  par  la  loi  :  Qui  mul- 
tum,  non  abundavit  ^ ,  Hors  de  là  Jésus-Christ  nau- 
roit  défendu  le  faste ,  les  pompes ,  les  plaisirs ,  qu  aux 
pauvres  et  aux  malheureux;  eux  à  qui  l'infortune 
de  leur  condition  rend  cette  défense  fort  inutile. 

Or,  cette  vérité  capitale  supposée;  si,  selon  la 
régie  de  la  foi,  il  ne  vous  est  pas  permis  de  faire  ser- 
vir vos  richesses  à  la  félicité  de  vos  sens  ;  si  le  riche 
est  obligé  de  porter  sa  croix ,  de  ne  chercher  pas  sa 
consolation  en  ce  monde,  et  de  se  renoncer  sans 
cesse  soi-même  comme  le  pauvre,  quel  a  pu  être  le 
dessein  de  la  Providence,  en  répandant  sur  vous  les 
biens  de  la  terre,  et  quel  avantage  peut-il  vous  en 
revenir  à  vous-mêmes?  Seroit-ce  de  fournir  à  vos 
passions  désordonnées  ?  mais  vous  n'êtes  plus  rede- 
vables à  la  chair,  pour  vivre  selon  la  chair.  Seroit-ce 
de  soutenir  l'orgueil  du  rang  et  de  la  naissance? 
mais  tout  ce  que  vous  donnez  à  la  vanité,  vous  le 
retranchez  de  la  charité.  Seroit-ce  de  thésauriser 
pour  vos  neveux?  mais  votre  trésor  ne  doit  être  que 

'  IL  Cor.  c.  8,  v.  i5. 


SUR  LAUMONE.  333 

dans  le  ciel.  Seroit-ce  de  passer  la  vie  plus  agréable- 
ment? mais  si  vous  ne  pleurez,  si  vous  ne  souffrez, 
si  vous  ne  combattez ,  vous  êtes  perdus.  Seroit-ce  de 
vous  attacher  plus  à  la  terre?  mais  le  chrétien  n  est 
pas  de  ce  monde,  il  est  citoyen  du  siècle  à  venir. 
Seroit-ce  d'agrandir  vos  possessions  et  vos  héritages? 
mais  vous  n'agrandiriez  jamais  que  le  lieu  de  votre 
exil  ;  et  le  gain  du  monde  entier  vous  seroit  inutile , 
si  vous  veniez  à  perdre  votre  ame.  Seroit-ce  de  char- 
ger vos  tables  de  mets  plus  exquis?  mais  vous  savez 
que  FÉvangile  n'interdit  pas  moins  la  vie  sensuelle 
et  voluptueuse  au  riche  qu'à  l'indigent.  Repassez 
sur  tous  les  avantages  que  vous  pouvez  retirer  se- 
lon le  monde  de  votre  prospérité ,  ils  vous  sont  pres- 
que tous  interdits  par  la  loi  de  Dieu. 

Ce  n'a  donc  pas  été  son  dessein  de  vous  les  mé- 
nager en  vous  faisant  naître  dans  l'abondance  ;  ce 
n'est  donc  pas  pour  vous  que  vous  êtes  nés  grands  ; 
ce  n'est  pas  pour  vous,  comme  le  disoit  autrefois 
Mardochée  à  la  pieuse  Esther,  que  le  Seigneur  vous 
a  élevée  à  ce  point  de  grandeur  et  de  prospérité  qui 
vous  environne;  c'est  pour  son  peuple  affligé;  c'est 
pour  être  la  protectrice  des  infortunés  :  Et  quis  novit 
utrum  ad  regnum  veneris ,  ut  in  tali  tempore  parareris  '  ? 
Si  vous  ne  répondez  pas  à  ce  dessein  de  Dieu  sur 
vous ,  continuoit  ce  sage  Juif,  il  se  servira  de  quel- 
que autre  qui  lui  sera  plus  fidèle  ;  il  lui  transportera 
cette  couronne  qui  vous  étoit  destinée  ;  il  saura  bien 
pourvoir  par  quelque  autre  voie  à  l'affliction  de  son 

'   ESTH,  C.  4î  V.  l4- 


334  SUR  L  AUMONE. 

peuple;  car  il  ne  permet  pas  que  les  siens  périssent; 
mais  vous  et  la  maison  de  votre  père  périrez  :  Per 
aliam  occasionem  liberabuntur  Judœi\  et  tu,  et  do~ 
mus  patris  tui ,  peribitis  \  Vous  n'êtes  donc,  dans  les 
desseins  de  Dieu,  que  les  ministres  de  sa  providence 
envers  les  créatures  qui  souffrent  :  vos  grands  biens 
ne  sont  donc  que  des  dépôts  sacrés  que  sa  bonté  a 
mis  entre  vos  mains  pour  y  être  plus  à  couvert  de 
l'usurpation  et  de  la  violence,  et  conservés  plus  sû- 
rement à  la  veuve  et  à  Forphelin  :  votre  abondance, 
dans  Tordre  de  sa  sagesse,  nest  donc  destinée  qu'à 
suppléer  à  leur  nécessité  ;  votre  autorité  qu'à  les  pro- 
téger; vos  dignités  qu'à  venger  leurs  intérêts  ;  votre 
rang  qu'à  les  consoler  par  vos  offices  :  tout  ce  que 
vous  êtes ,  vous  ne  l'êtes  que  pour  eux  ;  votre  éléva- 
tion ne  seroitplus  l'ouvrage  de  Dieu;  et  il  vous  auroit 
maudits  en  répandant  sur  vous  les  biens  de  la  terre, 
s'il  vous  les  avoit  donnés  pour  un  autre  usage. 

Ah!  ne  nous  alléguez  donc  plus,  pour  excuser 
votre  dureté  envers  vos  frères,  des  besoins  que  la 
loi  de  Dieu  condamne;  justifiez  plutôt  sa  provi- 
dence envers  les  créatures  qui  souffrent;  faites-leur 
connoître,  en  rentrant  dans  son  ordre,  qu'il  y  a  un 
Dieu  pour  elles  comme  pour  vous;  et  bénir  les  con- 
seils adorables  de  sa  sagesse  dans  la  dispensation 
des  choses  d'ici-bas,  qui  leur  a  ménagé  dans  votre 
abondance  des  ressources  si  consolantes. 

Mais  d'ailleurs,  mes  frères,  que  peuvent  retran- 
cher à  ces  besoins  que  vous  nous  alléguez  tant,  les 

'   ESTH.  C.  4î  V.  l4- 


SUR  L'AUMONE.  335 

largesses  modiques  quon  vous  demande?  Le  Sei- 
gneur n  exige  pas  de  vous  une  partie  de  vos  fonds 
et  de  vos  héritages,  quoiqu'ils  lui  appartiennent 
tout  entiers,  et  qu'il  ait  droit  de  vous  en  dépouiller; 
il  vous  laisse  tranquilles  possesseurs  de  ces  terres  , 
de  ces  palais  qui  vous  distinguent  dans  votre  peu- 
ple ,  et  dont  la  piété  de  vos  ancêtres  enrichissoit  au- 
trefois nos  temples  ;  il  ne  vous  ordonne  pas ,  comme 
à  ce  jeune  homme  de  l'Évangile,  de  renoncer  à  tout, 
de  distribuer  tout  votre  bien  aux  pauvres ,  et  de  le 
suivre;  il  ne  vous  fait  pas  une  loi,  comme  autrefois 
aux  premiers  fidèles,  de  venir  porter  tous  vos  tré- 
sors aux  pieds  de  vos  pasteurs;  il  ne  vous  frappe 
pas  d'anathème ,  comme  il  frappa  Ananie  et  Saphire, 
pour  avoir  osé  seulement  retenir  une  portion  d'un 
bien  qu'ils  avoient  reçu  de  leurs  pères ,  vous  qui 
ne  devez  peut-être  qu'aux  malheurs  publics  et  à 
des  gains  odieux  ou  suspects  l'accroissement  de  vo- 
tre fortune;  il  consent  que  vous  appeliez  les  terres 
de  vos  noms ,  comme  dit  le  prophète ,  et  que  vous 
transmettiez  à  vos  enfants  les  possessions  qui  vous 
sont  venues  de  vos  ancêtres  ;  il  veut  seulement  que 
vous  en  retranchiez  une  légère  portion  pour  les  in- 
fortunés qu'il  laisse  dans  Findigence;  il  veut  que, 
tandis  que  vous  portez  sur  l'indécence  et  le  faste  de 
vos  parures  la  nourriture  d'un  peuple  entier  de 
malheureux,  vous  ayez  de  quoi  couvrir  la  nudité 
de  ses  serviteurs  qui  n'ont  pas  où  reposer  leur  tête  ; 
il  veut  que  de  ces  tables  voluptueuses ,  où  vos  grands 
biens  peuvent  à  peine  suffire  à  votre  sensualité  et 


336  SUR  KAUMONE. 

aux  profusions  d'une  délicatesse  insensée,  vous  lais- 
siez du  moins  tomber  quelques  miettes  pour  soula- 
ger des  Lazares  pressés  de  la  faim  et  de  la  misère; 
il  veut  que,  tandis  qu'on  verra  sur  les  murs  de  vos 
palais  des  peintures  d'un  prix  bizarre  et  excessif, 
votre  revenu  puisse  suffire  pour  honorer  les  images 
vivantes  de  votre  Dieu  ;  il  veut  enfin  que  tandis  que 
vous  n'épargnerez  rien  pour  satisfaire  la  fureur  d'un 
jeu  outré,  et  que  tout  ira  fondre  dans  ce  gouffre, 
vous  ne  veniez  pas  supputer  votre  dépense ,  mesurer 
vos  forces,  nous  alléguer  la  médiocrité  de  votre  for- 
tune et  l'embarras  de  vos  affaires,  quand  il  s'agira 
de  consoler  l'affliction  d'un  chrétien.  Il  le  veut;  et 
n'a-t-il  pas  raison  de  le  vouloir?  Quoi  1  vous  seriez 
riches  pour  le  mal  et  pauvres  pour  le  bien  !  vos  re- 
venus suffiroient  pour  vous  perdre,  et  ils  ne  suffi- 
roient  pas  pour  vous  sauver  et  pour  acheter  le  ciel  ! 
et,  parceque  vous  outrez  l'amour  de  vous-mêmes,  il 
vous  seroit  permis  d'être  barbares  envers  vos  frères  ! 

Mais ,  mes  frères ,  d'où  vient  que  c'est  ici  la  seule 
circonstance  où  vous  diminuez  vous-mêmes  l'opi- 
nion qu'on  a  de  vos  richesses?  Par-tout  ailleurs,  vous 
voulez  qu'on  vous  croie  puissants;  vous  vous  don- 
nez pour  tels;  vous  cachez  même  quelquefois  sous 
des  dehors  encore  brillants  des  affaires  déjà  rui- 
nées, pour  soutenir  cette  vaine  réputation  d'opu- 
lence. Cette  vanité  ne  vous  abandonne  donc  que  lors- 
qu'on vous  fait  souvenir  du  devoir  de  la  miséricorde  : 
alors,  peu  contents  d'avouer  la  médiocrité  de  votre 
fortune ,  vous  l'exagérez  ;  et  la  dureté  l'emporte  dans 


SUR  L'AUMONE.  337 

votre  cœur,  non  seulement  sur  la  vérité ,  mais  en- 
core sur  la  vanité.  Ah!  le  Seigneur  reprochoit  au- 
trefois à  un  évêque  dans  FApocalypse  :  «Vous  dites  : 
«  Je  suis  riche,  je  suis  comblé  de  biens  ;  et  vous  ne 
«savez  pas  que  vous  êtes  pauvre,  nu  et  misérable 
«  à  mes  yeux'.  »  Mais  il  devroit  aujourd'hui  changer 
ce  reproche  à  votre  égard,  et  vous  dire:  Oh!  vous 
vous  plaignez  que  vous  êtes  pauvres  et  dépourvus 
de  tout;  et  vous  ne  voulez  pas  voir  que  vous  êtes 
riches,  comblés  de  biens,  et  que  dans  un  temps  où 
presque  tous  ceux  qui  vous  environnent  souffrent , 
vous  seuls  ne  manquez  de  rien  à  mes  yeux. 

Et  c'est  ici  le  second  prétexte  qu'on  oppose  au 
devoir  de  l'aumône,  la  misère  générale.  Aussi  les 
disciples  répondent  en  second  heu  au  Sauveur, 
pour  s'excuser  de  secourir  cette  multitude  affamée  , 
que  le  lieu  est  désert  et  stérile,  que  l'heure  est  déjà 
passée,  et  qu'il  faut  renvoyer  le  peuple  afin  qu'il 
aille  dans  les  bourgs  et  dans  les  maisons  voisines 
acheter  de  quoi  se  nourrir:  Desertus  est  locus  hic,  et 
jam  hora  prœteriit^.  Nouveau  prétexte  dont  on  se 
sert  pour  se  dispenser  de  la  miséricorde  :  la  stérilité 
et  le  dérangement  des  saisons. 

Mais  premièrement,  Jésus-Christ  n'auroit-il  pas 
pu  répondre  aux  disciples ,  dit  saint  Ghrysostôme  : 
C'est  parceque  le  lieu  est  désert  et  stérile ,  et  que 
ce  peuple  ne  sauroit  y  trouver  de  quoi  soulager  sa 
faim,  qu'il  ne  faut  pas  le  renvoyer  à  jeûn,  de  peur 
que  les  forces  ne  lui  manquent  en  chemin?  Et  voilà 

'  Apoc.  c.  3,  V.  17.  —  ^  Marc.  c.  6,  v.  35. 


338  SUR  L'AUMONE. 

ce  que  je  pourrois  aussi  d'abord  vous  répondre  :  les 
temps  sont  mauvais  ;  les  saisons  sont  fâcheuses  :  ah  ! 
c'est  pour  cela  même  que  vous  devez  entrer  dans  des 
inquiétudes  plus  vives  et  plus  tendres  sur  les  besoins 
de  vos  frères.  Si  le  lieu  est  désert  et  stérile  pour  vous, 
que  doit-il  être  pour  tant  de  malheureux?  si  vous 
vous  ressentez  du  malheur  des  temps ,  ceux  qui  n'ont 
pas  les  mêmes  ressources  que  vous,  que  n'en  doi- 
vent-ils pas  souffrir?  si  les  plaies  de  l'Égypte  entrent 
jusque  dans  les  palais  des  grands  et  de  Pharaon 
même ,  quelle  sera  la  désolation  de  la  cabane  du 
pauvre  et  du  laboureur?  Si  les  princes  d'Israël ,  dans 
Samarie  affligée,  ne  trouvent  plus  de  ressource  dans 
leur  aire,  ni  dans  leur  pressoir,  selon  l'expression 
du  prophète,  quelle  sera  l'extrémité  d'une  populace 
obscure ,  réduite  peut-être  comme  cette  mère  infor- 
tunée, non  à  se  nourrir  du  sang  de  son  enfant ,  mais 
à  faire  de  son  innocence  et  de  son  ame  le  prix  fu- 
neste de  sa  nécessité  ? 

Mais  d'ailleurs  ces  fléaux  dont  nous  sommes  af- 
fligés, et  dont  vous  vous  plaignez,  sont  la  peine  de 
votre  dureté  envers  les  pauvres  ;  Dieu  venge  sur  vos 
biens  l'injuste  usage  que  vous  en  faites:  ce  sont  les 
cris  et  les  gémissements  des  malheureux  que  vous 
abandonnez,  qui  attirent  l'indignation  du  ciel  sur 
vos  terres  et  sur  vos  campagnes.  C'est  donc  dans  ces 
calamités  publiques ,  qu  il  faut  vous  hâter  d'apaiser 
la  colère  de  Dieu  par  l'abondance  de  vos  largesses  ; 
c'est  alors  qu'il  faut  plus  que  jamais  intéresser  les 
pauvres  dans  vos  malheurs.  Ah  !  vous  vous  avisez 


I 


SUR  L'AUMONE.  389 

de  vous  adresser  au  ciel ,  d'invoquer  par  des  sup- 
plications générales  les  saints  protecteurs  de  cette 
monarchie ,  pour  obtenir  des  saisons  plus  heureuses, 
la  cessation  des  fléaux  publics ,  le  retour  de  la  sé- 
rénité et  de  labondance :  mais  ce  n'est  pas  là  seule- 
ment qu'il  faut  porter  vos  vœux  et  vos  prières  ;  vous 
ne  trouverez  jamais  les  saints  sensibles  à  vos  peines , 
tandis  que  vous  ne  le  serez  pas  vous-mêmes  à  celles 
de  vos  frères;  vous  avez  sur  la  terre  les  maîtres  des 
vents  et  des  saisons  :  adressez-vous  aux  pauvres  ;  ce 
sont  eux  qui  ont,  pour  ainsi  dire,  les  clefs  du  ciel; 
ce  sont  leurs  vœux  qui  règlent  les  temps  et  les  sai- 
sons ;  qui  nous  ramènent  des  jours  sereins  ou  fu- 
nestes, qui  suspendent  ou  qui  attirent  les  faveurs 
du  ciel  :  car  l'abondance  n'est  donnée  à  la  terre  que 
pour  leur  soulagement;  et  ce  n'est  que  par  rapport 
à  eux  que  le  ciel  vous  punit,  ou  que  le  ciel  vous  fa- 
vorise. 

Mais  pour  achever  de  vous  confondre,  vous,  mes 
frères,  qui  nous  alléguez  si  fort  le  malheur  des 
temps  ;  la  rigueur  prétendue  de  ces  temps  retran- 
che-t-elle  quelque  chose  à  vos  plaisirs?  Que  souf- 
frent vos  passions  des  misères  publiques?  Si  le  mal- 
heur des  temps  vous  oblige  à  vous  retrancher  sur 
vos  dépenses,  retranchez  d abord  tout  ce  que  la  re- 
ligion condamne  dans  l'usage  de  vos  biens  ;  réglez 
vos  tables,  vos  parures,  vos  jeux,  vos  trains,  vos 
édifices  sur  le  pied  de  l'Évangile;  que  les  retranche- 
ments de  la  charité  ne  viennent  du  moins  qu'après 

tous  les  autres;  retranchez  vos  crimes  avant  que  de 

22. 


34o  SUR  L  AUMONE. 

retrancher  vos  devoirs.  C'est  le  dessein  de  Dieu, 
quand  il  frappe  de  stérilité  les  provinces  et  les  royau- 
mes, d'ôter  aux  grands  et  aux  puissants  les  occa- 
sions des  dissolutions  et  des  excès  :  entrez  donc  dans 
Tordre  de  sa  justice  et  de  sa  sagesse  ;  regardez-vous 
comme  des  criminels  publics  que  le  Seigneur  châtie 
par  des  punitions  publiques  ;  dites-lui ,  comme  Da- 
vid, lorsqu'il  vit  la  main  de  Dieu  appesantie  sur  son 
peuple  :  C'est  sur  moi,  Seigneur,  qui  suis  le  seul  cou- 
pable, qui  ai  attiré  votre  indignation  sur  ce  royaume 
en  abusant  de  ma  prospérité ,  et  en  me  livrant  à  des 
passions  honteuses  ;  c'est  sur  moi  seul  que  doit  tom- 
ber la  fureur  de  votre  bras  :  V ertatur^  ohsecro,  nianus 
tua  contra  me  '  :  mais  cette  populace  obscure  et  affli- 
gée ;  mais  ces  infortunés ,  qui ,  dans  une  condition 
pénible,  ne  mangeoient  leur  pain  qu'à  la  sueur  de 
leur  front  ;  eh  !  qu'ont-ils  fait ,  Seigneur,  pour  être 
exposés  au  glaive  de  votre  vengeance  ?  Ego  sum  qui 
peccavi  j  ego  inique  egi:  isti  qui  oves  surit,  quidfece- 
runl ^  ? 

Voilà  votre  modèle;  faites  cesser,  en  finissant  vos 
désordres,  la  cause  des  malheurs  publics;  offrez  à 
Dieu,  en  la  personne  des  pauvres,  le  retranchement 
de  vos  plaisirs  et  de  vos  profusions ,  comme  le  seul 
sacrifice  de  justice,  capable  de  désarmer  sa  colère; 
et  puisque  ces  fléaux  ne  tombent  sur  la  terre  que 
pour  punir  l'abus  que  vous  avez  fait  de  l'abondance, 
portez-en  aussi  tout  seuls ,  en  retranchant  ces  abus , 


II.  Reg.  c.  D!4,  V.  17.  —  '  Ibid. 


SUR  L  AUMONE.  34i 

]a  peine  et  ramertume.  Mais  qu'on  ne  s'aperçoive 
des  malheurs  publics,  ni  dans  l'orgueil  des  équi- 
pages, ni  dans  la  sensualité  des  repas,  ni  dans  la 
magnificence  des  édifices,  ni  dans  la  fureur  du  jeu 
et  l'entêtement  des  plaisirs  ;  mais  seulement  dans 
votre  inhumanité  envers  les  pauvres  ;  mais  que  tout 
au  dehors,  les  spectacles,  les  assemblées  profanes, 
les  réjouissances  publiques ,  que  tout  aille  même 
train,  tandis  que  la  charité  seule  se  refroidira;  mais 
que  le  luxe  croisse  même  de  jour  en  jour,  et  que  la 
miséricorde  seule  diminue;  mais  que  le  monde  et  le 
démon  ne  perdent  rien  au  malheur  des  temps  ,  tan- 
dis que  Jésus-Christ  tout  seul  en  souffre  dans  ses 
membres  affligés;  mais  que  le  riche,  à  couvert  de 
son  opulence,  ne  voie  que  de  loin  les  effets  de  la 
colère  du  ciel,  tandis  que  le  pauvre  et  l'innocent  en 
deviendront  la  triste  victime  ;  grand  Dieu  !  vous  ne 
voudriez  donc  frapper  que  les  malheureux  en  ré- 
pandant des  fléaux  sur  la  terre  ;  votre  unique  dessein 
seroit  donc  d'achever  d'écraser  ces  infortunés  sur 
qui  votre  main  s'étoit  déjà  si  fort  appesantie  en  les 
faisant  naître  dans  l'indigence  et  dans  la  misère?  les 
puissants  de  l'Egypte  seroient  donc  épargnés  par 
l'ange  exterminateur,  tandis  que  toute  votre  fureur 
viendroit  fondre  sur  Flsraélite  affligé,  sur  son  toit 
pauvre  et  dépourvu,  et  marqué  même  du  sang  de 
l'Agneau  î  Oui,  mes  frères,  les  calamités  publiques 
ne  sont  destinées  qu'à  punir  les  riches  et  les  puis- 
sants, et  ce  sont  les  riches  et  les  puissants  tout  seuls 
qui  n'en  souffrent  rien  :  au  contraire,  en  multipliant 


342  SUR  L'AUMONE. 

]es  malheureux,  elles  leur  fournissent  un  nouveau 
prétexte  de  se  dispenser  du  devoir  de  la  miséri- 
corde. 

Dernière  excuse  de&  disciples ,  fondée  sur  le  grand 
nombre  de  personnes  qui  ont  suivi  le  Sauveur  au  dé- 
sert: Ce  peuple  est  en  si  grand  nombre,  disent-ils, 
que  quand  nous  achèterions  pour  deux  cents  de- 
niers de  pain,  cela  ne  suffiroit  pas.  Dernier  prétexte 
qu'on  oppose  au  devoir  de  l'aumône  :  la  multitude 
des  pauvres.  Oui,  mes  frères,  ce  qui  devroit  rani- 
mer la  charité ,  l'éteint  :  la  multitude  des  malheureux 
vous  endurcit  à  leurs  misères  :  plus  le  devoir  aug- 
mente, plus  vous  vous  en  croyez  dégagés;  et  vous 
devenez  cruels,  pour  avoir  trop  d'occasions  d'être 
charitables. 

Mais,  en  premier  lieu,  d'où  vient,  je  vous  prie, 
cette  multitude  de  pauvres  dont  vous  vous  plaignez? 
Je  sais  que  le  malheur  des  temps  peut  en  augmen- 
ter le  nombre  :  mais  les  guerres ,  les  maladies  popu- 
laires, les  dérèglements  des  saisons  que  nous  éprou- 
vons, ont  été  de  tous  les  siècles:  les  calamités  que 
nous  voyons,  ne  sont  pas  nouvelles,  nos  pères  les 
ont  vues,  et  ils  en  ont  vu  même  de  plus  tristes  :  des 
dissensions  civiles,  le  père  armé  contre  l'enfant,  le 
frère  contre  le  frère;  les  campagnes  ravagées  par 
leurs  propres  habitants  ;  le  royaume  en  proie  à  des 
nations  ennemies,  personne  en  sûreté  sous  son  pro- 
pre toit:  nous  ne  voyons  pas  ces  malheurs  ;  mais  ont- 
ils  vu  ce  que  nous  voyons?  tant  de  misères  publiques 
et  cachées ,  tant  de  familles  déchues ,  tant  de  citoyens 


SUR  L'AUMONE.  343 

autrefois  distingués,  aujourd'hui  sur  la  poussière, 
et  confondus  avec  le  plus  vil  peuple?  les  arts  de- 
venus presque  inutiles?  l'image  de  la  faim  et  de  la 
mort  répandue  sur  les  villes  et  les  campagnes?  que 
dirai-je?  tant  de  désordres  secrets  qui  éclatent  tous 
les  jours ,  qui  sortent  de  leurs  ténèbres,  et  où  préci- 
pitent le  désespoir  et  l'affreuse  nécessité?  D'où  vient 
cela ,  mes  frères ,  n'est-ce  pas  d'un  luxe  qui  engloutit 
tout,  et  qui  étoit  inconnu  à  nos  pères;  de  vos  dé- 
penses qui  ne  connoissent  plus  de  bornes ,  et  qui 
entraînent  nécessairement  avec  elles  le  refroidisse- 
ment de  la  charité  ? 

Ah!  l'Église  naissante  n'étoit-elle  pas  persécutée, 
désolée,  affligée?  les  malheurs  de  nos  siècles  ap- 
prochent-ils de  ceux-là  ?  on  y  souffroit  la  proscrip- 
tion des  biens,  l'exil ,  la  prison  ;  les  charges  les  plus 
onéreuses  de  l'état  tomboient  sur  ceux  qu  on  soup- 
çonnoit  d'être  chrétiens;  en  un  mot,  on  ne  vit  ja- 
mais tant  de  calamités  :  et  cependant  il  n'y  avoit 
point  de  pauvres  parmi  eux,  dit  saint  Luc  :  Nec 
(juisquam  egens  erat  inter  illos  ^  Ah  !  c'est  que  des  ri- 
chesses de  simplicité  sortoient  du  fond  de  leur  pau- 
vreté même,  selon  l'expression  de  l'apôtre;  c'est 
qu'ils  donnoient  selon  leurs  forces  et  au-delà  ;  c'est 
que  des  provinces  les  plus  éloignées ,  par  les  soins 
des  hommes  apostoliques,  couloient  des  fleuves  de 
charité,  qui  venoient  consoler  les  frères  assemblés 
à  Jérusalem,  et  plus  exposés  que  les  autres  à  la  fu- 
reur de  la  synagogue. 

'  AcT.  c.  4^  V.  34. 


344  SUR  L'AUMONE. 

Mais  plus  encore  que  tout  cela  :  c'est  que  les  plus 
puissants  d'entre  les  premiers  fidèles  étoient  ornés 
de  modestie;  et  que  nos  graads  biens  peuvent  à  peine 
suffire  au  faste  monstrueux  dont  l'usage  nous  fait 
une  loi  :  c'est  que  leurs  festins  étoient  des  repas  de 
sobriété  et  de  charité;  et  que  la  sainte  abstinence 
même  que  nous  célébrons,  ne  peut  modérer  parmi 
nous  les  profusions  et  les  excès  des  tables  et  des  re- 
pas :  c'est  que  n  ayant  point  ici-bas  de  cité  perma- 
nente, ils  ne  s'épuisoient  pas  pour  y  faire  des  éta- 
blissements brillants,  pour  illustrer  leur  nom,  pour 
élever  leur  postérité,  et  anoblir  leur  obscurité  et 
leur  roture  ;  ils  ne  pensoient  qu'à  s'assurer  une  meil- 
leure condition  dans  la  patrie  céleste;  et  qu'aujour- 
d'hui nul  n'est  content  de  son  état  :  chacun  veut 
monter  plus  haut  que  ses  ancêtres;  et  que  leur  pa- 
trimoine n'est  employé  qu'à  acheter  des  titres  et  des 
dignités  qui  puissent  faire  oublier  leur  nom  et  la  bas- 
sesse de  leur  origine:  en  un  mot,  c'est  que  la  dimi- 
nution de  ces  premiers  fidèles ,  comme  parle  Fapôtre, 
faisoit  toute  la  richesse  de  leurs  frères  affligés .  et  que 
nos  profusions  font  aujourd'hui  toute  leur  misère  et 
leur  indigence.  Ce  sont  donc  nos  excès,  mes  frères, 
et  notre  dureté,  qui  multiplient  le  nombre  des  mal- 
heureux :  n'excusez  donc  plus  là-dessus  le  défaut  de 
vos  aumônes;  ce  seroit  faire  de  votre  péché  même 
votre  excuse.  Ah!  vous  vous  plaignez  que  les  pauvres 
vous  accablent  ;  mais  c'est  de  quoi  ils  auroientlieu  de 
se  plaindre  un  jour  eux-mêmes  :  ne  leur  faites  donc 
pas  un  crime  de  votre  insensibilité,  et  ne  leur  repro- 


SUR  L'AUMONE.  345 

chez  pas  ce  qu'ils  vous  reprocheront  sans  doute  un 
jour  devant  le  tribunal  de  Jésus-Christ. 

Si  chacun  de  vous ,  selon  Favis  de  Tapôtre ,  met- 
toit  à  part  une  certaine  portion  de  ses  biens  pour  la 
subsistance  des  malheureux;  si,  dans  la  supputation 
de  vos  dépenses  et  de  vos  revenus,  cet  article  étoit 
toujours  le  plus  sacré  et  le  plus  inviolable;  eh  !  nous 
verrions  bientôt  diminuer  parmi  nous  le  nombre  des 
affligés;  nous  verrions  bientôt  renaître  dans  TÉglise 
la  paix,  Falégresse,  Theureuse  égalité  des  premiers 
chrétiens  ;  nous  n'y  verrions  plus  avec  douleur  cette 
monstrueuse  disproportion,  qui  élève  les  uns  et  les 
place  sur  le  faîte  de  la  prospérité  et  de  l'opulence, 
tandis  que  les  autres  rampent  sur  la  terre  et  gémis- 
sent dans  l'abyme  de  Tindigence  et  de  laffliction :  il 
n'y  auroit  parmi  nous  de  malheureux  que  les  im- 
pies :  point  de  misères  secrètes ,  que  celles  que  le  pé- 
ché opère  dans  les  ames  ;  point  de  larmes ,  que  des 
larmes  de  pénitence  ;  point  de  soupirs  que  pour  le 
ciel;  point  de  pauvres,  que  ces  heureux  disciples  de 
l'Évangile  qui  renoncent  à  tout  pour  suivre  leur  maî- 
tre :  nos  villes  seroient  le  séjour  de  l'innocence  et  de 
la  miséricorde  ;  la  religion ,  un  commerce  de  charité: 
la  terre,  l'image  du  ciel,  où,  dans  différentes  mesures 
de  gloire,  chacun  est  également  heureux;  et  les  en- 
nemis de  la  foi  seroient  encore  forcés,  comme  autre- 
fois ,  de  rendre  gloire  à  Dieu  ,  et  de  convenir  qu'il  y 
a  quelque  chose  de  divin  dans  une  religion  qui  peut 
unir  les  hommes  d'une  manière  si  nouvelle. 

Mais  ce  qui  fait  ici  la  méprise ,  c'est  que  dans  la 


346  SUR  L'AUMONE. 

pratique  personne  ne  regarde  Faumône  comme  une 
des  plus  essentielles  obligations  du  christianisme; 
ainsi  on  n'a  rien  de  réglé  sur  ce  point:  si  Ton  fait 
quelque  largesse,  c'est  toujours  d'une  façon  arbi- 
traire; et  quelque  légère  qu'elle  puisse  être,  on  est 
content  de  soi-même,  comme  si  on  venoit  de  faire 
une  œuvre  de  surcroît. 

Car  d'ailleurs ,  mes  frères  ,  quand  vous  prétendez 
excuser  la  modicité  de  vos  aumônes,  en  disant  que 
le  nombre  des  pauvres  est  infini,  que  croyez-vous 
dire  par-là?  vous  dites  que  vos  obligations  à  leur 
égard  sont  devenues  plus  indispensables;  que  votre 
miséricorde  doit  croître  à  mesure  que  les  misères 
croissent;  et  que  vous  contractez  de  nouvelles  dettes, 
en  même  temps  qu'il  s'élève  de  nouveaux  malheu- 
reux sur  la  terre.  C'est  alors,  mes  frères,  c'est  dans 
ces  calamités  publiques  que  vous  devez  vous  retran- 
cher même  sur  des  dépenses  qui,  hors  de  là,  vous 
seroient  permises  et  peut-être  nécessaires  ;  c'est  alors 
que  vous  ne  devez  plus  vous  regarder  que  comme  le 
premier  pauvre,  et  prendre,  comme  une  aumône, 
tout  ce  que  vous  prenez  pour  vous-même  ;  c'est  alors 
que  vous  n'êtes  plus  ni  grand  ,  ni  homme  en  place, 
ni  citoyen  distingué,  ni  femme  de  naissance;  vous 
êtes  simplement  fidèle,  membre  de  Jésus-Christ,  frère 
d'un  chrétien  affligé. 

Et  certes  dites-moi  :  tandis  que  les  villes  et  les  cam- 
pagnes sont  frappées  de  calamités;  que  des  hommes 
créés  à  l'image  de  Dieu ,  et  rachetés  de  tout  son  sang, 
broutent  l'herbe  comme  des  animaux,  et,  dans  leur 


SUR  L'AUMONE.  347 

nécessité  extrême ,  vontchercher  à  travers  les  champs 
une  nourriture  que  la  terre  n'a  pas  faite  pour  Thomme 
et  qui  devient  pour  eux  une  nourriture  de  mort ,  au- 
riez-vous  la  force  d'y  être  le  seul  heureux  Tandis 
que  la  face  de  tout  un  royaume  est  changée,  et  que 
tout  retentit  de  cris  et  de  gémissements  autour  de 
votre  demeure  superhe,  pourriez-vous  conserver  au 
dedans  le  même  air  de  joie,  de  pompe,  de  sérénité, 
d'opulence?  et  où  seroit  l'humanité,  la  raison,  la  re- 
ligion? Dans  une  république  païenne,  on  vous  re- 
garderoit  comme  un  mauvais  citoyen;  dans  une  so- 
ciété de  sages  et  de  mondains,  comme  une  ame  vile, 
sordide,  sans  noblesse,  sans  générosité,  sans  éléva- 
tion; et  dans  l'Église  de  Jésus-Christ,  sur  quel  pied 
voulez-vous  qu'on  vous  regarde?  eh  !  comme  un  mon- 
stre indigne  du  nom  de  chrétien  que  vous  portez ,  de 
la  foi  dont  vous  vous  glorifiez ,  des  sacrements  dont 
vous  approchez,  de  l'entrée  même  de  nos  temples, 
où  vous  venez,  puisque  ce  sont  là  les  symboles  sa- 
crés de  l'union  qui  doit  être  parmi  les  fidèles. 

Cependant  la  main  du  Seigneur  est  étendue  sur 
nos  peuples  dans  les  villes  et  dans  les  campagnes; 
vous  le  savez,  et  vous  vous  en  plaignez:  le  ciel  est 
d'airain  pour  ce  royaume  affligé  ;  la  misère ,  la  pau- 
vreté, la  désolation,  la  mort,  marchent  par-tout  de- 
vant vous.  Or,  vous  échappe-t-il  de  ces  excès  de  cha- 
rité, devenus  maintenant  une  loi  de  discrétion  et  de 
justice?  Prenez-vous  sur  vous-même  une  partie  des 
calamités  de  vos  frères?  vous  voit-on  seulement  tou- 

'  Discours  prononcé  en  170g. 


348  SUR  L'AUMONE. 

cher  à  vos  profusions  et  à  vos  voluptés ,  criminelles 
en  toute  sorte  de  temps ,  mais  barbares  et  punissa- 
bles même  par  les  lois  des  hommes  en  celui-ci?  Que 
dirai-je,  ne  mettez-vous  pas  peut-être  à  profit  les 
misères  publiques?  ne  faites-vous  pas  peut-être  de 
Findigence  comme  une  occasion  barbare  de  gain? 
N'achevez-vous  pas  peut-être  de  dépouiller  les  malheu- 
reux, en  affectant  de  leur  tendre  une  main  secoura- 
ble,  et  ne  savez-vous  pas  Fart  inhumain  d'apprécier 
les  larmes  et  les  nécessités  de  vos  frères?  Entrailles 
cruelles  !  dit  FEsprit  de  Dieu  :  quand  vous  serez  ras- 
sasié, vous  vous  sentirez  déchiré:  votre  félicité  fera 
elle-même  votre  supplice  ;  et  le  Seigneur  fera  pleuvoir 
sur  vous  sa  fureur  et  sa  guerre. 

Mes  frères ,  que  la  présence  des  pauvres  devant  le 
tribunal  de  Jésus-Christ  sera  terrible  pour  la  plu- 
part des  riches  du  monde  !  que  ces  accusateurs  se- 
ront puissants  !  et  qu'il  vous  restera  peu  de  chose  à 
répondre,  quand  ils  vous  reprocheront  qu'il  falloit 
si  peu  de  secours  pour  soulager  leur  indigence  ;  qu'un 
seul  jour  retranché  de  vos  profusions  auroit  suffi 
pour  remédier  aux  besoins  d'une  de  leurs  années; 
que  c'est  leur  propre  bien  que  vous  leur  refusiez, 
puisque  ce  que  vous  aviez  de  trop  leur  appartenoit; 
qu'ainsi  vous  avez  été  non  seulement  cruels ,  mais 
encore  injustes  en  le  leur  refusant;  mais  enfin  que 
votre  dureté  n  a  servi  qu'à  exercer  leur  patience,  et 
les  rendre  plus  dignes  de  Fimmortalité  :  tandis  que 
vous  alors ,  dépouillés  pour  toujours  de  ces  mêmes 
biens  que  vous  n'avez  pas  voulu  mettre  en  sûreté 


SUR  L^AUMONE. 

dans  le  sein  des  pauvres,  n'aurez  plus  pour  partage 
que  la  malédiction  préparée  à  ceux  qui  auront  vu  Jé- 
sus-Christ souffrant  la  faim,  la  soif,  la  nudité  dans 
ses  membres,  et  qui  ne  Fauront  pas  soulagé!  Nudus 
erai7i,  et  non  cooperuistis  me\  Telle  est  l'illusion  des 
prétextes  dont  on  se  sert  pour  se  dispenser  du  de- 
voir de  l'aumône.  Établissons  maintenant  les  régies 
qu'il  faut  observer  en  l'accomplissant;  et  après  avoir 
défendu  cette  obligation  contre  toutes  les  vaines  ex- 
cuses de  la  cupidité  ,  tâchons  de  la  sauver  aussi  des 
défauts  mêmes  de  la  charité. 

SECONDE  PARTIE. 

Ne  point  sonner  de  la  trompette  pour  s'attirer  les 
regards  publics  dans  les  offices  de  miséricorde  que 
nous  rendons  à  nos  frères  ;  observer  l'ordre  de  la  jus- 
tice même  dans  la  charité,  et  ne  pas  préférer  des  be- 
soins étrangers  à  ceux  dont  nous  sommes  chargés; 
paroître  touchés  de  l'infortune ,  et  savoir  consoler  les 
pauvres  par  notre  affabilité  autant  que  par  nos  dons , 
enfin  éclairer  même  par  notre  vigilance  le  secret  de 
leur  honte  :  voilà  les  régies  que  nous  prescrit  au- 
jourd'hui l'exemple  du  Sauveur  dans  la  pratique  de 
la  miséricorde. 

Premièrement,  il  s'en  alla  dans  un  lieu  désert  et 
écarté,  dit  l'Évangile  ;  il  monta  sur  une  montagne  où 
il  s'assit  avec  ses  disciples.  Son  dessein,  selon  les 
saints  interprètes,  étoit  de  dérober  aux  yeux  des 

'  Matth.,  c.  2  5,  V.  43- 


35o  SUR  L'AUMONE. 

vil]  es  voisines  le  prodige  de  la  multiplication  des  pains, 
et  de  n'avoir  pour  témoins  de  sa  miséricorde  que 
ceux  qui  dévoient  en  ressentir  les  effets.  Première  in- 
struction et  première  régie  :  le  secret  de  la  charité. 

Oui,  mes  frères,  que  de  fruits  de  la  miséricorde, 
le  vent  brûlant  de  l'orgueil  et  de  la  vaine  complai- 
sance flétrit  tous  les  jours  aux  yeux  de  Dieu!  que 
d'aumônes  perdues  pour  l'éternité!  que  de  trésors 
qu'on  croyoit  en  sûreté  dans  le  sein  des  pauvres,  et 
qui  paroîtront  un  jour  corrompus  par  le  ver  et  par 
la  rouille  ! 

A  la  vérité  il  est  peu  de  ces  hypocrisies  grossières 
et  déclarées  qui  publient  sur  les  toits  le  mérite  de 
leurs  œuvres  saintes;  l'orgueil  est  plus  habile,  et  ne 
se  démasque  jamais  tout-à-fait  :  mais  qu'il  est  encore 
moins  de  véritables  zélés  de  charité ,  qui  cherchent, 
comme  Jésus-Christ,  les  lieux  solitaires  et  écartés, 
pour  y  cacher  leurs  saintes  profusions  !  On  ne  voit 
presque  que  de  ces  zélés  fastueux  qui  n'ont  des  yeux 
que  pour  des  misères  d'éclat,  et  qui  veulent  pieuse- 
ment mettre  le  public  dans  la  confidence  de  leurs 
largesses  :  on  prendra  bien  quelquefois  des  mesures 
pour  les  cacher,  mais  on  n'est  pas  fâché  qu'une  indis- 
crétion les  trahisse  :  on  ne  cherchera  pas  les  regards 
publics,  mais  on  sera  ravi  que  les  regards  publics 
nous  surprennent;  et  Ton  regarde  presque  comme 
perdues  les  libéralités  qui  sont  ignorées. 

Hélas  !  nos  temples  et  nos  autels  n'étalent-ils  pas 
de  toutes  parts  avec  leurs  dons  les  noms  et  les  marques 
de  leurs  bienfaiteurs,  c'est-à-dire  les  monuments  pu- 


SUR  L'AUMONE.  35i 

blics  de  la  vanité  de  nos  pères  et  de  la  nôtre?  Si  Ton 
ne  vouloit  que  Foeil  invisible  du  Père  céleste  pour  té- 
moin ,  à  quoi  bon  cette  vaine  ostentation?  Craignez- 
vous  que  le  Seigneur  n  oublie  vos  offrandes?  Faut-il 
que,  du  fond  du  sanctuaire  où  nous  Fadorons,  il  ne 
puisse  jeter  ses  regards  sans  en  retrouver  le  souve- 
nir? Si  vous  ne  vous  proposez  que  de  lui  plaire, 
pourquoi  exposer  vos  largesses  à  d'autres  yeux  qu  aux 
siens?  pourquoi  ses  ministres  eux-mêmes,  dans  les 
fonctions  les  plus  redoutables  du  sacerdoce,  paroî- 
tront-ils  à  Fautel,  où  ils  ne  devroient  porter  que  les 
péchés  du  peuple,  chargés  et  revêtus  des  marques  de 
votre  vanité?  Pourquoi  ces  titres  et  ces  inscriptions 
qui  immortalisent  sur  des  murs  sacrés  vos  dons  et 
votre  orgueil?  N'étoit-ce  pas  assez  que  ces  dons  fus- 
sent écrits  de  la  main  même  du  Seigneur  dans  le  livre 
de  vie?  Pourquoi  graver  sur  le  marbre  qui  périra  le 
mérite  d'une  action  que  la  charité  avoit  pu  rendre 
immortelle? 

Ah!  Salomon,  après  avoir  élevé  le  temple  le  plus 
pompeux  et  le  plus  magnifique  qui  fût  jamais ,  n'y 
fit  graver  que  le  nom  redoutable  du  Seigneur,  et 
n'eut  garde  de  mêler  les  marques  de  la  grandeur  de 
sa  race  avec  celles  de  la  majesté  éternelle  du  Roi  des 
rois.  On  donne  un  nom  de  piété  à  cet  usage;  on  se 
persuade  que  ces  monuments  publics  sollicitent  les 
libéralités  des  fidèles.  Mais  le  Seigneur  a-t-il  chargé 
votre  vanité  du  soin  d'attirer  des  largesses  à  ses  au- 
tels, et  vous  a-t-il  permis  d'être  moins  modestes, 
afin  que  vos  frères  devinssent  plus  charitables?  Hé- 


352  SUR  L'AUMONE. 

las!  les  plus  puissants  d'entre  les  premiers  fidèles 
portoient  simplement,  comme  les  plus  obscurs,  leur 
patrimoine  aux  pieds  des  apôtres;  ils  voyoient  avec 
une  sainte  joie  leurs  noms  et  leurs  biens  confondus 
avec  ceux  de  leurs  frères  qui  avoient  moins  offert 
qu'eux;  on  ne  les  distinguoit  pas  alors  dans  l'assem- 
blée des  fidèles  à  proportion  de  leurs  largesses  ;  les 
honneurs  et  les  préséances  n'y  étoient  pas  encore  le 
prix  des  dons  et  des  offrandes  ;  et  l'on  n'avoit  garde 
de  changer  la  récompense  éternelle  qu'on  attendoit 
du  Seigneur  en  cette  gloire  frivole  qu'on  auroit  pu 
recevoir  des  hommes  ;  et  aujourd'hui  l'Église  n'a  pas 
assez  de  privilèges  pour  satisfaire  la  vanité  de  ses 
bienfaiteurs;  leurs  places  y  sont  marquées  dans  le 
sanctuaire;  leurs  tombeaux  y  paroissent  jusque  sous 
l'autel,  où  ne  devroient  reposer  que  les  cendres  des 
martyrs  ;  on  leur  rend  même  des  honneurs  qui  de- 
vroient être  réservés  à  la  gloire  du  sacerdoce;  et  s'ils 
ne  portent  pas  la  main  à  l'encensoir,  ils  veulent  du 
moins  partager  avec  le  Seigneur  Fencens  qui  brûle 
sur  ses  autels.  L'usage  autorise  cet  abus ,  il  est  vrai  ; 
mais  l'usage  ne  justifie  jamais  ce  qu'il  autorise. 

La  charité,  mes  frères,  est  cette  bonne  odeur  de 
Jésus-Christ  qui  s'évanouit  et  s'éteint  du  moment 
qu'on  la  découvre.  Ce  n'est  pas  qu'il  faille  s'abstenir 
des  offices  publics  de  miséricorde  :  nous  devons  à 
nos  frères  l'édification  et  l'exemple  :  il  est  bon  qu'ils 
voient  nos  œuvres;  mais  il  ne  faut  pas  que  nous  les 
voyions  nous-mêmes;  et  notre  gauche  doit  ignorer 
les  dons  que  répand  notre  droite  :  les  actions  mêmes , 


SUR  L^AUMONE.  353 

que  le  devoir  rend  les  plus  éclatantes ,  doivent  tou- 
jours être  secrètes  dans  la  préparation  du  cœur;  nous 
devons  entrer  pour  elles  dans  une  manière  de  jalou- 
sie contre  les  regards  étrangers ,  et  ne  croire  leur  in- 
nocence en  sûreté  que  lorsqu'elles  sont  sous  les  yeux 
de  Dieu  seul.  Oui,  mes  frères,  les  aumônes  qui  ont 
presque  toujours  coulé  en  secret  arrivent  bien  plus 
pures  dans  le  sein  de  Dieu  même,  que  celles  qui, 
exposées  même  malgré  nous  aux  yeux  des  hommes , 
ont  été  comme  grossies  et  troublées  sur  leur  cours 
par  les  complaisances  inévitables  de  Famour-propre 
et  par  les  louanges  des  spectateurs  :  semblables  à  ces 
fleuves  qui  ont  presque  toujours  coulé  sous  la  terre, 
et  qui  portent  dans  le  sein  de  la  mer  des  eaux  vives 
et  pures  ;  au  lieu  que  ceux  qui  ont  traversé  à  décou- 
vert les  plaines  et  les  campagnes  n'y  portent  d'ordi- 
naire que  des  eaux  bourbeuses  ,  et  traînent  toujours 
après  eux  les  débris,  les  cadavres,  le  limon,  qu'ils 
ont  amassés  sur  leur  route.  Voilà  donc  la  première 
règle  de  charité  que  nous  prescrit  aujourd'hui  le 
Sauveur  :  éviter  le  faste  et  l'ostentation  dans  les  œu- 
vres de  miséricorde  ;  ne  vouloir  y  être  remarqué  ni 
par  le  rang  qu'on  y  tient,  ni  par  la  gloire  d'en  être 
le  principal  auteur,  ni  par  le  bruit  qu'elles  peuvent 
faire  dans  le  monde ,  et  ne  point  perdre  sur  la  terre 
ce  que  la  charité  n'avoit  amassé  que  pour  le  ciel. 

La  seconde  circonstance  que  je  remarque  dans 
notre  Évangile,  c'est  que  nul  de  toute  cette  multi- 
tude qui  s'offre  à  Jésus-Christ  n'est  rejeté  :  tous  in- 
différemment sont  soulagés;  et  on  ne  lit  pas  que  le 

23 


354       -         SUR  L'AUMONE. 

Sauveur  ait  usé  à  leur  égard  de  distinction  et  de  pré- 
férence. Seconde  régie  ;  la  charité  est  universelle  : 
elle  bannit  ces  libéralités  de  goût  et  de  caprice,  qui 
ne  semblent  ouvrir  le  cœur  à  certaines  misères  que 
pour  le  fermera  toutes  les  autres.  Vous  trouvez  des 
personnes  dans  le  monde  qui,  sous  prétexte  qu'elles 
ont  leurs  aumônes  réglées  et  des  lieux  destinés  pour 
les  recevoir,  sont  insensibles  à  tous  les  autres  be- 
soins. En  vain  vous  les  avertiriez  qu'une  famille  va 
tomber  faute  d'un  léger  secours;  qu'une  jeune  per- 
sonne est  sur  le  bord  du  précipice,  si  l'on  ne  se  hâte 
de  lui  tendre  une  main  secourable  ;  qu'un  établis- 
sement utile  va  manquer,  si  un  renouvellement  de 
charité  ne  le  soutient  :  ce  ne  sont  pas  là  des  misères 
de  leur  goût;  et  en  plaçant  ailleurs  quelques  lar- 
gesses ,  elles  croient  acheter  le  droit  de  voir  d'un  œil 
sec,  et  d  un  cœur  indifférent ,  toutes  les  autres  infor- 
tunes. 

Je  sais  que  la  charité  a  son  ordre  et  sa  mesure  ; 
qu'elle  doit  user  de  discernement,  et  que  la  justice 
veut  que  certains  besoins  soient  préférés  ;  mais  je  ne 
voudrois  pas  cette  charité  méthodique;  s'il  est  per- 
mis de  parler  ainsi,  qui  sait  précisément  à  quoi  s'en 
tenir;  qui  a  ses  jours,  ses  lieux,  ses  personnes,  ses 
bornes  ;  qui  hors  de  là  est  barbare ,  et  qui  peut  con- 
venir avec  elle-même  de  n'être' touchée  qu'en  cer- 
tains temps,  et  à  l'égard  de  certains  besoins.  Ah! 
est-on  ainsi  maître  de  son  cœur,  quand  on  aime  vé- 
ritablement ses  frères  ?  peut-on  à  son  gré  se  marquer 
à  soi-même  les  moments  d'ardeur  et  d'indifférence? 


SUR  L'AUMONE.  355 

La  charité,  ce  saint  amour,  est-il  si  régulier  quand 
il  embrase  véritablement  le  cœur?  IN'a-t-il  pas,  si 
je  Fose  dire,  ses  saillies  et  ses  excès  ;  et  ne  se  trouve- 
t-il  pas  des  occasions  si  touchantes  où,  quand  vous 
n'auriez  quune  étincelle  de  charité  dans  le  cœur, 
elle  se  fait  sentir,  et  ouvre  à  Finstant  vos  entrailles  et 
vos  richesses  à  votre  frère  ? 

Je  ne  voudrois  pas  cette  charité  durement  circon- 
specte qui  na  jamais  assez  examiné,  et  qui  se  dé- 
fie toujours  de  la  vérité  des  besoins  quon  lui  ex- 
pose. Voyez  si,  dans  cette  multitude  que  Jésus-Christ 
rassasie  aujourd'hui,  il  s'attache  à  discerner  ceux 
que  la  paresse  et  Fespérance  toute  seule  d'une  nour- 
riture corporelle  avoient  pu  attirer  au  désert ,  et  qui 
auroient  eu  encore  assez  de  force  pour  aller  cher- 
cher à  manger  dans  les  villes  voisines  ;  nul  n'est  ex- 
cepté de  ses  divins  bienfaits.  N'est-ce  pas  déjà  une 
assez  grande  misère  que  d'être  réduit  à  feindre  même 
qu'on  est  malheureux?  Ne  vaut-il  pas  mieux  encore 
donner  à  de  faux  besoins ,  que  courir  risque  de  refu- 
ser à  des  besoins  véritables?  Quand  un  imposteur 
séduiroit  votre  charité,  qu'en  seroit-il?  N'est-ce  pas 
toujours  Jésus-Christ  qui  la  reçoit  de  votre  main  ;  et 
votre  récompense  est-elle  attachée  à  Fabus  qu'on 
peut  faire  de  votre  aumône,  ou  à  l'intention  elle- 
même  qui  Foffre? 

De  cette  régie  il  en  naît  une  troisième,  marquée 
encore  dans  l  histoire  de  notre  Évangile  :  c'est  que 
non  seulement  la  charité  doit  être  universelle,  mais 
douce,  affable,  compatissante.  Jésus-Christ,  vovani 

23. 


356  SUR  TAUMONE. 

ce  peuple  errant  et  dépourvu  au  pied  de  la  monta- 
gne, est  touché  de  pitié:  Misertus  est  eis^  ;  ce  spec- 
tacle l'attendrit;  la  misère  de  cette  multitude  réveille 
sa  compassion  et  sa  tendresse.  Troisième  régie:  la 
douceur  de  la  charité. 

On  accompagne  souvent  la  miséricorde  de  tant  de 
dureté  envers  les  malheureux,  en  leur  tendant  une 
main  secourable  ;  on  leur  montre  un  visage  si  dur  et 
si  sévère,  qu'un  simple  refus  eût  été  moins  acca- 
blant pour  eux,  qu  une  charité  si  sèche  et  si  farou- 
che ;  car  la  pitié  qui  paroît  touchée  de  leurs  maux 
les  console  presque  autant  que  la  libéralité  qui  les 
soulage.  On  leur  reproche  leur  force,  leur  paresse, 
leurs  mœurs  errantes  et  vagabondes  ;  on  s'en  prend 
à  eux  de  leur  indigence  et  de  leur  misère  ;  et  en  les 
secourant  on  achète  le  droit  de  les  insulter.  Mais  s'il 
étoit  permis  à  ce  malheureux  que  vous  outragez  de 
vous  répondre  ;  si  l'abjection  de  son  état  n'avoit  pas 
mis  le  frein  de  la  honte  et  du  respect  sur  sa  langue  : 
Que  me  reprochez-vous  ?  vous  diroit-il  :  une  vie  oi- 
seuse et  des  mœurs  inutiles  et  errantes?  Mais  quels 
sont  les  soins  qui  vous  occupent  dans  votre  opulence? 
les  soucis  de  l'ambition,  les  inquiétudes  de  la  for- 
tune, les  mouvements  des  passions ,  les  raffinements 
de  la  volupté.  Je  puis  être  un  serviteur  inutile;  mais 
n'étes-vous  pas  vous-même  un  serviteur  infidèle  ?  Ah  ! 
si  les  plus  coupables  étoient  les  plus  pauvres  et  les 
plus  malheureux  ici-bas,  votre  destinée  auroit-elle 
quelque  chose  au-dessus  de  la  mienne?  Vous  me  re- 

'  Matth.,  c.  i4,  V.  i4- 


SUR  L  AUMONE.  367 

prochez  des  forces  dont  je  ne  me  sers  pas:  mais  quel 
usage  faites-vous  des  vôtres  ?  Je  ne  devrois  pas  man- 
ger parceque  je  ne  travaille  point;  mais  êtes-vous 
dispensé  vous-même  de  cette  loi?  N'êtes-vous  riche 
que  pour  vivre  dans  une  indigne  mollesse?  Ahl  le 
Seigneur  jugera  entre  vous  et  moi,  et  devant  son  tri- 
bunal redoutable  on  verra  si  vos  voluptés  et  vos  pro- 
fusions vous  étoientplus  permises  queFinnocent  ar- 
tifice dont  je  me  sers  pour  trouver  du  soulagement 
à  mes  peines. 

Oui,  mes  frères,  offrons  du  moins  aux  malheu- 
reux des  cœurs  sensibles  à  leurs  misères  ;  adoucis- 
sons du  moins  par  notre  humanité  le  joug  de  Tindi- 
gence ,  si  la  médiocrité  de  notre  fortune  ne  nous  per- 
met pas  d'en  soulager  tout-à-fait  nos  frères.  Hélas! 
on  donne  dans  un  spectacle  profane ,  comme  autre- 
fois saint  Augustin  dans  ses  égarements,  des  larmes 
aux  aventures  chimériques  d'un  personnage  de  théâ- 
tre ;  on  honore  des  malheurs  feints  d'une  véritable 
sensibilité  ;  on  sort  d'une  représentation  le  cœur  en- 
core tout  ému  du  récit  de  l'infortune  d'un  héros  fa- 
buleux: et  un  membre  de  Jésus-Christ,  et  un  héri- 
tier du  ciel,  et  votre  frère  que  vous  rencontrez  au 
sortir  de  là  couvert  de  plaies ,  et  qui  veut  vous  en- 
tretenir de  l'excès  de  ses  peines ,  vous  trouve  insen- 
sible ;  et  vous  détournez  vos  yeux  de  ce  spectacle  de 
religion;  et  vous  ne  daignez  pas  l'entendre,  et  vous 
l'éloignez  même  rudement,  et  achevez  de  lui  serrer 
le  cœur  de  tristesse  !  Ame  inhumaine  !  avez-vous  donc 
laissé  toute  votre  sensibilité  sur  un  théâtre  infâme? 


358  SUR  L  AUMONE. 

Le  spectacle  de  Jésus-Christ  souffrant  dans  un  de 
ses  membres  n'offre-t-il  rien  qui  soit  digne  de  votre 
pitié ,  et  faut-il  faire  revivre ,  pour  vous  toucher,  Tam- 
bition,  la  vengeance,  la  volupté,  et  toutes  les  hor- 
reurs des  siècles  païens  ? 

Mais  ce  n'est  pas  encore  assez  d'offrir  des  cœurs 
sensibles  aux  misères  qui  s'offrent  à  nous  ;  la  cha- 
rité va  plus  loin  :  elle  n'attend  pas  que  le  hasard  lui 
ménage  des  occasions  de  miséricorde  ;  elle  sait  les 
chercher  et  les  prévenir  elle-même.  Dernière  règle: 
la  vigilance  de  la  charité.  Jésus-Christ  n'attend  pas 
que  ce  peuple  indigent  s'adresse  à  lui,  et  vienne  lui 
exposer  ses  besoins  ;  il  les  découvre  le  premier  :  Cum 
suhlevasset  ocutos  Jésus  et  vidisset^  ;  à  peine  les  a-t-il 
découverts  qu'il  commence  à  chercher  avec  Philippe 
les  moyens  d'y  remédier.  La  charité,  qui  n'est  pas 
vigilante,  inquiète  sur  les  calamités  qu'elle  ignore, 
ingénieuse  à  découvrir  celles  qui  se  cachent,  qui  a 
besoin  d'être  sollicitée ,  pressée ,  importunée ,  ne  res- 
semble point  à  la  charité  de  Jésus-Christ:  il  faut  veil- 
ler, et  percer  les  ténèbres  que  la  honte  oppose  à  nos 
largesses  :  ce  n'est  pas  ici  un  simple  conseil ,  c'est 
une  suite  du  précepte  de  l'aumône.  Les  pasteurs, 
qui  sont  les  pères  des  peuples,  selon  la  foi,  sont 
obligés  de  veiller  sur  leurs  besoins  spirituels  ;  et  c'est 
là  une  des  plus  essentielles  fonctions  de  leur  minis- 
tère :  les  riches  et  les  puissants  sont  établis  de  Dieu 
les  pères  et  les  pasteurs  des  pauvres ,  selon  le  corps; 
ils  doivent  donc  avoir  les  veux  ouverts  sur  leurs  mi- 

'   JOAN.  C.  6,  V.  5. 


SUR  L  AUMONE.  369 

sères  :  si,  faute  de  veiller,  elles  leur  échappent,  ils 
sont  coupables  devant  Dieu  de  toutes  les  suites  qu'un 
secours  offert  à  propos  auroit  prévenues. 

Ce  n'est  pas  qu'on  veuille  exiger  que  vous  décou- 
vriez tous  les  besoins  secrets  d'une  ville;  mais  on 
exige  des  soins  et  des  attentions;  on  exige  que  vous 
qui ,  dans  un  quartier,  tenez  le  premier  rang  ou  par 
vos  biens,  ou  par  votre  naissance,  ne  soyez  pas  en- 
vironné à  votre  insu  de  mille  malheureux  qui  gé- 
missent en  secret,  dont  les  yeux  sont  tous  les  jours 
blessés  de  la  pompe  de  vos  équipages ,  et  qui,  outre 
leur  misère,  souffrent  encore,  pour  ainsi  dire,  de 
toute  votre  prospérité  ;  on  exige  que  vous  qui ,  au  mi- 
lieu des  plaisirs  de  la  cour  et  de  la  ville ,  voyez  couler 
dans  vos  mains  les  fruits  de  la  sueur  et  des  travaux 
de  tant  d'infortunés  qui  habitent  vos  terres  et  vos 
campagnes ,  on  exige  que  vous  connoissiez  ceux  que 
les  fatigues  de  l  âge  et  de  leurs  labeurs  ont  épuisés, 
et  qui  traînent  au  fond  des  champs  les  restes  de  leur 
caducité  et  de  leur  indigence  ;  ceux  qu'une  santé  in- 
firme rend  inhabiles  au  travail ,  la  seule  ressource 
de  leur  misère  ;  ceux  que  le  sexe  et  l'âge  exposent  à 
la  séduction,  et  dont  vous  pourriez  préserver  l'in- 
nocence. Voilà  ce  qu'on  exige ,  et  ce  qu'on  a  droit 
d'exiger  de  vous  :  voilà  les  pauvres  dont  Dieu  vous  a 
chargé ,  et  dont  vous  lui  répondrez  ;  les  pauvres  qu'il 
ne  laisse  sur  la  terre  que  pour  vous,  et  auxquels  sa 
providence  n'a  assigné  d'autres  ressources  que  vos 
biens  et  vos  largesses. 

Or,  les  connoissez-vous  seulement?  Chargez- vous 


36o  SUR  L'AUMONE. 

leurs  pasteurs  de  vous  les  faire  connoître?  Sont-œ 
là  les  soins  qui  vous  occupent  quand  vous  paroissez 
au  milieu  de  vos  terres  et  de  vos  possessions?  Ah! 
c'est  pour  exiger  de  ces  malheureux  vos  droits  avec 
barbarie  ;  c'est  pour  arracher  de  leurs  entrailles  le 
prix  innocent  de  leurs  travaux ,  sans  avoir  égard  à 
leur  misère ,  au  malheur  des  temps  que  vous  nous 
alléguez ,  à  leurs  larmes  souvent ,  et  à  leur  désespoir  : 
que  dirai-je?  c'est  peut-être  pour  opprimer  leur  foi- 
blesse ,  pour  être  leur  tyran  et  non  pas  leur  seigneur 
et  leur  père.  O  Dieu!  ne  maudissez- vous  pas  ces  ra- 
ces cruelles  et  ces  richesses  d'iniquité?  Ne  leur  impri- 
mez-vous pas  des  caractères  de  malheur  et  de  déso- 
lation ,  qui  vont  tarir  la  source  des  familles  ;  qui  font 
sécher  la  racine  d'une  orgueilleuse  postérité;  qui 
amènent  les  divisions  domestiques  ,  les  disgrâces 
éclatantes ,  la  décadence ,  et  l'extinction  entière  des 
maisons?  Hélas!  on  est  surpris  quelquefois  de  voir 
les  fortunes  les  mieux  établies  s'écrouler  tout  d'un 
coup  ;  ces  noms  antiques  et  autrefois  si  illustres ,  tom- 
bés dans  l'obscurité,  ne  tramer  plus  à  nos  yeux  que 
les  tristes  débris  de  leur  ancienne  splendeur  ;  et  leurs 
terres  devenues  la  possession  de  leurs  concurrents , 
ou  de  leurs  esclaves.  Ah!  si  l'on  pouvoit  suivre  la 
trace  de  leurs  malheurs ,  si  leurs  cendres  et  les  débris 
pompeux  qui  nous  restent  de  leur  gloire  dans  l'or- 
gueil de  leurs  mausolées  pouvoient  parler  :  Voyez- 
vous,  nous  diroient-ils ,  ces  marques  lugubres  de 
notre  grandeur?  Ce  sont  les  larmes  des  pauvres  que 
nous  négligions,  que  nous  opprimions,  qui  les  ont 


i 

\ 


I 


SUR  L  AUMONE.  36i 

minées  peu-à-peu,  et  enfin  entièrement  renversées; 
leurs  clameurs  ont  attiré  sur  nos  palais  la  foudre  du 
ciel  ;  le  Seigneur  a  soufflé  sur  ces  superbes  édifices 
et  sur  notre  fortune,  et  Ta  dissipée  comme  de  la  pous- 
sière :  que  le  nom  des  pauvres  soit  honorable  à  vos 
yeux,  si  vous  voulez  que  vos  noms  ne  périssent  ja- 
mais de  la  mémoire  des  hommes  ;  que  la  miséricorde 
soutienne  vos  maisons,  si  vous  voulez  que  votre  pos- 
térité ne  soit  pas  ensevelie  sous  leurs  ruines;  de- 
venez sages  à  nos  dépens  ;  et  que  nos  malheurs ,  en 
vous  instruisant  de  nos  fautes ,  vous  apprennent  à 
les  éviter. 

Et  voilà,  mes  frères  (pour  en  dire  quelque  chose 
avant  de  finir),  le  premier  avantage  de  Faumône 
chrétienne  :  des  bénédictions  même  temporelles.  Le 
pain  que  Jésus-Christ  bénit  se  multiplie  entre  les 
mains  des  discip^les  qui  le  distribuent;  cinq  mille 
hommes  en  sont  rassasiés,  et  douze  corbeilles  peu- 
vent à  peine  contenir  les  restes  qu'on  enlève  ;  c'est- 
à-dire  que  les  largesses  de  la  charité  sont  des  biens 
de  bénédiction  qui  se  multiplient  à  mesure  qu  on  les 
distribue ,  et  qui  portent  avec  eux  dans  nos  maisons 
une  source  de  bonheur  et  d'abondance  ;  c'est-à-dire 
que  c'est  ici  ce  levain  de  charité  caché  dans  trois  sacs 
de  farine ,  qui  étefid,  grossit,  et  augmente  toute  la 
pâte.  Oui,  mes  frères,  l'aumône  est  un  gain;  c'est 
une  usure  sainte;  c'est  un  bien  qui  rapporte  ici-bas 
même  au  centuple.  Vous  vous  plaignez  quelquefois 
du  contre-temps  de  vos  affaires  ;  rien  ne  vous  réus- 
sit; les  hommes  vous  trompent;  vos  concurrents  vous 


362  SUR  L'AUMONE. 

supplantent;  vos  maîtres  vous  oublient;  les  éléments 
vous  contrarient;  les  mesures  les  mieux  concertées 
échouent  :  associez-vous  les  pauvres  ;  partagez  avec 
eux  Taccroissement  de  votre  fortune  ;  augmentez  vos 
largesses  à  mesure  que  votre  prospérité  augmente; 
croissez  pour  eux  comme  pour  vous  :  alors  le  succès 
de  vos  entreprises  sera  l'affaire  de  Dieu  même  ;  vous 
aurez  trouvé  le  secret  de  l'intéresser  dans  votre  for- 
tune; il  préservera,  que  dis-je?  il  bénira,  il  multi- 
pliera des  biens  où  il  verra  mêlée  la  portion  de  ses 
membres  affligés. 

C'est  une  vérité  confirmée  par  l'expérience  de  tous 
les  siècles  :  on  voit  tous  les  jours  prospérer  les  fa- 
milles charitables;  une  providence  attentive  préside 
à  leurs  affaires  :  où  les  autres  se  ruinent,  elles  s'en- 
richissent; on  les  voit  croître ,  et  l'on  ne  voit  pas  le 
canal  secret  qui  porte  chez  elles  l'accroissement  :  ce 
sont  de  ces  toisons  de  Gédéon,  toutes  couvertes  de 
la  rosée  du  ciel ,  tandis  que  tout  ce  qui  les  environne 
n'est  que  stérilité  et  sécheresse.  Vous-mêmes  quim'é- 
coutez,  peut-être  que  les  grands  biens  dont  vous 
faites  aujourd'hui  un  usage  si  peu  chrétien;  peut- 
être  que  les  titres  et  les  dignités  dont  vous  avez  hé- 
rité en  naissant  sont  les  fruits  de  la  charité  de  vos 
ancêtres;  peut-être  vous  recueillez  les  bénédictions 
promises  à  la  miséricorde ,  et  vous  moissonnez  ce 
qu'ils  ont  semé;  peut-être  que  les  largesses  de  la 
charité  ont  jeté  les  premiers  fondements  de  votre 
grandeur  selon  le  monde,  et  commencé  votre  gé- 
néalogie; peut-être  ce  sont  elles  du  moins  qui  ont 


SUR  L'AUMONE.  363 

fait  passer  jusqu'à  nous  les  titres  de  votre  origine. 

Car,  je  vous  prie,  mes  frères,  qui  a  conservé  à  la 
postérité  la  descendance  de  tant  de  noms  illustres 
que  nous  respectons  aujourd'hui ,  si  ce  n'est  les  libéra- 
lités que  leurs  ancêtres  firent  autrefois  à  nos  églises? 
C'est  dans  les  actes  de  ces  pieuses  donations,  dont 
nos  temples  ont  été  dépositaires,  et  que  la  recon- 
noissance  seule  de  l'Église,  et  non  la  vanité  des  fon- 
dateurs ,  a  conservés ,  qu'on  va  chercher  tous  les 
jours  les  plus  anciens  et  les  plus  assurés  monuments 
de  leur  antiquité  :  tous  les  autres  titres  ont  péri;  tout 
ce  que  la  vanité  seule  avoit  élevé  a  presque  tout  été 
détruit;  les  révolutions  des  temps  et  des  maisons  ont 
anéanti  ces  annales  domestiques,  oîi  étoit  marquée 
la  suite  de  leurs  aïeux ,  et  la  gloire  de  leurs  alliances  ; 
et  vous  avez  permis,  ô  mon  Dieu!  que  les  monu- 
ments de  la  miséricorde  subsistassent;  que  ce  que 
la  charité  avoit  écrit  ne  fût  jamais  effacé,  et  que  les 
largesses  saintes  fussent  les  seuls  titres  qui  nous 
restent  de  leur  ancienneté  et  de  leur  grandeur  de- 
vant les  hommes. 

Tel  est  le  premier  avantage  de  la  miséricorde.  Je 
ne  dis  rien  du  plaisir  même  qu'on  doit  sentir  à  sou- 
lager ceux  qui  souffrent,  à  faire  des  heureux,  à  ré- 
gner sur  les  cœurs,  à  s'attirer  l'innocent  tribut  de 
leurs  acclamations  et  de  leurs  actions  de  grâces.  Eh! 
quand  il  ne  nous  reviendroit  que  le  seul  plaisir  de 
nos  largesses ,  ne  seroient-elles  pas  assez  payées  pour 
un  bon  cœur?  Et  qu'a  de  plus  délicieux  la  majesté 
même  du  trône,  que  le  pouvoir  de  faire  des  grâces? 


364  SUR  L'AUMONE. 

Les  princes  seroient-ils  fort  touchés  de  leur  gran- 
deur et  de  leur  puissance ,  s'ils  étoient  condamnés  à 
en  jouir  tout  seuls?  Non,  mes  frères,  faites  servir, 
tant  qu'il  vous  plaira ,  vos  biens  à  vos  plaisirs ,  à  vos 
profusions,  à  vos  caprices;  vous  n'en  ferez  jamais 
d'usage  qui  vous  laisse  une  joie  plus  pure  et  plus 
digne  du  cœur,  qu'en  soulageant  des  malheureux. 

Quoi  de  plus  doux  en  effet  que  de  pouvoir  comp- 
ter qu'il  n'est  pas  un  moment  dans  la  journée  oii 
des  ames  affligées  ne  lèvent  pour  nous  les  mains  au 
ciel,  et  ne  bénissent  le  jour  qui  nous  vit  naître?  Écou- 
tez cette  multitude  que  Jésus-Christ  vient  de  rassa- 
sier; les  airs  retentissent  de  leurs  bénédictions  et  de 
leurs  actions  de  grâces;  ils  s'écrient  que  c'est  un 
prophète;  ils  veulent  l'établir  roi  sur  eux.  Ah!  si 
les  hommes  se  donnoient  des  maîtres ,  ce  ne  seroient 
ni  les  plus  nobles  ni  les  plus  vaillants  qu'ils  choisi- 
roient;  ce  seroient  les  plus  miséricordieux,  les  plus 
humains,  les  plus  bienfaisants,  les  plus  tendres,  des 
maîtres  qui  fussent  en  même  temps  leurs  pères. 

Enfin  je  n'ajoute  pas  que  l'aumône  chrétienne 
aide  à  expier  les  crimes  de  l'abondance  ;  et  que  c'est 
presque  l'unique  voie  de  salut  que  la  Providence 
vous  ait  ménagée ,  à  vous  qui  êtes  nés  dans  la  pro- 
spérité. Si  l'aumône  ne  pou  voit  pas  servir  à  racheter 
nos  offenses,  nous  nous  en  plaindrions,  dit  saint 
Chrysostôme;  nous  trouverions  mauvais  que  Dieu 
eût  ôté  aux  hommes  un  moyen  si  facile  de  salut:  du 
moins ,  dirions-nous ,  si  à  force  d'argent  on  pouvoit 
se  faire  ouvrir  les  portes  du  ciel,  et  acheter  de  tout 


SUR  L'AUMONE.  365 

son  bien  la  gloire  des  saints ,  on  seroit  heureux.  Eh 
bien!  mes  frères,  continue  saint  Chrysostôme ,  pro- 
fitez de  ce  privilège  puisqu'on  vous  Faccorde  ;  hâtez- 
vous,  avant  que  vos  richesses  vous  échappent,  de 
les  mettre  en  dépôt  dans  le  sein  des  pauvres,  comme 
le  prix  du  royaume  éternel;  la  malice  des  hommes 
vous  les  auroit  peut-être  enlevées ,  vos  passions  les 
auroient  peut-être  englouties,  les  révolutions  de  la 
fortune  les  auroient  peut-être  fait  passer  en  d  autres 
mains ,  la  mort  du  moins  vous  auroit  forcé  tôt  ou  tard 
de  vous  en  séparer;  ah!  la  charité  seule  les  met  à 
couvert  de  tous  les  accidents,  elle  vous  en  rend  éter- 
nellement possesseur ,  elle  les  met  en  sûreté  dans 
les  tabernacles  éternels,  et  vous  donne  le  droit  d'en 
aller  jouir  dans  le  sein  de  Dieu  même. 

N'êtes-vous  pas  heureux  de  pouvoir  vous  assurer 
l'entrée  du  ciel  par  des  moyens  si  faciles;  de  pouvoir, 
en  revêtant  ceux  qui  sont  nus ,  effacer  du  livre  de  la 
justice  divine  les  immodesties,  le  luxe ,  les  nudités,  les 
indécences  de  vos  premières  années;  de  pouvoir,  en 
rassasiant  ceux  qui  ont  faim ,  réparer  tant  de  carêmes 
mal  observés ,  les  abstinences  dont  l  Église  vous  fait 
une  loi,  presque  toujours  violées,  et  toutes  les  sen- 
sualités de  votre  vie  ;  de  pouvoir  enfin ,  en  mettant 
l'innocence  à  couvert  dans  des  asiles  de  miséricorde, 
faire  oublier  à  Dieu  la  perte  de  tant  d'ames ,  pour  qui 
vous  avez  été  un  écueil  et  une  pierre  de  scandale? 
Grand  Dieu!  quelle  bonté  pour  Thomme  de  nous 
faire  un  mérite  d'une  vertu  qui  coûte  si  peu  au  cœur; 
de  nous  tenir  compte  des  sentiments  d'humanité 


366  SUR  L'AUMONE. 

dont  nous  ne  saurions  nous  dépouiller,  qu'en  nous 
dépouillant  de  la  nature  même  ;  de  vouloir  accepter, 
pour  le  prix  du  royaume  éternel,  des  biens  fragiles 
que  nous  tenons  de  votre  libéralité ,  que  nous  n  au- 
rions pu  toujours  conserver,  et  desquels,  après  un 
usage  court  et  rapide ,  il  auroit  fallu  enfin  se  sépa- 
rer !  Cependant  la  miséricorde  est  promise  à  celui 
qui  Faura  faite  ;  un  pécheur  encore  sensible  aux  ca- 
lamités de  ses  frères  ne  sera  pas  long-temps  insen- 
sible aux  inspirations  du  ciel  :  la  grâce  se  réserve  de 
grands  droits  sur  une  ame  oii  la  charité  n  a  pas  en- 
core perdu  les  siens';  un  bon  cœur  ne  sauroit  être  • 
long-temps  un  cœur  endurci;  ce  fonds  d'humanité 
tout  seul,  qui  fait  qu'on  est  touché  des  misères  d'au- 
trui ,  est  comme  une  préparation  de  salut  et  de  pé- 
nitence; et  la  conversion  n'est  jamais  désespérée, 
tandis  que  la  charité  n'est  pas  encore  éteinte.  Aimez 
donc  les  pauvres  comme  vos  frères;  secourez-les 
comme  vos  enfants;  respectez-les  comme  Jésus- 
Christ  lui-même,  afin  qu'il  vous  dise  au  grand  jour  : 
«  Venez ,  les  bénis  de  mon  père ,  possédez  le  royaume 
«  qui  vous  est  préparé  :  parcequej'avoisfaim,  et  vous 
«  m'avez  rassasié  ;  j'étois  malade ,  et  vous  m'avez  sou- 
«  lagé  ;  car  ce  que  vous  avez  fait  au  moindre  de  mes 
«  serviteurs ,  vous  l'avez  fait  à  moi-même  »  C'est  ce 
Queie  vous  souhaite.  Ainsi  soit-il. 


'  Matth.  0.  25,  V,  34  et  suiv. 


SERMON 


POUR 

LE  JEUDI  DE  LA  QUATRIÈME  SEMAINE  DE  CARÊME. 


SUR  LA  MORT. 

Cum  approplnquaret  Jésus  portes  civitatis,  ecce  defunctus  effe- 
rebatur  Jîlius  unicus  matris  suœ. 

Jésus  étant  près  de  la  porte  de  la  ville,  il  arriva  qu'on  por- 
toit  en  terre  un  mort,  qui  étoit  le  fils  unique  de  sa  mère. 

Luc.  c.  7,  V.  12. 


Jamais  mort  fut-elle  accompagnée  de  circon- 
stances plus  touchantes?  C'est  un  fils  unique,  le  seul 
successeur  du  nom,  des  titres,  de  la  fortune  de 
ses  ancêtres,  que  la  mort  enlève  à  une  mère  veuve 
et  désolée;  elle  le  lui  ravit  à  la  fleur  de  Tâge,  et  à 
Feutrée  presque  de  la  vie;  en  un  temps  où,  échappé 
aux  accidents  de  Fenfance ,  et  parvenu  à  ce  premier 
degré  de  force  et  de  raison  qui  commence  Fhomme , 
il  paroissoit  le  moins  exposé  aux  surprises  de  la 
mort,  et  laissoit  enfin  respirer  la  tendresse  mater- 
nelle de  toutes  les  frayeurs  qui  suivent  les  progrès 
incertains  de  Féducation.  Les  citovens  en  foule  ac- 
courent  mêler  leurs  larmes  à  celles  de  cette  mère  dé- 
solée; assidus  à  ses  côtés,  ils  cherchent  à  diminuer 


368  SUR  LA  MORT. 

sa  douleur  par  la  consolation  de  ces  discours  vagues 
et  communs,  qu'une  tristesse  profonde  n écoute 
guère  ;  ils  entourent  avec  elle  le  triste  cercueil  ;  ils 
parent  les  obsèques  de  leur  deuil  et  de  leur  présence. 
L'appareil  de  cette  pompe  funèbre  est  pour  eux  un 
spectacle;  mais  est-il  une  instruction?  ils  en  sont 
frappés ,  attendris  ;  mais  en  sont-ils  moins  attachés  à 
la  vie,  et  le  souvenir  de  cette  mort  ne.  va-t-il  pas  pé- 
rir dans  leur  esprit  avec  le  bruit  et  la  décoration  des 
funérailles? 

A  de  semblables  exemples,  mes  frères,  nous  ap- 
portons tous  les  jours  les  mêmes  dispositions.  Les 
sentiments  qu'une  mort  inopinée  réveille  dans  nos 
cœurs  sont  des  sentiments  d'une  journée,  comme  si 
la  mort  elle-même  devoitêtre  l'affaire  d'un  jour!  On 
s'épuise  en  vaines  réflexions  sur  l'inconstance  des 
choses  humaines  ;  mais  l'objet  qui  nous  frappoit  une 
fois  disparu ,  le  cœur ,  redevenu  tranquille,  se  trouve 
le  même.  Nos  projets,  nos  soins,  nos  attachements 
pour  la  terre,  ne  sont  pas  moins  vifs  que  si  nous  tra- 
vaillions pour  des  années  éternelles;  et,  au  sortir 
d'un  spectacle  lugubre,  oii  l'on  a  vu  quelquefois  la 
naissance,  la  jeunesse,  les  titres,  la  réputation,  fon- 
dre tout  d'un  coup ,  et  se  perdre  pour  toujours  dans 
le  tombeau ,  on  rentre  dans  le  monde ,  plus  occupé , 
plus  empressé  que  jamais  de  tous  ces  vains  objets 
dont  on  vient  de  voir  de  ses  propres  yeux,  et  tou- 
cher presque  de  ses  mains  le  néant  et  la  poussière. 

Cherchons  donc  aujourd'hui  les  raisons  d'un  éga- 
rement si  déplorable.  D'où  vient  que  les  hommes 


SUR  LA  MORT.  869 

s'occupent  si  peu  de  la  mort,  et  que  cette  pensée  fait 
sur  eux  des  impressions  si  peu  durables  ?  Le  voici  : 
l'incertitude  de  la  mort  nous  amuse,  et  en  éloigne  le 
souvenir  de  notre  esprit;  la  certitude  de  la  mort 
nous  effraie  et  nous  oblige  à  détourner  les  yeux  de 
cette  triste  image.  Ce  qu'elle  a  d'incertain  nous  en- 
dort et  nous  rassure  ;  ce  qu'elle  a  de  terrible  et  de 
certain  nous  en  fait  craindre  la  pensée.  Or,  je  veux 
aujourd'hui  combattre  la  dangereuse  sécurité  des 
premiers  et  l'injuste  frayeur  des  autres.  La  mort  est 
incertaine;  vous  êtes  donc  téméraire  de  ne  pas  vous 
en  occuper,  et  de  vous  y  laisser  surprendre  :  la  mort 
est  certaine;  vous  êtes  donc  insensé  d'en  craindre  le 
souvenir,  et  vous  ne  devez  jamais  la  perdre  de  vue. 
Pensez  à  la  mort,  parceque  vous  ne  savez  à  quelle 
heure  elle  arrivera;  pensez  à  la  mort,  parcequ'elle 
doit  arriver;  c'est  le  sujet  de  ce  discours.  Implo- 
rons, etc.  Ave  y  Maria  ^  etc. 

PREMIÈRE  PARTIE. 

Le  premier  pas  que  l'homme  fait  dans  la  vie  est 
aussi  le  premier  qui  l'approche  du  tombeau  ;  dès  que 
ses  yeux  s'ouvrent  à  la  lumière,  l'arrêt  de  mort  lui 
est  prononcé;  et,  comme  si  c'étoit  pour  lui  un  crime 
de  vivre,  il  suffit  qu'il  vive  pour  mériter  de  mourir. 
Ce  n'étoit  point  là  notre  première  destinée  :  l'auteur 
de  notre  être  avoit  d'abord  animé  notre  boue  d'un 
souffle  d'immortalité  ;  il  avoit  mis  en  nous  un  germe 
de  vie ,  que  la  révolution  des  temps  et  des  années 


Syo  SUR  LA  MORT. 

n'auroit  ni  affoibli  ni  éteint;  son  ouvrage  étoit  con- 
certé avec  tant  d'ordre,  qu'il  eût  pu  défier  la  durée 
des  siècles ,  et  que  rien  d'étranger  n'en  eût  pu  jamais 
dissoudre  ni  altérer  même  l'harmonie.  Le  péché  seul 
sécha  ce  germe  divin,  renversa  cet  ordre  heureux, 
arma  toutes  les  créatures  contre  l'homme,  et  Adam 
devint  mortel  dès  qu'il  devint  pécheur.  «  C'est  par  le 
«  péché,  dit  l'apôtre,  que  la  mort  est  entrée  dans  le 
«  monde  ^  » 

Nous  la  portons  donc  tous,  en  naissant,  dans  le 
sein;  il  semble  que  nous  avons  sucé  dans  les  en- 
trailles de  nos  mères  un  poison  lent,  avec  lequel  nous 
venons  au  monde,  qui  nous  fait  languir  ici-bas ,  les 
uns  plus,  les  autres  moins,  mais  qui  finit  toujours 
par  le  trépas.  Nous  mourons  tous  les  jours;  chaque 
instant  nous  dérobe  une  portion  de  notre  vie ,  et  nous 
avance  d'un  pas  vers  le  tombeau;  le  corps  dépérit, 
la  santé  s'use  ;  tout  ce  qui  nous  environne  nous  dé- 
truit; les  aliments  nous  corrompent,  les  remèdes 
nous  affoibli ssent;  ce  feu  spirituel  qui  nous  anime 
au  dedans  nous  consume,  et  toute  notre  vie  n'est 
qu'une  longue  et  pénible  agonie.  Or,  dans  cette  si- 
tuation, quelle  image  devroit  être  plus  familière  à 
l'homme  que  celle  de  la  mort?  Un  criminel  con- 
damné à  mourir,  quelque  part  qu'il  jette  les  yeux, 
que  peut-il  voir  que  ce  triste  objet?  et  le  plus  ou  le 
moins  que  nous  avons  à  vivre  fait-il  une  différence 
assez  grande  pour  nous  regarder  comme  immortels 
sur  la  terre? 

'  Rom.  c.  5 ,  V.  12. 


SUR  LA  MORT.  371 

Il  est  vrai  que  la  mesure  de  nos  destinées  n'est  pas 
égale;  les  uns  voient  croître  en  paix,  jusqu'à  Tâge 
le  plus  reculé  ,  le  nombre  de  leurs  années  ;  et  héri- 
tiers des  bénédictions  de  Tancien  temps,  ils  meiuent 
pleins  de  jours  au  milieu  d'une  nombreuse  postérité; 
les  autres,  arrêtés  dès  le  milieu  de  leurs  courses, 
voient,  comme  le  roi  Ézéchias,  les  portes  du  tom- 
beau s'ouvrir  en  un  âge  encore  florissant,  et  che?^- 
chent  en  vain ,  comme  lui ,  le  reste  de  leurs  années  '  ; 
enfin  il  en  est  qui  ne  font  que  se  montrer  à  la  terre , 
qui  finissent  du  matin  au  soir,  et  qui,  semblables  à 
la  fleur  des  champs ,  ne  mettent  presque  point  d'in- 
tervalle entre  l'instant  qui  les  voit  éclore  et  celui  qui 
les  voit  sécher  et  disparoître.  Le  moment  fatal  mar- 
qué à  chacun  est  un  secret  écrit  dans  le  livre  éternel 
que  l'Agneau  seul  a  droit  d'ouvrir.  Nous  vivons  donc 
tous ,  incertains  de  la  durée  de  nos  jours  ;  et  cette  in- 
certitude ,  si  capable  toute  seule  de  nous  rendre  at- 
tentifs à  cette  dernière  heure,  endort  elle-même 
notre  vigilance.  Nous  ne  songeons  point  à  la  mort, 
parceque  nous  ne  savons  où  la  placer  dans  les  diffé- 
rents âges  de  notre  vie.  Nous  ne  regardons  pas  même 
la  vieillesse  comme  le  terme  du  moins  sûr  et  inévi- 
table. Le  doute  si  l'on  y  parviendra,  qui  devroit,  ce 
semble,  borner  en-deçà  nos  espérances,  fait  que 
nous  les  étendons  même  au-delà  de  cet  âge.  Notre 
crainte,  ne  pouvant  poser  sur  rien  de  certain  ,  n'est 
plus  qu'un  sentiment  vague  et  confus  qui  ne  porte 
sur  rien  du  tout;  de  sorte  que  l'incertitude,  qui  ne 

'  Ps.  38,  V.  10. 

24. 


372  SUR  LA  MORT. 

devroit  tomber  que  sur  le  plus  ou  le  moins ,  nous 
rend  tranquilles  sur  le  fond  même. 

Or ,  je  dis  d'abord,  mes  frères ,  que  de  toutes  les 
dispositions,  c'est  ici  la  plus  téméraire  et  la  moins 
sensée:  j'en  appelle  à  vous-mêmes.  Un  malheur  qui 
peut  arriver  chaque  jour  est-il  plus  à  mépriser  qu'un 
autre  qui  ne  vous  menaceroit  qu'au  bout  d'un  certain 
nombre  d'années?  Quoi!  parcequ'on  peut  vous  re- 
demander votre  ame  à  chaque  instant ,  vous  la  pos- 
séderiez en  paix,  comme  si  vous  ne  deviez  jamais  la 
perdre;  parceque  le  péril  est  toujours  présent,  l'at- 
tention seroit moins  nécessaire;  et  dans  quelle  autre 
affaire  que  celle  du  salut,  l'incertitude  devient-elle 
une  raison  de  sécurité  et  de  négligence?  La  conduite 
de  ce  serviteur  de  l'Évangile  qui ,  sous  prétexte  que 
son  maître  tardoit  de  revenir,  et  qu'il  ignoroit  Theure 
de  son  arrivée ,  usoit  de  ses  biens  ,  comme  n'en  de- 
vant plus  rendre  compte,  vous  paroît-elle  fort  pru- 
dente? De  quels  autres  motifs  Jésus-Christ  s'est-il 
servi  pour  nous  exhorter  à  veiller  sans  cesse  ;  et  qu'y 
a-t-il  dans  la  religion  de  plus  propre  à  réveiller  notre 
vigilance  que  l'incertitude  de  ce  dernier  jour? 

Ah  !  mes  frères  !  si  Theure  étoit  marquée  à  chacun 
de  nous ,  si  le  royaume  de  Dieu  venoit  avec  obser- 
vation; si  en  naissant  nous  portions  écrit  sur  notre 
front  le  nombre  de  nos  années  et  le  jour  fatal  qui  les 
verra  finir,  ce  point  de  vue  fixe  et  certain,  quelque 
éloigné  qu'il  pût  être,  nous  occuperoit,  nous  trou- 
bleroit,  ne  nous  laisseroit  pas  un  moment  tranquil- 
les. Nous  trouverions  toujours  trop  court  l'intervalle 


SUR  LA  MORT.  SyS 

que  nous  verrions  encore  devant  nous  ;  cette  image 
toujours  présente  malgré  nous  à  notre  esprit  nous 
(îégoûteroit  de  tout;  nous  rendroit  les  plaisirs  insipi- 
des ,  la  fortune  indifférente ,  le  monde  entier  à  charge 
et  ennuyeux.  Ce  moment  terrible ,  que  nous  ne  pour- 
rions plus  perdre  de  vue,  réprimeroit nos  passions, 
éteindroit  nos  haines,  désarmeroit  nos  vengeances, 
calmeroit  les  révoltes  de  la  chair,  viendroit  se  mêler 
à  tous  nos  projets  ;  et  notre  vie  ainsi  déterminée  à  un 
certain  nombre  de  jours  précis  et  connus  ne  seroit 
qu'une  préparation  à  ce  dernier  moment.  Sommes- 
nous  sages,  mes  frères?  la  mort,  vue  de  loin  à  un 
point  sûr  et  marqué,  nous  effraieroit,  nous  détache- 
roit  du  monde  et  de  nous-mêmes,  nous  rappelleroit 
à  Dieu,  nous  occuperoit  sans  cesse;  et  cette  même 
mort  incertaine ,  qui  peut  arriver  cbaque  jour,  cha- 
que instant;  et  cette  mort  qui  doit  nous  surprendre, 
qui  doit  venir  quand  nous  y  penserons  le  moins  ;  et 
cette  mort,  qui  est  peut-être  à  la  porte,  ne  nous  oc- 
cupe point,  nous  laisse  tranquilles;  que  dis-je?  nous 
laisse  toutes  nos  passions,  tous  nos  attachements 
criminels,  toute  notre  vivacité  pour  le  monde,  pour 
les  plaisirs,  pour  la  fortune  ;  et,  parcequ'il  n'est  pas 
sûr  si  nous  ne  mourrons  pas  aujourd'hui,  nous  vi- 
vons comme  si  nos  années  dévoient  être  éternelles. 

Remarquez  en  effet ,  mes  frères ,  que  cette  incerti- 
tude est  accompagnée  de  toutes  les  circonstances  les 
plus  capables  d'alarmer,  ou  du  moins  d'occuper  un 
homme  sage ,  et  qui  fait  quelque  usage  de  sa  raison. 
Premièrement,  la  surprise  de  ce  dernier  jour,  que 


374  SUR  LA  MORT. 

vous  avez  à  craindre,  n'est  pas  un  de  ces  accidents 
rares,  uniques,  qui  ne  tombent  que  sur  quelques 
malheureux,  et  qu'il  est  plus  prudent  de  mépriser 
que  de  prévoir.  Il  ne  s'agit  pas  ici,  pour  que  la  mort 
vous  surprenne,  que  la  foudre  tombe  sur  vous,  que 
vous  soyez  ensevelis  sous  les  ruines  de  vos  palais , 
qu'un  naufrage  vous  engloutisse  sous  les  eaux ,  ni  de 
tant  d'autres  malheurs  que  leur  singularité  rend  plus 
terribles,  et  cependant  moins  appréhendés;  c'est  un 
malheur  familier.  Il  n'est  pas  de  jour  qui  ne  vous 
en  fournisse  des  exemples.  Presque  tous  les  hommes 
sont  surpris  de  la  mort;  tous  l'ont  vue  approcher, 
lorsqu'ils  la  croyoient  encore  loin;  tous  se  disoient  à 
eux-mêmes ,  comme  l'insensé  de  l'Évangile  :  «  Mon 
«ame,  reposez-vous;  vous  avez  du  bien  pour  plu- 
«  sieurs  années'.  »  Ainsi  sont  morts  vos  proches,  vos 
amis,  tous  ceux  presque  que  vous  avez  vus  mourir; 
tous  vous  ont  laissés  vous-mêmes  étonnés  de  la 
promptitude  de  leur  mort;  vous  en  avez  cherché  des 
raisons  dans  l'imprudence  du  malade,  dans  l'igno- 
rance de  l'art,  dans  le  choix  des  remèdes;  mais  la 
meilleure  et  la  seule,  c'est  que  le  jour  du  Seigneur 
nous  surprend  toujours.  La  terre  est  comme  un  vaste 
champ  de  bataille  où  l'on  est  tous  les  jours  aux  prises 
avec  l'ennemi  :  vous  en  êtes  sortis  heureusement 
aujourd'hui;  mais  vous  y  avez  vu  périr  des  gens  qui 
se  promettoient  d'en  sortir  comme  vous.  Il  faudra 
demain  rentrer  en  lice.  Qui  vous  a  dit  que  le  sort 
si  bizarre  pour  les  autres  sera  toujours  constam- 
*  Luc.  c.  1 2  ,  V.  19. 


SUR  LA  MORT.  SyS 

ment  heureux  pour  vous  seuls?  et  puisqu'enfin  vous 
devez  y  périr,  êtes-vous  raisonnables  d'y  bâtir  une 
demeure  stable  et  permanente  sur  le  lieu  même 
destiné  peut-être  à  vous  servir  de  sépulture?  Mettez- 
vous  dans  telle  situation  qu'il  vous  plaira,  il  n'est 
point  de  moment  qui  ne  puisse  être  pour  vous  le  der- 
nier, et  qui  ne  Fait  été  à  vos  yeux  de  quelques  uns 
de  vos  frères.  Point  d'action  d'éclat  qui  ne  puisse  être 
terminée  par  les  ténèbres  éternelles  du  tombeau  ;  et 
Hérode  est  frappé  au  milieu  des  applaudissements 
insensés  de  son  peuple.  Point  de  jour  solennel  qui 
ne  puisse  finir  par  votre  pompe  funèbre;  et  Jézabel 
fut  précipitée  le  jour  même  qu'elle  avoit  choisi  pour 
se  montrer  avec  plus  de  faste  et  d'ostentation  aux  fe- 
nêtres de  son  palais.  Point  de  festin  délicieux  qui  ne 
puisse  être  pour  vous  une  nourriture  de  mort;  et 
Raltazar  expire  autour  d'une  table  somptueuse.  Point 
de  sommeil  qui  ne  puisse  vous  conduire  à  un  som- 
meil éternel  ;  et  Holopherne ,  au  milieu  de  son  armée  ^ 
vainqueur  des  royaumes  et  des  provinces,  expire 
sous  le  glaive  d'une  simple  femme  d'Israël.  Point  de 
crime  qui  ne  puisse  finir  vos  crimes;  et  Zambri 
trouve  une  mort  infâme  dans  les  tentes  mêmes  des 
filles  de  Madian.  Point  de  maladie  qui  ne  puisse  être 
le  terme  fatal  de  vos  jours;  et  vous  voyez  tous  les 
jours  les  infirmités  les  plus  légères  tromper  les  con- 
jectures de  Fart  et  Fattente  des  malades  ,  et  tourner 
tout  d  un  coup  à  la  mort.  En  un  mot,  représentez- 
vous  dans  quelque  circonstance  de  votre  vie  où  vous 
puissiez  jamais  vous  trouver,  à  peine  pourrez-vous 


376  SUR  LA  MORT. 

compter  ceux  qui  y  sont  surpris;  et  rien  ne  peut  vous 
garantir  que  vous  ne  le  serez  pas  vous-mêmes.  Vous 
le  dites,  vous  en  convenez;  et  cet  aveu  si  terrible 
n'est  qu'un  discours  que  vous  donnez  à  l'usage,  et 
ne  vous  conduit  jamais  à  une  seule  précaution  qui 
puisse  vous  mettre  à  couvert  du  péril. 

Secondement,  si  cette  incertitude  ne  rouloit  que 
sur  l'heure ,  sur  le  lieu  ou  sur  le  genre  de  votre  mort, 
elle  ne  paroîtroit  pas  si  affreuse  ;  car  enfin ,  qu'im- 
porte au  chrétien,  dit  saint  Augustin,  de  mourir  au 
milieu  de  ses  proches ,  ou  dans  des  contrées  étran- 
gères; dans  le  lit  de  sa  douleur,  ou  dans  le  sein  des 
ondes ,  pourvu  qu'il  meure  dans  la  piété  et  dans  la 
justice?  Mais  ce  qu'il  y  a  ici  de  terrible,  c'est  qu'il 
est  incertain  si  vous  mourrez  dans  le  Seigneur  ou  dans 
votre  péché  ;  c'est  que  vous  ignorez  ce  que  vous  serez 
dans  cette  autre  terre  où  les  conditions  ne  change- 
ront plus  :  entre  les  mains  de  qui  tombera  votre  ame, 
seule,  étrangère ,  tremblante,  au  sortir  du  corps  ;  si 
elle  sera  environnée  de  lumière,  et  portée  aux  pieds 
du  trône  sur  les  ailes  des  esprits  bienheureux,  ou 
enveloppée  d'un  nuage  affreux  et  précipitée  dans  les 
abymes;  vous  êtes  entre  ces  deux  éternités;  vous  ne 
savez  à  laquelle  des  deux  vous  appartiendrez;  la 
mort  seule  vous  découvrira  ce  secret;  et,  dans  cette 
incertitude  ,  vous  êtes  tranquilles,  et  vous  la  laissez 
venir  indolemment ,  comme  si  elle  ne  devoit  décider 
de  rien  pour  vous.  Ah  !  mes  frères ,  si  tout  devoit  finir 
avec  nous ,  l'impie  auroit  encore  tort  de  dire  :  Ne 
pensons  point  à  la  fin  de  notre  vie;  mangeons  et  bu- 


SUR  LA  MORT.  877 

vons,  nous  mourrons  demain:  plus  il  trouveroit  de 
douceur  à  vivre ,  plus  il  auroit  raison  de  craindre  la 
mort,  qui  ne  seroit  pour  lui  cependant  qu  une  ces- 
sation entière  de  son  être.  Mais  nous,  à  qui  la  foi 
découvre  au-delà  des  peines  ou  des  récompenses 
éternelles;  nous,  qui  devons  arriver  à  la  mort,  in- 
certains sur  cette  terrible  alternative ,  n  y  a-t-il  pas 
de  folie,  que  dis-je?  de  la  fureur,  en  ne  tenant  pas  à 
la  vérité  le  même  discours  que  Timpie  :  Mangeons 
et  buvons,  nous  mourrons  demain;  mais  de  vivre 
comme  si  nous  pensions  comme  lui?  Eh!  pouvons- 
nous  être  un  seul  instant  sans  nous  occuper  de  ce 
moment  décisif,  et  sans  adoucir,  par  les  précautions 
de  la  foi,  ce  que  cette  incertitude  peut  jeter  de  trou- 
ble et  de  frayeur  dans  une  ame  qui  n'a  pas  encore 
renoncé  à  ses  espérances  éternelles  ? 

Troisièmement,  dans  toutes  les  autres  incertitu- 
des ,  ou  le  nombre  de  ceux  qui  partagent  avec  nous 
le  même  péril,  peut  nous  rassurer;  ou  des  ressour- 
ces dont  nous  pouvons  nous  flatter  nous  laissent 
plus  tranquilles  ;  ou  enfin ,  tout  au  pire ,  la  surprise 
n'est  qu'une  instruction  qui  nous  apprend  à  nos  dé- 
pens à  être  une  autre  fois  plus  sur  nos  gardes.  Mais, 
dans  Vincertitude  terrible  dont  il  s'agit,  mes  frères, 
le  nombre  de  ceux  qui  courent  le  même  risque  que 
nous  ne  diminue  rien  au  nôtre  ;  toutes  les  ressources 
dont  nous  pouvons  nous  flatter  au  lit  de  la  mort , 
sont  d'ordinaire  des  illusions  ;  et  la  religion  elle- 
même  qui  les  fournit  n'en  espère  presque  rien.  En- 
fin, la  surprise  est  sans  retour;  nous  ne  mourons 


378  SUR  LA  MORT. 

qu  une  fois  ;  et  nous  ne  pouvons  plus  mettre  à  profit 
notre  imprudence  pour  une  autre  occasion.  Notre 
malheur  nous  détrompe,  il  est  vrai;  mais  ces  nou- 
velles lumières  qui  dissipent  notre  erreur,  devenues 
inutiles  par  Timmutabilité  de  notre  état,  ne  sont  plus 
que  des  lumières  cruelles  qui  vont  nous  déchirer 
éternellement ,  et  faire  la  matière  la  plus  doulou- 
reuse de  notre  supplice,  plutôt  que  des  réflexions 
sages  qui  puissent  nous  conduire  au  repentir. 

Sur  quoi  pouvez-vous  donc  justifier  cet  oubli  pro- 
fond et  incompréhensible ,  dans  lequel  vous  vivez 
de  votre  dernier  jour?  sur  la  jeunesse,  qui  semble 
vous  promettre  encore  une  longue  suite  d'années? 
La  jeunesse  !  mais  le  fils  de  la  veuve  de  Naïm  étoit 
jeune;  la  mort  respecte-t-elle  les  âges  et  les  rangs? 
La  jeunesse!  mais  c'est  justement  ce  qui  me  feroit 
craindre  pour  vous;  des  mœurs  licencieuses,  des 
plaisirs  extrêmes,  des  passions  outrées,  les  excès  de 
la  table ,  les  mouvements  de  Fambition ,  les  dangers 
de  la  guerre,  les  désirs  de  la  gloire  ,  les  saillies  de  la 
vengeance;  n'est-ce  pas  dans  ces  beaux  jours  que  la 
plupart  des  hommes  finissent  leurs  courses?  Adonias 
eût  vieilli ,  s'il  n  eût  été  voluptueux;  Absalon,  s'il  eût 
été  libre  d'ambition  ;  le  fils  du  roi  de  Sichem ,  s'il 
n'eût  pas  aimé  Dina  ;  Jonathas,  si  la  gloire  ne  lui  eût 
creusé  un  tombeau  sur  les  montagnes  de  Gelboé. 
La  jeunesse  !  mais  faut-il  renouveler  ici  la  douleur 
de  la  nation ,  et  redoubler  des  larmes  qui  coulent  en- 
core? Faut-il  aigrir  la  plaie  qui  saigne  encore  et  qui 
saignera  long-temps  dans  le  cœur  du  grand  prince 


SUR  LA  MORT.  879 

qui  nous  écoute?  Une  jeune  princesse ,  les  délices  de 
la  cour;  un  jeune  prince,  Fespérance  de  l'état;  Ten- 
fant  même ,  le  fruit  précieux  de  leur  tendresse  et  des 
vœux  publics;  la  cruelle  mort  ne  vient- elle  pas  de 
les  moissonner  tous  ensemble  en  un  clin  d'œil?  et 
cet  auguste  palais ,  rempli  il  y  a  peu  de  jours  de  tant 
de  gloire,  de  majesté,  de  magnificence,  n'est-il  pas 
devenu,  ce  semble  pour  toujours,  une  maison  de 
deuil  et  de  tristesse?  La  jeunesse  !  que  la  France  se- 
rait heureuse ,  si  Ton  eût  pu  compter  sur  cette  res- 
source! hélas  !  c'est  la  saison  des  périls,  et  Fécueil  le 
plus  ordinaire  de  la  vie. 

Sur  quoi  vous  rassurez-vous  donc  encore?  sur  la 
force  du  tempérament?  mais  qu'est-ce  que  la  santé 
la  mieux  établie?  une  étincelle  qu  un  souffle  éteint: 
il  ne  faut  qu'un  jour  d'infirmité  pour  détruire  le 
corps  le  plus  robuste  du  monde.  Je  n'examine  pas 
après  cela  si  vous  ne  vous  flattez  point  même  là-des- 
sus ;  si  un  corps  ruiné  par  les  désordres  de  vos  pre- 
miers ans  ne  vous  annonce  pas  au  dedans  de  vous 
une  réponse  de  mort;  si  des  infirmités  habituelles 
ne  vous  ouvrent  pas  de  loin  les  portes  du  tombeau; 
si  des  indices  fâcheux  ne  vous  menacent  pas  d'un 
accident  soudain:  je  veux  que  vous  prolongiez  vos 
jours  au-delà  même  de  vos  espérances.  Hélas  !  mes 
frères,  ce  qui  doit  finir  peut-il  vous  paroître  long? 
regardez  derrière  vous  ;  où  sont  vos  premières  an- 
nées? que  laissent-elles  de  réel  dans  votre  souvenir? 
pas  plus  qu'un  songe  de  la  nuit;  vous  rêvez  que 
vous  avez  vécu,  voilà  tout  ce  qui  vous  en  reste;  tout 


38o  SUR  LA  MORT. 

cet  intervalle,  qui  s'est  écoulé  depuis  votre  naissance 
jusqu  aujourd'hui ,  ce  n'est  qu'un  trait  rapide  qu'à 
peine  vous  avez  vu  passer.  Quand  vous  auriez  com- 
mencé à  vivre  avec  le  monde ,  le  passé  ne  vous  pa- 
roîtroit  pas  plus  long  ni  plus  réel  ;  tous  les  siècles  qui 
ont  coulé  jusqu'à  nous,  vous  les  regarderiez  comme 
des  instants  fugitifs;  tous  les  peuples  qui  ont  paru  et 
disparu  dans  l'univers,  toutes  les  révolutions  d'em- 
pires et  de  royaumes,  tous  ces  grands  événements 
qui  embellissent  nos  histoires  ne  seroient  pour  vous 
que  les  différentes  scènes  d'un  spectacle  que  vous 
auriez  vu  finir  en  un  jour.  Rappelez  seulement  les 
victoires,  les  prises  de  places,  les  traités  glorieux, 
les  magnificences ,  les  événements  pompeux  des  pre- 
mières années  de  ce  régne;  vous  y  touchez  encore; 
vous  en  avez  été  la  plupart,  non  seulement  specta- 
teurs, mais  vous  en  avez  partagé  les  périls  et  la 
gloire  :  ils  passeront  dans  nos  annales  jusqu'à  nos 
derniers  neveux  ;  mais  pour  vous  ce  n'est  déjà  plus 
qu'un  songe,  qu'un  éclair  qui  a  disparu,  et  que  cha- 
que jour  efface  même  de  votre  souvenir.  Qu'est-ce 
donc  que  le  peu  de  chemin  qui  vous  reste  à  faire? 
croyons-nous  que  les  jours  à  venir  aient  plus  de 
réalité  que  les  passés?  Les  années  paroissent  lon- 
gues quand  elles  sont  encore  loin  de  nous;  arrivées, 
elles  disparoissent;  elles  nous  échappent  en  un  in- 
stant; et  nous  n'aurons  pas  tourné  la  tête  que  nous 
nous  trouverons ,  comme  par  un  enchantement ,  au 
terme  fatal  qui  nous  paroît  encore  si  loin ,  et  ne  de- 
voir jamais  arriver.  Regardez  le  monde  tel  que  vous 


SUR  LA  MORT.  38 1 

lavez  vu  dans  vos  premières  années ,  et  tel  que  vous 
le  voyez  aujourd'hui  :  une  nouvelle  cour  a  succédé  à 
celle  que  vos  premiers  ans  ont  vue  ;  de  nouveaux 
personnages  sont  montés  sur  la  scène  ;  les  grands 
rôles  sont  remplis  par  de  nouveaux  acteurs  ;  ce  sont 
de  nouveaux  événements ,  de  nouvelles  intrigues , 
de  nouvelles  passions,  de  nouveaux  héros  dans  la 
vertu,  comme  dans  le  vice,  qui  font  le  sujet  des 
louanges ,  des  dérisions ,  des  censures  publiques  ;  un 
nouveau  monde  s'est  élevé  insensiblement,  et  sans 
que  vous  vous  en  soyez  aperçus ,  sur  les  débris  du  pre- 
mier :  tout  passe  avec  vous  et  comme  vous  ;  une  ra- 
pidité que  rien  n'arrête  entraîne  tout  dans  lesabymes 
de  l'éternité  ;  nos  ancêtres  nous  en  frayèrent  hier  le 
chemin ,  et  nous  allons  le  frayer  demain  à  ceux  qui 
viendront  après  nous.  Les  âges  se  renouvellent;  la 
figure  du  monde  passe  sans  cesse;  les  morts  et  les 
vivants  se  remplacent  et  se  succèdent  continuelle- 
ment ;  rien  ne  demeure  ;  tout  change  ;  tout  s'use  ; 
tout  s'éteint;  Dieu  seul  demeure  toujours  le  même; 
le  torrent  des  siècles ,  qui  entraîne  tous  les  hommes, 
coule  devant  ses  yeux;  et  il  voit  avec  indignation  de 
foibles  mortels,  emportés  par  ce  cours  rapide,  l'in- 
sulter en  passant,  vouloir  faire  de  ce  seul  instant 
tout  leur  bonheur,  et  tomber  au  sortir  de  là  entre 
les  mains  de  sa  colère  et  de  sa  vengeance.  Oii  sont 
maintenant  parmi  nous  les  sages  ?  dit  l'apôtre  ;  et  un 
homme ,  fùt-il  capable  de  gouverner  l'univers ,  peut- 
il  mériter  ce  nom,  dès  qu'il  peut  oublier  ce  qu'il  est 
et  ce  qu'il  doit  être  ? 


382  SUR  LA  MORT. 

Cependant,  mes  frères ,  quelle  impression  fait  sur 
nous  l'instabilité  de  tout  ce  qui  se  passe,  la  mort  de 
nos  proches,  de  nos  amis,  de  nos  concurrents,  de 
nos  maîtres?  Nous  ne  pensons  pas  que  nous  les  allons 
suivre  de  près  :  nous  ne  pensons  qu'à  nous  revêtir 
de  leurs  dépouilles  :  nous  ne  pensons  pas  au  peu  de 
temps  qu'ils  en  ont  joui;  nous  ne  pensons  qu'au  plai- 
sir qu'ils  ont  eu  de  les  posséder  ;  nous  nous  hâtons 
de  profiter  du  débris  les  uns  des  autres;  nous  res- 
semblons à  ces  soldats  insensés  qui ,  au  fort  de  la 
mêlée,  et  dans  le  temps  que  leurs  compagnons  tom- 
bent de  toutes  parts  à  leurs  côtés  sous  le  fer  et  le  feu 
des  ennemis ,  se  chargent  avidement  de  leurs  habits  ; 
et  à  peine  en  sont-ils  revêtus,  qu'un  coup  mortel 
leur  ôte  avec  la  vie  cette  folle  décoration  dont  ils  ve- 
noient  de  se  parer.  Ainsi  le  fils  se  revêt  des  dépouilles 
du  père,  lui  ferme  les  yeux,  succède  à  son  rang,  à 
sa  fortune,  à  ses  dignités,  conduit  l'appareil  de  ses 
funérailles,  et  se  retire  plus  occupé,  plus  touché  des 
nouveaux  titres  dont  il  est  revêtu ,  qu'instruit  des 
derniers  avis  d'un  père  mourant,  qu'affligé  de  sa 
perte,  ou  du  moins  désabusé  des  choses  d'ici-bas 
par  un  spectacle  qui  lui  en  met  sous  les  yeux  le 
néant,  et  qui  lui  annonce  incessamment  la  même 
destinée.  La  mort  de  ceux  qui  nous  environnent  n'est 
pas  pour  nous  une  instruction  plus  utile  :  un  tel  laisse 
un  poste  vacant,  et  l'on  s'empresse  de  le  demander; 
un  autre  vous  avance  d'un  degré  dans  le  service  ; 
celui-ci  finit  avec  lui  des  prétentions  qui  vous  au- 
roient  incommodé;  celui-là  vous  laisse  l'oreille  et  la 


SUR  LA  MORT.  383 

faveur  du  maître,  et  c  étoit  le  seul  qui  pouvoit  vous 
la  disputer  ;  un  autre  enfin  vous  approche  d'une  di- 
gnité, et  vous  ouvre  les  voies  à  une  élévation  où 
vous  n'auriez  pu  prétendre  qu'après  lui;  et  là-dessus, 
on  se  ranime,  on  prend  de  nouvelles  mesures,  on 
fait  de  nouveaux  projets  ;  et  loin  de  se  détromper 
par  l'exemple  de  ceux  que  l'on  voit  disparoître ,  il 
sort  de  leurs  cendres  mêmes  des  étincelles  fatales 
qui  viennent  rallumer  tous  nos  désirs ,  tous  nos  atta- 
chements pour  le  monde;  et  la  mort,  cette  image  si 
triste  de  notre  misère ,  la  mort  ranime  plus  de  pas- 
sions parmi  les  hommes ,  que  toutes  les  illusions 
mêmes  de  la  vie.  Qu'y  a-t-il  donc  qui  puisse  nous  dé- 
tacher de  ce  monde  misérable ,  puisque  la  mort 
même  ne  sert  qu'à  resserrer  les  liens ,  et  nous  affer- 
mir dans  l'erreur  qui  nous  y  attache? 

Ici,  mes  frères,  je  ne  vous  demande  que  de  la 
raison.  Quelles  sont  les  conséquences  naturelles  que 
le  bon  sens  tout  seul  doit  tirer  de  l'incertitude  de  la 
mort  ? 

Premièrement,  l'heure  de  la  mort  est  incertaine  ; 
chaque  année,  chaque  jour,  chaque  moment,  peut 
être  le  dernier  moment  de  notre  vie  :  donc  c'est  une 
folie  de  s'attacher  à  tout  ce  qui  doit  passer  en  un 
instant,  et  de  perdre  par-là  le  seul  bien  qui  ne  pas- 
sera pas  :  donc  tout  ce  que  vous  faites  uniquement 
pour  la  terre  doit  vous  paroître  perdu ,  puisque  vous 
n'y  tenez  à  rien ,  que  vous  n  y  pouvez  compter  sur 
rien,  et  que  vous  n'en  emporterez  rien,  que  ce  que 
vous  aurez  fait  pour  le  ciel  :  donc  les  royaumes  du 


384  SUR  LA  MORT. 

monde  et  toute  leur  gloire  ne  doivent  pas  balancer 
un  moment  les  intérêts  de  votre  éternité,  puisque 
les  grandes  fortunes  ne  vous  assurent  pas  plus  de 
jours  que  les  médiocres,  et  que  Tunique  avantage 
qui  peut  vous  en  revenir,  c'est  un  chagrin  plus  amer, 
quand  il  faudra,  au  lit  de  la  mort,  s'en  séparer  pour 
toujours  :  donc  tous  vos  soins ,  tous  vos  mouve- 
ments ,  tous  vos  désirs  ^  doivent  se  réunir  à  vous  mé- 
nager une  fortune  durable,  un  bonheur  éternel,  que 
personne  ne  puisse  plus  vous  ravir. 

Secondement,  Theure  de  votre  mort  est  incer- 
taine: donc  vous  devez  mourir  chaque  jour;  ne  vous 
permettre  aucune  action  dans  laquelle  vous  ne  vou- 
lussiez point  être  surpris  ;  regarder  toutes  vos  dé- 
marches comme  les  démarches  d'un  mourant  qui 
attend  à  tous  moments  qu'on  vienne  lui  redemander 
son  ame  ;  faire  toutes  vos  œuvres  comme  si  vous  de- 
viez à  l'instant  en  aller  rendre  compte;  et,  puisque 
vous  ne  pouvez  pas  répondre  du  temps  qui  suit ,  ré- 
gler tellement  le  présent  que  vous  n'ayez  pas  besoin 
de  l'avenir  pour  le  réparer. 

Enfin  l'heure  de  votre  mort  est  incertaine  :  donc 
ne  différez  pas  votre  pénitence;  ne  tardez  pas  de 
vous  convertir  au  Seigneur;  le  temps  presse:  vous 
ne  pouvez  pas  même  vous  répondre  d'un  jour,  et 
vous  renvoyez  à  un  avenir  éloigné  et  incertain  !  Si 
vous  aviez  imprudemment  avalé  un  poison  mortel , 
renverriez-vous  à  un  temps  éloigné  le  remède  qui 
presse,  et  qui  seul  peut  vous  conserver  la  vie?  La 
mort  que  vous  porteriez  dans  le  sein  vous  permet- 


SUR  LA  MORT.  385 

troit-elle  des  délais  et  des  remises?  Voilà  votre  état. 
Si  vous  êtes  sage,  prenez  à  Finstant  vos  précautions: 
vous  portez  la  mort  dans  votre  ame,  puisque  vous  y 
portez  le  péché;  hâtez-vous  d'y  remédier;  tous  les 
instants  sont  précieux  à  qui  ne  peut  se  répondre 
d'aucun  ;  le  breuvage  empoisonné  qui  infecte  votre 
ame  ne  sauroit  vous  mener  loin;  la  bonté  de  Dieu 
vous  offre  encore  le  remède;  hâtez-vous ,  encore 
une  fois,  d'en  user,  tandis  quil  vous  en  laisse  le 
temps.  Faudroit-il  des  exhortations  pour  vous  y  ré- 
soudre? ne  devroit-il  pas  suffire  qu'on  vous  montrât 
le  bienfait  de  la  guérison?  faut-il  exhorter  un  infor- 
tuné que  les  flots  entraînent  à  faire  des  efforts  pour 
se  garantir  du  naufrage?  devriez-vous  avoir  besoin 
là-dessus  de  notre  ministère?  Vous  touchez  à  votre 
dernière  heure  ;  vous  allez  paroître  en  un  clin  d'œil 
devant  le  tribunal  de  Dieu:  vous  pouvez  employer 
utilement  le  moment  qui  vous  reste.  Presque  tous 
ceux  qui  meurent  tous  les  jours  à  vos  yeux  le  lais- 
sent échapper ,  et  meurent  sans  en  avoir  fait  aucun 
usage:  vous  imitez  leur  négligence;  la  même  sur- 
prise vous  attend  ;  vous  mourrez  comme  eux  avant 
que  d'avoir  commencé  à  mieux  vivre.  On  le  leur 
avoit  annoncé ,  et  nous  vous  l'annonçons  :  leur  mal- 
heur  vous  laisse  insensible;  et  le  sort  infortuné  qui 
vous  attend  ne  touchera  pas  davantage  ceux  à  qui 
nous  l'annoncerons  im  jour  :  c'est  une  succession 
d'aveuglement  qui  passe  des  pères  aux  enfants ,  et 
qui  se  perpétue  sur  la  terre  ;  nous  voulons  tous  mieux 
vivre ,  et  nous  mourons  tous  avant  d'avoir  bien  vécu. 

25 


386  SUR  LA  MORT. 

Voilà,  mes  frères,  les  réflexions  sages  et  natu- 
relles où  doit  nous  conduire  Fincertitude  de  notre 
dernière  heure.  Mais  si,  de  ce  qu'elle  est  incertaine, 
vous  êtes  imprudents  de  ne  pas  vous  en  occuper  da- 
vantage que  si  elle  ne  devoit  jamais  arriver,  ce  que 
sa  certitude  a  de  terrible  et  d'effrayant  vous  excuse 
encore  moins  de  folie  d'éloigner  cette  triste  image, 
comme  capable  d'empoisonner  tout  le  repos  et  toute 
la  douceur  de  votre  vie.  C'est  ce  qui  me  reste  à  vous 
exposer. 

SECONDE  PARTIE. 

L'homme  n'aime  pas  à  s'occuper  de  son  néant  et 
de  sa  bassesse  :  tout  ce  qui  le  rappelle  à  son  origine 
le  rappelle  en  même  temps  à  sa  fin ,  blesse  son  or- 
gueil ,  intéresse  l'amour  de  son  être ,  attaque  par  le 
fondement  toutes  ses  passions,  et  le  jette  dans  des 
pensées  noires  et  funestes.  Mourir,  disparoître  à 
tout  ce  qui  nous  environne,  entrer  dans  les  abymes 
de  l'éternité  ;  devenir  cadavre ,  la  pâture  des  vers , 
l'horreur  des  hommes,  le  dépôt  hideux  d'un  tom- 
beau :  ce  spectacle  tout  seul  soulève  tous  les  sens , 
trouble  la  raison,  noircit  l'imagination,  empoisonne 
toute  la  douceur  de  la  vie  ;  on  n'ose  fixer  ses  regards 
sur  une  image  si  affreuse  :  nous  éloignons  cette  pen- 
sée comme  la  plus  triste  et  la  plus  amère  de  toutes; 
tout  ce  qui  nous  en  rappelle  le  souvenir,  nous  le 
craignons,  nous  le  fuyons,  comme  s'il  devoit  hâter 
pour  nous  cette  dernière  heure.  Sous  prétexte  de 
tendresse,  nous  n'aimons  pas  même  qu'on  nous 


SUR  LA  MORT.  387 

parle  des  personnes  chères  que  la  mort  nous  a  ra- 
vies; on  prend  soin  de  dérober  à  nos  regards  les 
lieux  qu'elles  habitoient,  les  peintures  où  leurs  traits 
sont  encore  vivants ,  tout  ce  qui  pourroit  réveiller  en 
nous,  avec  leur  idée,  celle  de  la  mort  qui  vient  de 
nous  les  enlever.  Que  dirai-je?  nous  craignons  les  ré- 
cits lugubres;  nous  poussons  là-dessus  nos  frayeurs 
jusqu'aux  plus  puériles  superstitions  ;  nous  croyons 
voir  par-tout  des  présages  sinistres  de  notre  mort, 
dans  les  rêveries  d'un  songe,  dans  le  chant  nocturne 
d'un  oiseau,  dans  un  nombre  fortuit  de  convives, 
dans  des  événements  encore  plus  ridicules;  nous 
croyons  la  voir  par-tout,  et  c'est  pour  cela  même  que 
nous  tâchons  de  la  perdre  de  vue. 

Or,  mes  frères,  ces  frayeurs  excessives  étoient 
pardonnables  à  des  païens  pour  qui  la  mort  étoit  le 
plus  grand  des  malheurs,  puisqu'ils  n'attendaient 
rien  au-delà  du  tombeau,  et  que,  vivant  sans  espé- 
rance, ils  mouroient  sans  consolation.  Mais  on  doit 
être  surpris  que  la  mort  soit  si  terrible  à  des  chré- 
tiens, et  que  la  terreur  de  cette  image  leur  serve 
même  de  prétexte  pour  l'éloigner  de  leur  pensée. 

Car,  en  premier  lieu,  je  veux  que  vous  ayez  rai- 
son de  crciindre  cette  dernière  heure;  mais  comme 
elle  est  certaine,  je  ne  comprends  pas  que,  parce- 
qu'elle  vous  paroît  terrible ,  vous  ne  deviez  pas  vous 
en  occuper  et  la  prévenir  :  il  me  semble,  au  con- 
traire, que  plus  le  malheur  dont  vous  êtes  menacé 
est  affreux ,  plus  vous  devez  ne  pas  le  perdre  de  vue , 
et  prendre  sans  cesse  des  mesures  pour  n'en  être 

25. 


388  SUR  LA  MORT. 

pas  surpris.  Quoi!  plus  le  péril  vous  frappe  et  vous 
épouvante,  plus  il  vous  rendroit  indolent  et  inap- 
pliqué? les  terreurs  outrées  de  votre  imagination 
vous  guériroient  de  cette  crainte  sage  même  qui 
©père  le  salut?  et  parceque  vous  craignez  trop,  vous 
ne  penseriez  à  rien?  Mais  quel  est  Fhomme  que  Vi- 
dée trop  vive  du  danger  calme  et  rassure?  Quoi!  s'il 
falloit  marcher  par  un  sentier  étroit  et  escarpé ,  en- 
touré de  toutes  parts  de  précipices,  ordonneriez- 
vous  qu'on  vous  bandât  les  yeux  pour  ne  pas  voir  le 
danger,  et  de  peur  que  la  profondeur  de  Fabyme  ne 
vous  fît  tourner  la  tête  ?  Ah  !  mon  cher  auditeur ,  vous 
voyez  votre  tombeau  ouvert  à  vos  pieds,  cet  objet 
affreux  vous  alarme;  et  au  lieu  de  prendre  dans  la 
sagesse  de  la  religion  toutes  les  précautions  qu'elle 
vous  offre  pour  ne  pas  tomber  inopinément  dans  ce 
gouffre ,  vous  vous  bandez  vous-même  les  yeux  pour 
ne  le  pas  voir;  vous  vous  faites  des  diversions  réjouis- 
santes pour  en  effacer  Fidée  de  votre  esprit;  et,  sem- 
blable à  ces  victimes  infortunées  du  paganisme ,  vous 
courez  au  bûcher  les  yeuxbandés,  couronné  de  fleurs, 
environné  de  danses  et  de  cris  de  joie,  pour  ne  pas 
penser  au  terme  fatal  oîi  cet  appareil  vous  conduit, 
et  de  peur  de  voir  Fautel,  c'est-à-dire  le  lit  de  la  mort 
oii  vous  allez  à  Finstant  être  immolé. 

De  plus ,  si  en  éloignant  cette  pensée  vous  pou- 
viez aussi  éloigner  la  mort,  vos  frayeurs  auroient  du 
moins  une  excuse.  Mais,  pensez-y  ou  n'y  pensez  pas , 
la  mort  avance  toujours;  chaque  effort  que  vous 
faites  pour  en  éloigner  le  souvenir  vous  rapproche 


SUR  LA  MORT.  389 

cfelle ,  et  à  l'heure  marquée  elle  arrivera.  Qu  avan- 
cez-vous donc  en  détournant  votre  esprit  de  cette 
pensée?  Diminuez-vous  le  danger?  Vous  l'augmen- 
tez; vous  vous  rendez  la  surprise  inévitable.  Adou- 
cissez-vous Fhorreur  de  ce  spectacle  en  vous  le  dé- 
robant? ah  !  vous  lui  laissez  tout  ce  qu'il  a  de  plus 
terrible.  Si  vous  vous  rendiez  la  pensée  de  la  mort 
plus  familière,  votre  esprit  foible  et  timide  s'y  ac- 
coutumeroit  insensiblement;  vous  pourriez  peu-à- 
peu  y  fixer  vos  regards  et  l'envisager  sans  trouble, 
ou  du  moins  avec  résignation ,  au  lit  de  la  mort  : 
elle  ne  seroit  plus  pour  vous  un  spectacle  nouveau. 
Un  danger  prévu  de  loin  n'a  rien  qui  étonne:  la 
mort  n'est  formidable  que  la  première  fois  qu'on  en 
rappelle  le  souvenir  ;  et  elle  n'est  à  craindre  que  lors- 
qu'elle est  imprévue. 

Mais  d'ailleurs,  quand  cette  pensée  vous  trouble- 
roit,  feroit  sur  vous  des  impressions  de  frayeur  et 
de  tristesse,  où  seroit  l'inconvénient?  N'êtes-vous 
sur  la  terre  que  pour  y  vivre  dans  un  calme  indolent , 
et  ne  vous  y  occuper  que  d'images  douces  et  riantes? 
On  en  perdroit  la  raison,  dites-vous ,  si  l'on  y  pensoit 
tout  de  bon.  On  en  perdroit  la  raison?  mais  tant  d'a- 
mes  fidèles  qui  mêlent  cette  pensée  à  toutes  leurs  ac- 
tions ,  et  qui  font  du  souvenir  de  cette  dernière  heure 
le  frein  de  leurs  passions  et  le  plus  puissant  motif 
de  leur  fidélité;  mais  tant  d'illustres  pénitents  qui 
s'enfermoient  tout  vivants  dans  des  tombeaux  pour 
ne  pas  perdre  de  vue  l'image  de  la  mort;  mais  les 
saints ,  qui  mouroient  tous  les  jours  comme  l'apôtre , 


390  SUR  LA  MORT. 

pour  ne  pas  mourir  éternellement ,  en  ont-ils  perdu 
la  raison?  Vous  en  perdriez  la  raison?  c'est-à-dire 
vous  re^cjarderiez  le  monde  comme  un  exil;  les  plai- 
sirs comme  une  ivresse;  le  péché  comme  le  plus 
grand  des  malheurs;  les  places,  les  honneurs,  la 
faveur ,  la  fortune  comme  des  songes  ;  le  salut  comme 
la  grande  et  unique  affaire  :  est-ce  là  perdre  la  rai- 
son? Heureuse  folie  1  eh  !  que  n  êtes-vous  dès  aujour- 
d'hui du  nombre  de  ces  sages  insensés  !  Vous  en  per- 
driez la  raison?  oui,  cette  raison  fausse,  mondaine, 
orgueilleuse,  charnelle,  insensée  qui  vous  séduit; 
oui,  cette  raison  corrompue  qui  obscurcit  la  foi, 
qui  autorise  les  passions,  qui  nous  fait  préférer  le 
temps  à  l'éternité,  prendre  l'ombre  pour  la  vérité, 
et  qui  égare  tous  les  hommes  ;  oui ,  cette  raison  dé- 
plorable, cette  vaine  philosophie  qui  regarde  comme 
une  foiblesse  de  craindre  un  avenir,  et  qui,  parce- 
qu'elle  le  craint  trop,  fait  semblant  ou  s'efforce  de 
ne  pas  le  croire.  Mais  cette  raison  sage,  éclairée, 
modérée,  chrétienne;  mais  cette  prudence  du  ser- 
pent, si  recommandée  dans  l  Évangile,  c'est  dans  ce 
souvenir  que  vous  la  trouveriez  ;  mais  cette  sagesse 
préférable,  dit  l'Esprit  saint,  à  tous  les  trésors  et  à 
tous  les  honneurs  de  la  terre;  cette  sagesse  si  hono- 
rable à  l'homme  et  qui  l'élève  si  haut  au-dessus  de 
lui-même;  cette  sagesse  qui  a  formé  tant  de  hé- 
ros chrétiens,  c'est  l'image  toujours  présente  de 
votre  dernière  heure ,  qui  en  embellira  votre  ame. 
Mais  cette  pensée,  ajoutez-vous,  si  l'on  s'étoit  mis 
en  tête  de  l'approfondir  et  de  s'en  occuper  sans 


SUR  LA  MORT.  891 

cesse,  seroit  capable  de  faire  tout  quitter  et  de  jeter 
dans  des  résolutions  violentes  et  extrêmes;  c'est-à- 
dire  de  vous  détacher  du  monde,  de  vos  vices, 
de  vos  passions,  de  Tinfamie  de  vos  désordres, 
pour  vous  faire  mener  une  vie  chaste,  réglée,  chré- 
tienne, seule  digne  de  la  raison:  voilà  ce  que  le 
monde  appelle  des  résolutions  violentes  et  extrêmes. 
Mais  de  plus,  sous  prétexte  d'éviter  de  prétendus 
excès,  vous  ne  prendriez  pas  même  les  résolutions 
les  plus  nécessaires  ;  commencez  toujours  :  les  pre- 
miers transports  se  ralentissent  bientôt;  et  il  est  bien 
plus  aisé  de  modérer  les  excès  de  piété  que  de  rani- 
mer sa  langueur  et  sa  paresse.  Mais  d'ailleurs,  ne 
craignez  rien  de  la  ferveur  excessive  et  des  empor- 
tements de  votre  zélé  ;  vous  n'irez  jamais  trop  loin 
de  ce  côté  là.  Un  cœur  indolent,  sensuel  comme  le 
vôtre,  nourri  dans  les  plaisirs  et  dans  la  paresse, 
sans  goût  pour  tout  ce  qui  regarde  le  service  de 
Dieu ,  ne  nous  promet  pas  de  grandes  indiscrétions 
dans  les  démarches  d'une  vie  chrétienne;  vous  ne 
vous  connoissez  pas  vous-même,  vous  n'avez  pas 
éprouvé  quels  obstacles  toutes  vos  inclinations  vont 
mettre  aux  pratiques  les  plus  communes  de  la  piété. 
Prenez  seulement  des  mesures  contre  la  tiédeur  et 
le  découragement  :  voilà  le  seul  écueil  que  vous  avez 
à  craindre.  Vous  vous  rappelez  l'histoire  de  Pierre, 
qui  se  fit  ordonner  de  remettre  le  glaive ,  comme  si 
son  zélé  eût  dû  le  mener  trop  lom;  et  qui,  au  sortir 
de  là,  vint  échouer  contre  la  voix  d'une  simple  fem- 
me ,  et  trouva ,  dans  sa  lâcheté ,  la  tentation  qu'il  ne 


SUR  LA  MORT. 

sembloit  craindre  que  de  sa  ferveur  et  de  son  cou- 
rage. Quelle  illusion!  de  peur  d'en  faire  trop  pour 
J)ieu ,  on  ne  fait  rien  du  tout  :  la  crainte  de  donner 
trop  d'attention  à  son  salut  nous  empêche  d'y  tra- 
vailler; et  l'on  se  perd,  de  peur  de  se  sauver  trop 
sûrement  :  on  craint  les  excès  chimériques  de  la 
piété ,  et  on  ne  craint  pas  l'éloignement  et  le  mépris 
réel  de  la  piété  elle-même.  La  crainte  d'en  trop  faire 
pour  votre  fortune  et  pour  votre  élévation ,  et  de  la 
pousser  trop  loin ,  vous  arrête-t-elle?  refroidit-elle  la 
vivacité  de  vos  démarches  et  votre  ambition?  n'est-ce 
pas  cette  espérance  elle-même  qui  les  soutient  et  qui 
les  anime?  Rien  n'est  de  trop  pour  le  monde;  et  tout 
est  excès  pour  Dieu  :  on  craint ,  on  se  reproche  de 
n'en  faire  pas  assez  pour  une  fortune  de  boue;  et  on 
s'arrête  de  peur  d'en  faire  trop  pour  la  fortune  de 
son  éternité. 

Mais  je  vais  plus  loin,  et  je  dis  que  c'est  à  vous 
une  ingratitude  criminelle  envers  Dieu  d'éloigner  la 
pensée  de  la  mort ,  seulement  parcequ' elle  vous  trou- 
ble et  vous  alarme  :  car  cette  impression  de  crainte 
et  de  terreur  est  une  grâce  singulière  dont  Dieu  vous 
favorise.  Hélas!  combien  est-il  d'impies  qui  la  mé- 
prisent, qui  se  font  un  mérite  affreux  de  la  voir  ap- 
procher avec  fermeté,  et  qui  la  regardent  comme 
l'anéantissement  entier  de  leur  être  !  combien  de 
sages  et  de  philosophes  dans  le  christianisme,  qui, 
sans  renoncer  à  la  foi ,  bornent  toutes  leurs  réflexions, 
toute  la  supériorité  de  leurs  lumières ,  à  la  voir  arri- 
ver tranquillement,  et  ne  raisonnent  toute  leur  vie 


SUR  LA  MORT.  SgS 

que  pour  se  préparer,  en  ce  dernier  moment ,  à  une 
constance  et  à  une  sérénité  d'esprit  aussi  puérile  que 
les  frayeurs  les  plus  vulgaires,  et  qui  est  Tusage  le 
plus  insensé  qu'on  puisse  faire  de  la  raison  même! 
combien  de  ces  hommes  follement  amoureux  de  la 
valeur  et  de  la  gloire,  qui,  au  milieu  des  combats, 
vont  au  danger  comme  à  un  spectacle,  sans  remords, 
sans  inquiétude ,  sans  réflexion  sur  les  suites  de  leur 
destinée  (cette  témérité,  la  valeur  de  la  nation  la 
rend  encore  plus  familière  parmi  nous  que  par-tout 
ailleurs;  et  je  parle  devant  une  cour  où  ceux  qui  la 
composent  sont  en  possession  d'en  donner  l'exemple 
aux  autres)  !  combien  de  pécheurs,  dans  la  tranquillité 
des  villes  et  dans  l'oisiveté  d'une  vie  privée,  livrés  à 
Fendurcissement  et  à  un  sens  réprouvé ,  ne  sont  plus 
touchés  de  cette  image!  combien  d'autres  enfin,  qui, 
par  les  suites  d'un  caractère  trop  vif ,  trop  frivole, 
trop  léger,  et  peu  propre  aux  réflexions  tristes  et  sé- 
rieuses, passent  toute  leur  vie  sans  avoir  pensé  une 
fois  seulement  qu  ils  dévoient  mourir  !  C'est  donc  une 
grâce  signalée  que  Dieu  vous  fait  de  donner  à  cette 
pensée  tant  de  force  et  d'ascendant  sur  votre  ame; 
c'est  donc  vraisemblablement  la  voie  par  laquelle 
il  veut  vous  ramener  à  lui;  si  vous  sortez  jamais  de 
vos  égarements,  vous  n'en  sortirez  que  par-là:  votre 
salut  paroît  attaché  à  ce  remède.  Que  faites-vous 
donc  en  éloignant  cette  pensée ,  parcequ'elle  vous 
jette  dans  des  frayeurs  salutaires?  vous  vous  privez 
du  seul  secours  qui  peut  vous  faciliter  votre  retour 
à  Dieu;  vous  rendez  inutile  une  grâce  qui  vous  est 


394  SUR  LA  MORT. 

propre:  vous  savez,  pour  ainsi  dire,  mauvais  gré 
à  Dieu  de  vous  en  avoir  favorisé  ;  et  vous  vous  re- 
prochez à  vous-même  d'y  être  trop  sensible.  Trem- 
blez, mon  cher  auditeur,  que  votre  cœur  ne  se  ras- 
sure contre  ces  frayeurs  salutaires;  que  vous  ne 
voyiez  d'un  œil  tranquille  les  spectacles  les  plus  lu- 
gubres ;  que  Dieu  ne  retire  de  vous  ce  moyen  de  sa- 
lut, et  qu'il  ne  vous  endurcisse  contre  toutes  ces  ter- 
reurs de  religion .  U  n  bienfait  non  seulement  méprisé, 
mais  regardé  même  comme  une  peine,  est  bientôt 
suivi  de  l'indignation ,  ou  du  moins  de  l'indifférence 
du  bienfaiteur.  Alors  l'image  de  la  mort  vous  laissera 
toute  votre  tranquillité;  vous  courrez  à  un  plaisir  au 
sortir  d'une  pompe  lugubre  ;  vous  verrez  des  mêmes 
yeux  ou  un  cadavre  hideux,  ou  l'objet  criminel  de 
votre  passion  :  alors  vous  en  viendrez  même  jusqu'à 
vous  savoir  bon  gré  de  vous  être  mis  au-dessus  de  ces 
craintes  vulgaires  ;  jusqu'à  vous  applaudir  d'un  chan- 
gement si  terrible  pour  votre  salut.  Mettez  donc  à  pro-  ^ 
fit  pour  le  règlement  de  vos  mœurs  cette  sensibilité, 
tandis  que  Dieu  vous  la  laisse  encore;  rapprochez  de 
vous  les  objets  propres  à  retracer  en  vous  cette  ima- 
ge, tandis  qu'elle  peut  encore  troubler  la  fausse  paix 
de  vos  passions  ;  venez  quelquefois  sur  les  tombeaux 
de  vos  ancêtres  méditer  en  présence  de  leurs  cen- 
dres sur  la  vanité  des  choses  d'ici-bas  ;  venez  les  in- 
terroger quelquefois  sur  ce  qu'il  leur  reste  dans  le 
séjour  ténébreux  de  la  mort,  de  leurs  plaisirs,  de 
leurs  dignités,  et  de  leur  gloire;  venez  vous-même 
ouvrir  ces  tristes  demeures  ;  et  de  tout  ce  qu'ils  ont 


SUR  LA  MORT.  SgS 

été  autrefois  aux  yeux  des  hommes,  voyez  ce  qu'ils 
sont  maintenant  :  des  spectres  dont  vous  ne  pouvez 
soutenir  la  présence,  des  amas  de  vers  et  de  pour- 
riture. Voilà  ce  qu  ils  sont  aux  yeux  des  hommes  ; 
mais  que  sont -ils  devant  Dieu?  Descendez  vous- 
même  en  esprit  dans  ces  lieux  d'horreur  et  d'infec- 
tion ,  et  choisissez-y  d'avance  votre  place  ;  représen- 
tez-vous vous-même,  dans  cette  dernière  heure, 
étendu  sur  le  lit  de  votre  douleur,  aux  prises  avec 
la  mort,  vos  memhres  engourdis  et  déjà  saisis  d'un 
froid  mortel;  votre  langue  déjà  liée  des  chaînes  de 
la  mort;  vos  yeux  fixes,  immobiles,  couverts  d'un 
nuage  confus  devant  qui  tout  commence  à  dispa- 
roître  ;  vos  proches  et  vos  amis  autour  de  vous ,  fai- 
sant des  vœux  inutiles  pour  votre  santé ,  redoublant 
votre  frayeur  et  vos  regrets  par  la  tendresse  de  leurs 
soupirs  et  l'abondance  de  leurs  larmes  ;  le  ministre 
du  Seigneur  à  vos  côtés,  le  signe  du  salut,  alors  votre 
seule  ressource,  entre  ses  mains  ;  des  paroles  de  foi, 
de  miséricorde  et  de  confiance  à  la  bouche.  Rappro- 
chez ce  spectacle  si  instructif,  si  intéressant  :  vous- 
même  alors,  dans  les  tristes  agitations  de  ce  dernier 
combat,  ne  donnant  plus  de  marques  de  vie  que 
dans  les  convulsions  qui  annoncent  votre  mort;  tout 
le  monde  anéanti  pour  vous  ;  dépouillé  pour  toujours 
de  vos  dignités  et  de  vos  titres  ;  accompagné  de  vos 
seules  œuvres,  et  près  de  paroître  devant  Dieu.  Ce 
n'est  pas  ici  une  prédiction  ;  c'est  l'histoire  de  tous 
ceux  qui  meurent  chaque  jour  à  vos  yeux,  et  c'est 
d'avance  la  vôtre.  Rappelez  ce  moment  terrible;  vous 


396  SUR  LA  MORT. 

y  viendrez,  et  le  jour  peut-être  n  est  pas  loin ,  et  peut- 
être  y  touchez-vous  déjà.  Mais  enfin  vous  y  viendrez, 
et  quelque  loin  quil  puisse  être,  ce  sera  demain,  et 
vous  y  arriverez  en  un  instant;  et  la  seule  consola- 
tion que  vous  aurez  alors  sera  d'avoir  fait  de  toute 
votre  vie,  Tétude,  la  ressource  et  la  préparation  de 
votre  mort. 

Enfin,  et  c'est  ma  dernière  raison,  remontez  à  la 
source  de  ces  frayeurs  excessives  qui  vous  rendent 
l'image  et  la  pensée  de  la  mort  si  terrible ,  vous  la 
trouverez  sans  doute  dans  les  embarras  d'une  con- 
science criminelle.  Ce  n'est  pas  la  mort  que  vous 
craignez,  c'est  la  justice  de  Dieu  qui  vous  attend  au- 
delà  pour  punir  les  infidélités  et  les  désordres  de 
votre  vie  ;  c'est  que  vous  n'êtes  pas  en  état  de  vous 
présenter  devant  lui,  tout  couvert  des  plaies  les  plus 
honteuses  qui  défigurent  en  vous  son  image;  et  que 
mourir  pour  vous  dans  la  situation  où  vous  êtes,  ce 
seroit  périr  pour  toute  la  durée  des  siècles.  Purifiez 
donc  votre  conscience  ;  finissez  et  expiez  vos  pas- 
sions criminelles  ;  rappelez  Dieu  dans  votre  cœur  ; 
n'offrez  plus  rien  à  ses  yeux  digne  de  sa  colère  et  de 
ses  châtiments  ;  mettez-vous  en  état  d'espérer  quel- 
que chose  de  ses  miséricordes  infinies  après  la  mort; 
alors  vous  verrez  approcher  ce  dernier  moment  avec 
moins  de  crainte  et  de  saisissement  ;  et  le  sacrifice 
que  vous  aurez  déjà  fait  à  Dieu ,  du  monde  et  de  vos 
passions,  non  seulement  vous  facilitera,  mais  vous 
rendra  même  doux  et  consolant  le  sacrifice  que  vous 
lui  ferez  alors  de  votre  vie. 


SUR  LA  MORT.  897 

Car,  dites-moi ,  mes  frères ,  qu  a  la  mort  de  si  ef- 
frayant pour  une  ame  fidèle?  de  quoi  la  sépare-t-elle? 
d'un  monde  qui  périra  et  qui  est  la  patrie  des  ré- 
prouvés ;  de  ses  richesses  qui  Tembarrassent ,  dont 
l'usage  est  environné  de  périls,  et  qu'il  lui  étoit  dé- 
fendu de  faire  servir  à  la  félicité  de  ses  sens  ;  de  ses 
proches,  de  ses  amis,  qu'elle  ne  fait  que  devan- 
cer, et  qui  vont  bientôt  la  suivre  ;  de  son  corps ,  qui 
avoit  été  jusque-là  ou  l'écueil  de  son  innocence,  ou 
l'obstacle  perpétuel  de  ses  saints  désirs  ;  de  ses  maî- 
tres et  de  ses  sujets,  dont  les  premiers  exigeoient 
souvent  d'elle  des  complaisances  criminelles,  et  les 
autres  la  rendoient  responsable  de  leurs  infidélités 
et  de  leurs  crimes  ;  de  ses  places  et  de  ses  dignités 
qui,  en  multipliant  ses  devoirs,  augmentoient  ses 
périls;  enfin  de  la  vie,  qui  n'étoit  pour  elle  qu'un 
exil  et  un  désir  d'en  être  délivrée.  Que  lui  rend  la 
mort  pour  ce  qu'elle  lui  ôte?  elle  lui  rend  des  biens 
immuables  et  (jue  personne  ne  pourra  plus  lui  ra- 
vir; des  plaisirs  éternels,  et  qu'elle  goûtera  sans 
crainte  et  sans  amertume;  la  possession  de  Dieu 
même  assurée  et  paisible ,  et  dont  elle  ne  pourra  plus 
déchoir;  la  délivrance  de  toutes  ses  passions,  qui 
avoient  été  pour  elle  une  source  continuelle  d'inquié- 
tudes et  de  peines;  une  paix  inaltérable,  qu'elle  n'a- 
voit  jamais  pu  trouver  dans  le  monde  ;  la  dissolution 
de  tous  les  liens  qui  l'attachoient  à  la  terre ,  et  qui 
l'y  retenoient  comme  captive  ;  enfin,  la  société  des 
justes  et  des  bienheureux,  pour  celle  des  hommes 
pécheurs  dont  elle  se  sépare.  Et  qu'y  a-t-il  donc  de 


398  SUR  LA  MORT. 

si  doux  dans  cette  vie,  ô  mon  Dieu!  pour  une  ame 
fidèle,  qui  puisse  fy  attacher?  c'est  pour  elle  une 
vallée  de  larmes,  oii  les  périls  sont  infinis,  les  com- 
bats journaliers,  les  victoires  rares,  les  chutes  in- 
évitables; où  les  violences  doivent  être  continuelles; 
où  il  faut  tout  refuser  à  ses  sens  ;  où  tout  nous  tente , 
et  tout  nous  est  interdit  ;  où  ce  qui  plaît  le  plus  est 
ce  qu'il  faut  le  plus  fuir  et  craindre  :  en  un  mot,  où, 
si  vous  ne  souffrez,  si  vous  ne  pleurez,  si  vous  ne 
résistez  jusqu'au  sang,  si  vous  ne  combattez  sans 
cesse ,  si  vous  ne  vous  haïssez  vous-même ,  vous  êtes 
perdu.  Que  trouvez-vous  là  de  si  aimable,  de  si  atti- 
rant, de  si  capable  d'attacher  une  ame  chrétienne  ?  et 
mourir,  n'est-ce  pas  un  triomphe  et  un  gain  pour 
elle? 

Aussi ,  mes  frères ,  la  mort  est  le  seul  point  de 
vue  et  la  seule  consolation  qui  soutient  la  fidélité 
des  justes.  Gémissent-ils  dans  l'affliction  ,  ils  savent 
que  leur  fin  est  proche  ;  que  les  tribulations  courtes 
et  passagères  de  cette  vie  seront  suivies  d'un  poids 
de  gloire  éternelle;  et,  dans  cette  pensée,  ils  trou- 
vent une  source  inépuisable  de  patience,  de  fermeté, 
d'alégresse.  Sentent-ils  la  loi  des  membres  s'élever 
contre  la  loi  de  l'esprit ,  et  exciter  en  eux  ces  mou- 
vements dangereux  qui  portent  l'innocence  jusque 
sur  le  bord  du  précipice  ;  ils  n'ignorent  pas  qu'après 
la  dissolution  du  corps  terrestre ,  on  le  leur  rendra 
céleste  et  spirituel  ;  et  qu'alors ,  délivrés  de  toutes 
ces  misères,  ils  seront  semblables  aux  anges  du  ciel; 
et  ce  souvenir  les  soutient  et  les  fortifie.  Sont-ils  ac- 


SUR  LA  MORT.  •  399 

cables  sous  la  pesanteur  du  joug  de  Jésus-Christ;  et 
leur  foi,  plus  foible,  est-elle  sur  le  point  de  se  ralen- 
tir ou  de  succomber  sous  le  poids  des  devoirs  aus- 
tères de  FÉvangile  :  ah  !  le  jour  du  Seigneur  n'est  pas 
loin;  ils  touchent  à  la  bienheureuse  récompense,  et 
la  fin  de  leur  course,  qu'ils  voient  déjà,  les  anime 
et  leur  fait  reprendre  de  nouvelles  forces.  Écoutez 
comme  Fapôtre  consoloit  autrefois  les  premiers  fi- 
dèles :  Mes  frères ,  leur  disoit-il ,  le  temps  est  court , 
le  jour  approche,  le  Seigneur  est  à  la  porte,  et  il  ne 
tardera  pas;  réjouissez-vous  donc,  je  vous  le  dis  en- 
core, réjouissez-vous.  C'étoit  là  toute  la  consolation 
de  ces  hommes  persécutés,  outragés,  proscrits,  fou- 
lés aux  pieds,  regardés  comme  les  balayures  du 
monde,  Topprobre  des  Juifs  et  la  risée  des  Gentils. 
Ils  savoient  que  la  mort  alloit  essuyer  leurs  lar- 
mes; qu'alors  il  n'y  auroit  plus  pour  eux  ni  deuil, 
ni  douleur,  ni  souffrance  ;  que  tout  y  seroit  nouveau; 
et  cette  pensée  adoucissoit  toutes  leurs  peines.  Ah  ! 
qui  eût  dit  à  ces  généreux  confesseurs  de  la  foi  que 
le  Seigneur  ne  leur  feroitpas  goûter  la  mort,  et  qu'il 
les  laisseroit  vivre  éternellement  sur  la  terre,  eût 
ébranlé  leur  foi,  tenté  leur  constance;  et,  en  leur 
ôtant  cette  espérance,  on  leur  eût  ôté  toute  leur  con- 
solation. 

Vous  n'en  êtes  pas  sans  doute  surpris,  mes  frè- 
res, parceque  pour  des  hommes  affligés  et  malheu- 
reux comme  ils  étoient,  la  mort  devoit  paroître  une 
ressource.  Vous  vous  trompez  ;  ah  !  ce  n'étoient  pas 
leurs  persécutions  et  leurs  souffrances  qui  faisoient 


4oo  SUR  LA  MORT. 

leurs  malheurs  et  leur  tristesse,  c'étoitlà  leur  joie, 
leur  consolation,  leur  gloire;  nous  nous  glorifions 
dans  les  tribulations ,  disoient-ils  :  Gloriamiir  in  tri- 
bulationibus  ^  ;  c  étoit  Féloignement  où  ils  vivoient 
encore  de  Jésus-Christ;  c'étoit  là  la  source  de  leurs 
larmes,  et  tout  ce  qui  leur  rendoit  la  mort  si  désira- 
ble. Tandis  que  nous  sommes  dans  le  corps ,  disoit 
l'apôtre ,  nous  sommes  éloignés  du  Seigneur;  et  cet 
éloignement  étoit  un  état  triste  et  violent  pour  ces 
hommes  fidèles  :  toute  la  piété  consiste  à  souhaiter 
notre  réunion  avec  Jésus-Christ  notre  chef,  à  sou- 
pirer après  Theureux  moment  qui  nous  incorporera 
avec  tous  les  élus  dans  ce  corps  mystique  qui  se 
forme,  depuis  la  naissance  du  monde ,  de  toute  lan- 
gue ,  de  toute  tribu ,  de  toute  nation  ;  qui  est  la  fin 
de  tous  les  desseins  de  Dieu,  et  qui  doit  le  glorifier 
avec  Jésus-Christ  dans  tous  les  siècles.  Nous  som- 
mes ici-bas  comme  des  branches  séparées  de  leur 
cep  ;  comme  des  ruisseaux  éloignés  de  leur  source  ; 
comme  des  étrangers  errants  loin  de  leur  patrie  ; 
comme  des  captifs  enchaînés  dans  une  prison,  qui 
attendent  leur  délivrance  ;  comme  des  enfants  ban- 
nis pour  quelque  temps  de  l'héritage  et  de  la  maison 
paternelle;  en  un  mot,  comme  des  membres  séparés 
de  leur  corps.  Depuis  que  Jésus-Christ  notre  chef 
est  monté  au  ciel,  ce  n'est  plus  ici  le  lieu  de  notre 
demeure;  nous  attendons  la  bienheureuse  espérance 
et  Tavènement  du  Seigneur;  ce  désir  fait  toute  notre 
piété  et  notre  consolation  ;  et  ne  pas  désirer  cet  heii- 
'  Rom.  c.  5,  V.  3. 


SUR  LA  MORT.  4oi 

reux  moment  pour  un  chrétien ,  et  le  craindre,  et  le 
regarder  même  comme  le  plus  grand  des  malheurs, 
c'est  dire  anathème  à  Jésus-Christ;  c'est  ne  vouloir 
avoir  aucune  part  avec  lui;  c'est  renoncer  aux  pro- 
messes de  la  foi,  et  au  titre  glorieux  de  citoyen  du 
ciel  ;  c'est  chercher  notre  bonheur  sur  la  terre ,  dou- 
ter d'un  avenir,  regarder  la  religion  comme  un  songe, 
et  croire  que  tout  doit  finir  avec  nous. 

Non,  mes  frères,  la  mort  n'a  rien  que  de  doux  et 
de  désirable  pour  une  ame  juste.  Arrivée  à  cet  heu- 
reux moment,  elle  voit  sans  regret  périr  un  monde 
qui  ne  lui  avoit  jamais  paru  qu'un  amas  de  fumée , 
et  qu'elle  n'avoit  jamais  aimé.  Ses  yeux  se  ferment 
avec  plaisir  à  tous  ces  vains  spectacles  qu'offre  la 
terre,  qu'elle  avoit  toujours  regardée  comme  une  dé- 
coration d'un  moment,  et  dont  elle  n'avoit  pas  laissé 
de  craindre  les  dangereuses  illusions.  Elle  sent  sans 
inquiétude,  que  dis-je?  avec  plaisir,  ce  corps  mortel 
qui  avoit  été  la  matière  de  toutes  ses  tentations ,  et 
la  source  fatale  de  toutes  ses  foiblesses,  se  revêtir  de 
l'immortalité.  Elle  ne  regrette  rien  sur  la  terre  où 
elle  ne  laisse  rien,  et  d'où  son  cœur  s'envole  comme 
son  ame;  elle  ne  se  plaint  pas  même  d'être  enlevée 
au  milieu  de  sa  course,  et  de  finir  ses  jours  en  un  âge 
encore  florissant.  Au  contraire,  elle  remercie  son  li- 
bérateur d'avoir  abrégé  ses  peines  avec  ses  années, 
de  n'avoir  exigé  d'elle  que  la  moitié  de  sa  dette  pour 
le  prix  de  son  éternité,  et  d'avoir  consommé  dans 
peu  son  sacrifice,  de  peur  qu'un  plus  long  séjour 
dans  un  monde  corrompu  ne  pervertît  son  cœur.  Ses 

36 


4o2  SUR  LA  MORT. 

violences,  ses  austérités,  qui  avoient  tant  coûté  à  la 
foiblesse  de  sa  chair,  font  alors  la  plus  douce  de  ses 
pensées.  Elle  voit  que  tout  s'évanouit ,  hors  ce  qu'elle 
a  fait  pour  Dieu;  que  tout  l'abandonne,  ses  biens, 
ses  proches,  ses  amis,  ses  dignités,  hormis  ses  œu- 
vres, et  elle  est  transportée  de  joie  de  n'avoir  pas 
mis  sa  confiance  dans  la  faveur  des  princes,  dans  les 
enfants  des  hommes,  dans  les  vaines  espérances  de 
la  fortune,  dans  tout  ce  qui  va  périr;  mais  dans  le 
Seigneur  tout  seul  qui  demeure  éternellement,  et 
dans  le  sein  duquel  elle  va  trouver  la  paix  et  la  fé- 
licité que  les  créatures  ne  donnent  point.  Ainsi ,  tran- 
quille sur  le  passé,  méprisant  le  présent,  transpor- 
tée de  toucher  enfin  à  cet  avenir,  le  seul  objet  de  ses 
désirs,  voyant  déjà  le  sein  d'Abraham  ouvert  pour 
la  recevoir,  et  le  Fils  de  l'homme  assis  à  la  droite 
du  Père,  tenant  en  ses  mains  la  couronne  d'immor- 
talité, elle  s'endort  dans  le  Seigneur.  Elle  est  portée 
par  les  esprits  bienheureux  dans  la  demeure  des 
saints,  et  s'en  retourne  dans  le  lieu  d'où  elle  étoit 
sortie.  Puissiez-vous ,  mes  frères,  voir  ainsi  termi- 
ner votre  course!  c'est  ce  que  je  vous  souhaite.  Ainsi 
soit-il. 


ORAISON 

FUNÈBRE 

DE  LOUIS-LE-GRÂND, 

ROI  DE  FRANCE. 

PRONONCÉE  DANS  LA  SAINTE-CHAPELLE  DE  PARIS. 


Ecce  magnus  effectus  sum,  et  prœcessi  omnes  sapientia ,  qui 
fuerunt  ante  me  in  Jérusalem...  et  agnovi  quod  in  his  quoque  esset 
labor,  et  afjlictio  spîritus. 

Je  suis  devenu  grand  :  j'ai  surpassé  en  gloire  et  en  sagesse 
tous  ceux  qui  m'ont  précédé  dans  Jérusalem  ;  et  j'ai  l  econnu 
qu'en  cela  même  il  n'y  avoit  que  vanité  et  affliction  d'esprit. 

EccL.  I ,  i6,  17. 

Dieu  seul  est  grand,  mes  frères,  et  dans  ces  der- 
niers moments  sur-tout ,  où  il  préside  à  la  mort  des 
rois  de  la  terre  :  plus  leur  gloire  et  leur  puissance  ont 
éclaté,  plus,  en  s'évanouissant  alors,  elles  rendent 
hommage  à  sa  grandeur  suprême  :  Dieu  paroît  tout 
ce  quil  est,  et  Thomme  n'est  plus  rien  de  tout  ce 
qu'il  croyoit  être. 

Heureux  le  prince  dont  le  cœur  ne  s  est  point 

élevé  au  milieu  de  ses  prospérités  et  de  sa  gloire; 

26. 


4o4  ORAISON  FUNÈBRE 

qui,  semblable  à  Salomon,  n'a  pas  attendu  que  toute 
sa  grandeur  expirât  avec  lui  au  lit  de  la  mort,  pour 
avouer  qu'elle  n  étoit  que  vanité  et  affliction  d'es- 
prit ,  et  qui  s'est  humilié ,  sous  la  main  de  Dieu ,  dans 
le  temps  même  que  l'adulation  sembloit  le  mettre 
au-dessus  de  l'homme  ! 

Oui,  mes  frères,  la  grandeur  et  les  victoires  du 
roi  que  nous  pleurons  ont  été  autrefois  assez  pu- 
bliées :  la  magnificence  des  éloges  a  égalé  celle  des 
événements:  les  hommes  ont  tout  dit,  il  y  a  long- 
temps, en  pariant  de  sa  gloire.  Que  nous  reste-t-il 
ici,  que  d'en  parler  pour  notre  instruction? 

Ce  roi ,  la  terreur  de  ses  voisins ,  l'étonnement  de 
l'univers ,  le  père  des  rois  ;  plus  grand  que  tous  ses 
ancêtres ,  plus  magnifique  que  Salomon  dans  toute 
sa  gloire ,  a  reconnu  comme  lui  que  tout  étoit  vanité. 
Le  monde  a  été  ébloui  de  l'éclat  qui  Fenvironnoit; 
ses  ennemis  ont  envié  sa  puissance;  les  étrangers 
sont  venus  des  îles  les  plus  éloignées  baisser  les  yeux 
devant  la  gloire  de  sa  majesté;  ses  sujets  lui  ont  pres- 
que dressé  des  autels;  et  le  prestige  qui  se  formoit 
autour  de  lui  n'a  pu  le  séduire  lui-même. 

Vous  l'aviez  rempli,  ô  mon  Dieu  !  de  la  crainte  de 
votre  nom;  vous  l'aviez  écrit  sur  le  livre  éternel, 
dans  la  succession  des  saints  rois  qui  dévoient  gou- 
verner vos  peuples;  vous  l'aviez  revêtu  de  grandeur 
et  de  magnificence.  Mais  ce  n'étoit  pas  assez;  il  fal- 
loit  encore  qu'il  fût  marqué  du  caractère  propre  de 
vos  élus  :  vous  avez  récompensé  sa  foi  par  des  tribu- 
lations et  par  des  disgrâces.  L'usage  chrétien  des 


DE  LOUIS-LE-GRAND.  4o5 

prospérités  peut  nous  donner  droit  au  royaume  des 
cieux;  mais  il  ny  a  que  Faffliction  et  la  violence  qui 
nous  rassurent. 

Yoyons-nous  des  mêmes  yeux,  mes  frères,  la  vi- 
cissitude des  choses  humaines?  Sans  remonter  aux 
siècles  de  nos  pères ,  quelles  leçons  Dieu  n  a-t-il  pas 
données  au  nôtre  ?  Nous  avons  vu  toute  la  race  royale 
presque  éteinte  ;  les  princes ,  Fespérance  et  Tappui 
du  trône,  moissonnés  à  la  fleur  de  leur  âge;  Fépoux 
et  Fépouse  auguste,  au  milieu  de  leurs  plus  beaux 
jours  ,  enfermés  dans  le  même  cercueil ,  et  les  cendres 
de  Fenfant  suivre  tristement  et  augmenter  Fappareil 
lugubre  de  leurs  funérailles  ;  le  roi ,  qui  avoit  passé 
d'une  minorité  orageuse  au  régne  le  plus  glorieux 
dont  il  soit  parlé  dans  nos  histoires,  retomber  de 
cette  gloire  dans  des  malheurs  presque  supérieurs  à 
ses  anciennes  prospérités,  se  relever  encore  plus 
grand  de  toutes  ces  pertes,  et  survivre  à  tant  d'évé- 
nements divers  pour  rendre  gloire  à  Dieu,  et  s'affer- 
mir dans  la  foi  des  biens  immuables. 

Ces  grands  objets  passent  devant  nos  yeux  comme 
des  scènes  fabuleuses  :  le  cœur  se  prête  pour  un  mo- 
ment au  spectacle  ;  l'attendrissement  finit  avec  la  re- 
présentation,  et  il  semble  que  Dieu  n'opère  ici-bas 
tant  de  révolutions  que  pour  se  jouer  dans  l'univers  , 
et  nous  amuser  plutôt  que  nous  instruire. 

Ajoutons  donc  les  paroles  de  la  foi  à  cette  triste 
cérémonie,  qui  sans  cela  nous  prêcheroit  en  vain: 
racontons,  non  les  merveilles  d'un  règne  que  les 
hommes  ont  déjà  tant  exalté,  mais  les  merveilles  d© 


4o6  ORAISON  FUNÈBRE 

Dieu  sur  le  roi  qui  nous  est  ôté.  Rappelons  ici  ses 
vertus  plutôt  que  ses  victoires;  montrons-le  plus 
grand  encore  au  lit  de  la  mort  qu'il  ne  Fétoit  autre- 
fois sur  son  trône,  dans  les  jours  de  sa  gloire.  N'ô- 
tons  les  louanges  à  la  vanité  que  pour  les  rendre  à 
la  grâce.  Et  quoiqu'il  ait  été  grand  et  par  l'éclat  inouï 
de  son  régne ,  et  par  les  sentiments  héroïques  de  sa 
piété ,  deux  réflexions  sur  lesquelles  va  rouler  ce  de- 
voir de  religion  que  nous  rendons  à  la  mémoire  de 
très  haut,  très  puissant,  et  très  excellent  prince 
Louis  XIV  du  nom,  roi  de  France  et  de  Navarre,  ne 
parlons  de  la  gloire  et  de  la  grandeur  de  son  régne 
que  pour  en  montrer  les  écueils  et  le  néant  qu'il  a 
connus;  et  de  sa  piété,  que  pour  en  proposer  et  im- 
mortaliser les  exemples. 

PREMIÈRE  PARTIE, 

Tout  ce  qui  fait  la  grandeur  des  rois  sur  la  terre 
en  fait  aussi  le  danger.  Les  succès  éclatants  dans  la  .* 
guerre ,  la  magnificence  dans  la  paix,  l'élévation  des 
sentiments ,  et  la  majesté  dans  la  personne  ;  voilà  tout 
ce  que  la  vanité  peut  faire  souhaiter  aux  souverains; 
et  voilà  aussi  tout  ce  que  la  foi  doit  leur  faire  craindre. 

Le  roi ,  pour  qui  nous  prions ,  passa ,  pour  ainsi 
dire,  du  berceau  sur  le  trône:  il  ne  jouit  point  des 
avantages  de  la  vie  privée ,  toujours  utile  au  souve- 
rain ,  parcequ'elle  lui  apprend  à  connoître  les  hom- 
mes, et  que  les  hommes  lui  apprennent  à  se  con^ 
noître  lui-même. 


DE  LOUIS-LE-GRAND.  407 

Mais  Dieu ,  qui  veille  à  Tenfance  des  rois ,  et  qui , 
en  formant  leurs  premières  inclinations,  semble  for- 
mer les  destinées  publiques,  versa  de  bonne  beure 
dans  son  ame  ces  grandes  qualités  qui  suppléent  aux 
instructions ,  et  que  Finstruction  toute  seule  ne  donne 
pas  toujours. 

Les  troubles  d'une  longue  minorité  étant  calmés 
par  les  soins  d'une  régente  vertueuse  et  d'un  minis- 
tre habile ,  Louis ,  au  sortir  de  ces  nuages ,  commence 
à  se  montrer  à  ses  peuples.  La  jeunesse,  toujours 
plus  aimable,  ce  semble,  dans  les  princes;  cet  air 
grand  et  auguste,  qui  tout  seul  annonçoit  le  souve- 
rain, la  tendresse  perpétuelle  de  la  nation  pour  ses 
rois:  tout  le  rendit  maître  des  cœurs;  et  c'est  alors 
qu'un  prince  est  véritablement  roi ,  quand  l'amour 
des  peuples,  si  j  ose  parler  ainsi,  le  proclame. 

La  France  reprenoit  alors  cet  état  florissant,  qu'un 
nouveau  régne  semble  toujours  promettre  aux  em- 
pires. Les  dissensions  civiles  l'avoient  plus  aguer- 
rie et  purgée  de  mauvais  citoyens,  qu'épuisée.  Les 
grands ,  réunis  au  pied  du  trône,  ne  pensoient  plus 
qu'à  le  soutenir.  Les  guerres  étrangères  ,  et  qui  n'é- 
toient  encore  que  de  nation  à  nation,  occupoient 
la  valeur  de  ses  sujets,  sans  accabler  ses  peuples. 
Heureuse  si  elle  n'eût  pas  connu  depuis  toute  sa 
puissance;  et  si,  en  ignorant  combien  il  lui  étoit  aisé 
de  conquérir,  elle  n'eût  pas  senti  dans  la  suite  tout 
ce  qu'elle  pouvoit  perdre  ! 

Le  mariage  de  l'infante  d'Espagne  avec  Louis  ve- 
noit  de  suspendre  les  anciennes  jalousies ,  que  le  voi- 


4o8  ORAISON  FUNÈBRE 

sinage,  la  valeur,  la  puissance,  formoient  entre  les 
deux  nations.  Les  Pyrénées,  qui  les  avoient  vues  tant 
de  fois  se  disputer  la  victoire,  les  virent  mener  en 
triomphe  sur  les  mêmes  lieux  les  gages  augustes  de 
la  paix.  Le  lit  nuptial  fut,  pour  ainsi  dire,  dressé  sur 
le  champ  fameux  de  tant  de  batailles.  On  y  célébroit 
sans  le  savoir  la  naissance  future  d'un  souverain  que 
ce  mariage  devoit  un  jour  donner  à  TEspagne.  Mais 
ce  grand  jour ,  qui  enfanta  depuis  la  réunion  de  deux 
empires,  ne  put  encore  réunir  les  cœurs. 

La  régente  ne  survécut  pas  long-temps  à  la  joie 
d'une  cérémonie  qui  fut  le  fruit  de  sa  sagesse,  l'objet 
fixe  de  ses  désirs ,  et  qui  couronna  sa  glorieuse  ad- 
ministration. 

Le  grand  ministre  qui  Favoit  aidée  à  soutenir  le 
poids  des  affaires,  et  qui  avoit  su  sauver  la  France, 
malgré  la  France  conjurée  contre  lui ,  avoit  vu  peu  au- 
paravant expirer  avec  lui  une  autorité  que  la  France 
ne  souffrit  jamais  sans  jalousie  entre  les  mains  d'un 
étranger,  mais  que  les  orages  avoient  affermie. 

Louis  se  trouva  seul,  jeune,  paisible,  absolu, 
puissant ,  à  la  tête  d'une  nation  belliqueuse ,  maître 
du  cœur  de  ses  sujets  et  du  plus  florissant  royaume 
du  monde,  avide  de  gloire ,  environné  des  vieux  chefs, 
dont  les  exploits  passés  sembloient  lui  reprocher  le 
repos  où  il  les  laissoit  encore. 

Qu'il  est  difficile,  quand  on  peut  tout,  de  se  dé- 
fier qu'on  peut  aussi  trop  entreprendre! 

Les  succès  justifient  bientôt  nos  entreprises.  La 
Flandre  est  d'abord  revendiquée  comme  le  patrie 


DE  LOUIS-LE-GRAND.  409 

moine  de  Thérèse  ;  et  tandis  que  les  manifestes  éclair- 
cissent  notre  droit,  nos  victoires  le  décident. 

La  Hollande,  ce  boulevard  que  nous  avions  élevé 
nous-mêmes  contre  TEspagne,  tombe  sous  nos  coups  : 
ces  villes,  devant  lesquelles  Tintrépidité  espagnole 
avoit  tant  de  fois  échoué,  n'ont  plus  de  murs  à  Té- 
preuve  de  la  bravoure  françoise ,  et  Louis  est  sur  le 
point  de  renverser  en  une  campagne  l'ouvrage  lent 
et  pénible  de  la  valeur  et  de  la  politique  d'un  siècle 
entier. 

Déjà  le  feu  de  la  guerre  s'allume  dans  toute  l'Eu- 
rope :  le  nombre  de  nos  victoires  augmente  celui  de 
nos  ennemis;  et  plus  nos  ennemis  augmentent,  plus 
nos  victoires  se  multiplient.  L'Escaut,  le  Rhin,  le 
Pô ,  le  Ther,  n'opposent  qu'une  foible  digue  à  la  rapi- 
dité de  nos  conquêtes.  Toute  l'Europe  se  ligue,  et 
ses  forces  réunies  ne  servent  qu'à  montrer  la  supé- 
riorité des  nôtres;  les  mauvais  succès  irritent  nos 
ennemis  sans  les  désarmer  ;  leurs  défaites  ,  qui  doi- 
vent finir  la  guerre ,  l  éternisent  ;  tant  de  sang  déjà 
répandu  nourrit  les  haines,  loin  de  les  éteindre;  les 
traités  de  paix  ne  sont  que  comme  l'appareil  d'une 
nouvelle  guerre.  Munster,  Nimégue ,  Ryswich,  où 
toute  la  sagesse  de  l'Europe  assemblée  promettoit 
de  si  beaux  jours,  ne  forment  que  des  éclairs  qui 
annoncent  de  nouveaux  orages  :  les  situations  chan- 
gent, et  nos  prospérités  continuent.  La  monarchie 
n'avoit  pas  encore  vu  des  jours  si  brillants  :  elle  s'é- 
toit  relevée  autrefois  de  ses  malheurs;  elle  a  pensé 
périr  et  écrouler  sous  le  poids  de  sa  propre  gloire. 


iio  ORAISON  FUNÈBRE 

La  terre  toute  seule  ne  sembloitpas  même  suffire  à 
nos  triomphes  :  la  mer  encore  gémissoit  sous  le  nom- 
bre et  sous  la  grandeur  énorme  de  nos  navires.  Nos 
flottes  ,  qui  suffisoient  à  peine  sous  les  derniers  ré- 
gnes ,  pour  mettre  nos  côtes  à  couvert  de  Finsulte  des 
pirates ,  portoient  par-tout  au  loin  la  terreur  et  la  vic- 
toire. Les  ennemis  attaqués  jusque  dans  leurs  ports, 
avoient  paru  céder  à  Fétendard  de  la  France  Tem- 
pire  des  deux  mers.  La  Sicile ,  la  Manche,  les  îles 
du  Nouveau-Monde,  avoient  vu  leurs  ondes  rou- 
gies  par  les  défaites  les  plus  sanglantes.  Et  l'Afrique 
même,  encore  fière  d'avoir  vu  autrefois  échouer  sur 
ses  côtes  la  valeur  de  saint  Louis  et  toute  la  puis- 
sance de  Charles-Quint,  ne  trouvant  plus  d'asile  sous 
ses  remparts  foudroyés,  avoit  été  obligée  de  venir 
s'humilier  et  d'en  chercher  un  au  pied  du  trôue  de 
Louis. 

Nous  nous  élevions  de  tant  de  prospérités,  et  nous 
ne  savions  pas  que  l'orgueil  des  empires  est  toujours 
le  premier  signal  de  leur  décadence. 

Telle  fut  la  grandeur  de  Louis  dans  la  guerre.  Ja- 
mais la  France  n'avoit  mis  sur  pied  des  armées  si 
formidables;  jamais  l'art  militaire,  c'est-à-dire  l'art 
funeste  d'apprendre  aux  hommes  à  s'exterminer  les 
uns  les  autres  ,  n'avoit  été  poussé  si  loin  ;  jamais  tant 
de  généraux  fameux;  et,  pour  ne  parler  que  de  ces 
premiers  temps,  un  Condé,  dont  le  premier  coup 
d'œil  décidoit  toujours  de  la  victoire;  un  Turenne, 
qui,  plus  tardif  en  apparence,  n'en  étoit  que  plus 
sûr  du  succès;  un  Gréqui,  plus  grand  le  jour  de  sa 


DE  LOUIS-LE-GRAND.  4ii 

défaite  que  dans  les  jours  de  ses  triomphes;  un 
Luxembourg,  qui  sembloit  se  jouer  de  la  victoire; 
et  tant  d'autres  venus  depuis,  que  nos  annales  met- 
tront un  jour  parmi  les  Guesclins  et  les  Dunois  de 
notre  siècle. 

Mais,  hélas!  triste  souvenir  de  nos  victoires,  que 
nous  rappelez- vous?  Monuments  superbes,  élevés 
au  milieu  de  nos  places  publiques  pour  en  immor- 
taliser la  mémoire,  que  rappellerez-vous  à  nos  ne- 
veux, lorsqu'ils  vous  demanderont,  comme  autre- 
fois les  Israélites,  ce  que  signifient  vos  masses  pom- 
peuses et  énormes?  Quando  interrogavej^int  vos  filii 
vestri ,  dicentes:  Quid  sibi  volant  isti  lapides  ^'^  Vous 
leur  rappellerez  un  siècle  entier  d'horreur  et  de  car- 
nage ;  Félite  de  la  noblesse  Françoise  précipitée  dans 
le  tombeau  ;  tant  de  maisons  anciennes  éteintes  ;  tant 
de  mères  point  consolées,  qui  pleurent  encore  sur 
leurs  enfants;  nos  campagnes  désertes,  et,  au  lieu 
des  trésors  qu'elles  renferment  dans  leur  sein,  n'of- 
frant plus  que  des  ronces  au  petit  nombre  des  la- 
boureurs forcés  de  les  négliger  ;  nos  villes  désolées  ; 
nos  peuples  épuisés  ;  les  arts  à  la  fin  sans  émulation  ; 
le  commerce  languissant:  vous  leur  rappellerez  nos 
pertes  plutôt  que  nos  conquêtes,  Quando  inlerroga- 
verint  vos  filii  vestri,  dicentes:  Quid  sibi  volunt  isti 
lapides?  Vous  leur  rappellerez  tant  de  lieux  saints 
profanés;  tant  de  dissolutions  capables  d'attirer  la 
colère  du  ciel  sur  les  plus  justes  entreprises  ;  le  feu, 
le  sang,  le  blasphème,  l'abomination,  et  toutes  les 

'  Jos.  c.  4?  V.  6. 


4i2  ORAISON  FUNÈBRE 

horreurs  qu'enfante  la  guerre:  vous  leur  rappellerez 
nos  crimes  plutôt  que  nos  victoires  :  Quando  inter- 
rogaverint  vos  fila  vestri,  dicentes  :  Quid  sihi  volunt 
isti  lapides? 

O  fléau  de  Dieu  !  ô  guerre  !  cesserez-vous  enfin  de 
ravager  riiéritage  de  Jésus-Christ  !  O  glaive  du  Sei- 
gneur !  levé  depuis  long-temps  sur  les  peuples  et  sur 
les  nations,  ne  vous  reposerez-vous  pas  encore?  O 
mucro  Domini!  usquequo  non  quiesces^?  Vos  vengean- 
ces ,  ô  mon  Dieu  !  ne  sont-elles  pas  encore  accom- 
plies? N'auriez-vous  encore  donné  qu'une  fausse  paix 
à  la  terre?  L'innocence  de  Tauguste  enfant  que  vous 
venez  d'étahlir  sur  la  nation ,  ne  désarme-t-elle  pas 
votre  bras  plus  que  nos  iniquités  ne  Firritent?  Re- 
gardez-le du  haut  du  ciel,  et  n'exercez  plus  sur  nous 
des  châtiments  qui  n  ont  servi  jusqu'ici  qu'à  multi- 
pher  nos  crimes  :  0  mucro  Domini!  usqueqiio  non 
quiesces?  Ingredere  in  vaginam  tuam ,  refrigerare,  et 
si  le. 

Un  si  long  cours  de  prospérités  inouïes ,  qui  devoit 
un  jour  nous  coûter  si  cher,  éleva  bientôt  le  royaume 
à  un  point  de  gloire  et  de  magnificence  où  les  siè- 
cles passés  ne  l'avoient  pas  encore  vu.  La  France 
devint  comme  le  spectacle  pompeux  de  toute  l'Eu- 
rope. Que  de  maisons  royales  s'élevèrent,  demeure 
superbe  de  Louis ,  où  toutes  les  merveilles  de  l'Asie 
et  de  l'Italie  rassemblées,  sembloient  venir  rendre 
hommage  à  sa  grandeur  !  Paris ,  comme  Rome  triom- 
phante, s'embellissoit  des  dépouilles  des  nations.  La 

'  Jer.  c.  475  V.  6. 


DE  LOUIS-LE-GRAND.  4i3 

cour,  à  l'exemple  du  souverain,  plus  brillante  et 
plus  magnifique  que  jamais  ,  se  piqua  d'effacer  Fé- 
clat  des  cours  étrangères.  La  ville,  Timitatrice  éter- 
nelle de  la  cour,  en  copia  le  faste.  Les  provinces  à 
Fenvi  marchèrent  de  loin  sur  les  traces  de  la  ville. 
La  simplicité  des  anciennes  mœurs  changea  :  il  ne 
resta  plus  de  vestiges  de  la  modestie  de  nos  pères 
que  dans  leurs  vieux  et  respectables  portraits ,  qui , 
en  ornant  les  murs  de  nos  palais ,  nous  en  repro- 
choient  tout  bas  la  magnificence.  Le  luxe,  toujours 
le  précurseur  de  Findigence,  en  corrompant  les 
mœurs ,  tarit  la  source  de  nos  biens  ;  la  misère 
même  qu'il  avoit  enfantée  ne  put  le  modérer:  la  per- 
pétuelle inconstance  des  ornements  fut  un  des  at- 
tributs de  la  nation:  la  bizarrerie  devint  un  goût; 
nos  voisins  même,  à  qui  notre  faste  nous  rendoit  si 
odieux,  ne  laissèrent  pas  d'en  venir  chercher  chez 
nous  le  modèle;  et,  après  les  avoir  épuisés  par  nos 
victoires,  nous  sûmes  encore  les  corrompre  par  nos 
exemples. 

Cependant,  chaque  jour  embellissoit  le  régne  de 
Louis.  La  navigation,  plus  florissante  que  sous  les 
régnes  précédents  ,  étendit  notre  commerce  dans 
toutes  les  parties  du  monde  connu.  Des  hommes  ha- 
biles furent  envoyés  vers  les  côtes  les  plus  éloignées 
de  l'un  et  de  Fautre  hémisphère ,  pour  prendre  des 
points  fixes  et  en  perfectionner  les  connoissances. 
Un  édifice  célèbre '  s'éleva  hors  de  nos  murs,  où,  en 
observant  le  cours  des  astres  et  toute  la  magnificence 

'  L'Observatoire. 


4i4  ORAÏSON  FUNÈBRE 

des  deux,  on  marque  au  pilote  des  routes  certaines 
sur  la  vaste  étendue  de  l'océan,  et  on  apprend  au 
philosophe  à  s'humilier  sous  la  majesté  immense  de 
l'Auteur  de  l'univers.  Nos  flottes,  aidées  de  ces  se- 
cours, nous  apportoient  tous  les  ans,  comme  celles 
de  Salomon,  les  richesses  du  Nouveau-Monde.  Hé- 
las !  ces  nations  insulaires  et  simples  nous  envoyoient 
leur  or  et  leur  argent,  et  nous  leur  portions  peut-être 
en  échange,  au  lieu  de  la  foi,  nos  dérèglements  et 
nos  vices. 

Le  commerce ,  si  étendu  au-dehors ,  fut  facilité  au- 
dedans  par  des  ouvrages  dignes  de  la  grandeur  des 
Romains.  Des  rivières,  malgré  les  terres  et  les  col- 
lines qui  les  séparoient,  virent  réunir  leurs  eaux, 
et  porter  au  pied  des  murs  de  la  capitale  le  tribut 
et  les  richesses  diverses  de  chaque  province.  Les 
deux  mers  qui  entourent  et  qui  enrichissent  ce  vaste 
royaume  se  donnèrent  pour  ainsi  dire  la  main;  et 
un  canal  miraculeux,  par  la  hardiesse  et  les  tra- 
vaux incompréhensibles  de  l'entreprise,  rapprocha 
ce  que  la  nature  avoit  séparé  par  des  espaces  im- 
menses. 

Il  étoit  réservé  à  Louis  d'achever  ce  que  les  siè- 
cles précédents  de  la  monarchie  n'auroient  même 
osé  souhaiter;  c'étoit  le  régne  des  prodiges:  nos 
pères  ne  les  avoient  pas  même  imaginés  ,  et  nos  ne- 
veux n'en  verront  jamais  de  semblables;  mais,  plus 
heureux  que  nous,  ils  verront  peut-être  le  régne  de 
la  paix ,  de  la  frugalité,  et  de  l'innocence.  Qu'ils  n'ar- 
rivent jamais  au  comble  frivole  de  notre  gloire,  plu- 


DE  LOUIS-LE-GRAND.  4i5 

tôt  que  de  Tacheter  au  prix  des  vices  et  des  mal- 
heurs où  elle  nous  a  précipités  ! 

Il  est  vrai  que  les  soins  de  Louis,  pour  augmenter 
Féclat  et  le  bon  ordre  du  royaume ,  ne  se  proposoient 
point  de  bornes.  La  ville  régnante,  Tabord  de  toutes 
les  nations,  et  qui  rassemble  le  choix  comme  le  re- 
but de  nos  provinces,  vit  ce  nombre  prodigieux  d'ha- 
bitants si  différents  de  mœurs ,  d'intérêts ,  de  pays , 
vivre  comme  un  seul  homme.  La  police  y  ôta  au  crime 
la  sûreté  que  la  confusion  et  la  multitude  lui  avoient 
jusque-là  donnée.  Au  milieu  de  ce  chaos  régnèrent 
Tordre  et  la  paix ,  et ,  dans  ce  concours  innombrable 
d'hommes  si  inconnus  les  uns  aux  autres ,  nul  pres- 
que ne  fut  inconnu  à  la  vigilance  du  magistrat. 

Le  royaume  entier  changea  de  face  comme  la  ca- 
pitale :  la  justice  eut  des  lois  fixes  ;  et  le  bon  droit  ne 
dépendit  plus  ou  du  caprice  du  juge,  ou  du  crédit 
de  la  partie;  des  règlements  utiles,  et  qui  devien- 
dront la  jurisprudence  de  tous  les  régnes  à  venir, 
furent  publiés  ;  Tétude  du  droit  françois  et  du  droit 
public  se  ranima;  des  sénateurs  célèbres,  et  dont 
les  noms  formeront  un  jour  la  tradition  des  grands 
hommes  qui  embelliront  Thistoire  de  la  magistrature, 
ornèrent  nos  tribunaux;  Téloquence  et  la  science  des 
lois  et  des  maximes  brillèrent  dans  le  barreau,  et  la 
tribune  du  sénat  principal  devint  aussi  célèbre  par 
la  majesté  des  plaidoyers  publics,  que  Tavoit  été, 
sous  les  Hortense  et  sous  les  Cicéron ,  celle  de  Rome. 

A  quel  point  de  perfection  les  sciences  et  les  arts 
ne  furent-ils  pas  portés?  Vous  en  serez  les  monu- 


4i6  ORAISON  FUNÈBRE 

ments  éternels,  écoles  fameuses  rassemblées  autom^ 
du  trône,  et  qui  en  assurez  plus  Féclat  et  la  majesté 
que  les  soixante  vaillants  qui  environnoient  le  trône 
de  Salomon  '  !  l'émulation  y  forma  le  goût  ;  les  ré- 
compenses augmentèrent  l'émulation;  le  mérite,  qui 
se  multiplioit,  multiplia  les  récompenses. 

Quels  hommes  et  quels  ouvrages  vois-je  sortir  à- 
la-fois  de  ces  assemblées  savantes?  des  Phidias,  des 
Appelles,  des  Platons,  des  Sophocles,  des  Plantes, 
des  Démosthénes ,  des  Horaces  ;  des  hommes  et  des 
ouvrages,  au  goût  desquels  le  goût  des  âges  futurs 
de  la  monarchie  se  rappellera  toujours  ?  Je  vois  re- 
vivre le  siècle  d'Auguste  et  les  temps  les  plus  polis 
et  les  plus  cultivés  de  la  Grèce.  Il  falloit  que  tout  fût 
marqué  au  coin  de  Fimmortalité  sous  le  règne  de 
Louis,  et  que  les  époques  des  lettres  y  fussent  aussi 
célèbres  que  celles  des  victoires. 

La  France  a  retenti  long-temps  de  ces  pompeux 
éloges,  et  nous  nous  sommes  comme  rassasiés  là- 
dessus  de  nos  propres  louanges.  Mais,  le  dirai-je 
ici?  en  ajoutant  à  la  science,  nous  avons  ajouté  au 
travail  et  à  la  malice  ;  les  arts ,  en  flattant  la  curiosité , 
ont  enfanté  la  mollesse;  le  théâtre  plus  florissant, 
mais  toujours  le  triste  fruit  de  l'abondance ,  de  l'oi- 
siveté, et  de  la  corruption,  ou  à  donné  du  ridicule 
au  vice  sans  corriger  les  mœurs ,  ou  a  corrompu  les 
mœurs  en  rendant  le  vice  plus  aimable;  la  poésie, 
en  nous  rappelant  tout  le  sel  et  tous  les  agréments 

'  Cast.  c.  3,  V.  7. 


^1 


DE  LOUIS-LE-GRAND.  417 

des  anciens,  nous  en  a  rappelé  les  séductions  et  la 
licence  :  la  philosopliie  a  paru  perdre  du  côté  de  la 
simplicité  de  la  foi  ce  qu  elle  acquéroit  de  plus  sur 
les  connoissances  de  la  nature  :  Téloquence,  tou- 
jours flatteuse  dans  les  monarchies,  s'est  affadie  par 
des  adulations  dangereuses  aux  meilleurs  princes  ; 
enfin ,  la  science  même  de  la  religion ,  plus  exacte 
et  plus  approfondie,  et  d'où  dévoient  naître  la  paix 
et  la  vérité ,  a  dégénéré  en  vaines  subtilités,  et  éter- 
nisé les  disputes.  O  siècle  si  vanté!  votre  ignominie 
s^est  donc  multipliée  avec  votre  gloire^  !  mais  la  gloire 
appartenoit  à  Louis ,  et  Fabus  qu'on  en  a  fait  a  été 
notre  seul  ouvrage.  Ainsi  éclatoit  au  loin  la  grandeur 
et  la  réputation  de  la  France ,  tandis  qu'au  dedans 
elle  s'affoiblissoit  par  ses  propres  avantages. 

Je  ne  rappelle  ici  qu'une  partie  des  merveilles 
dont  vous  avez  été  témoins.  Tout  ce  qui  fait  la  gran- 
deur des  empires  se  trouvoit  réuni  autour  de  Louis. 
Des  ministres  sages  et  habiles ,  ressource  des  peu- 
ples et  des  rois  ;  nos  frontières  reculées ,  et  qui  sera- 
bloient  éloigner  de  nous  la  guerre  pour  toujours  ; 
des  forteresses  inaccessibles  élevées  de  toutes  parts, 
et  qui  paroissoientplus  destinées  à  menacer  les  états 
voisins  qu'à  mettre  nos  états  à  couvert;  l'Espagne, 
forcée  de  nous  céder,  par  un  acte  solennel,  la  pré- 
séance qu'elle  nous  avoit  jusque-là  disputée;  Rome 
même  désavouer,  par  un  monument  public,  le  droit 
des  gens  violé,  et  l'outrage  fait  à  une  couronne  de 

*  Osée,  c.  4?  v.  7. 

27 


4i8  ORAISON  FUNÈBRE 

qui  elle  tient  sa  splendeur  et  la  vaste  étendue  de  son 
patrimoine:  enfin,  le  souverain  lui-même  d'une  ré- 
publique florissante,  descendre  de  son  trône  d'où 
ses  prédécesseurs  netoient  pas  encore  descendus, 
quitter  ses  citoyens  et  sa  patrie ,  et  venir  meître  les 
marques  fastueuses  de  sa  dignité  aux  pieds  de  Louis 
pour  fléchir  sa  clémence. 

Grands  événements  qui  nous  attiroient  la  jalousie 
bien  plus  que  l'admiration  de  l'Europe  !  Et  des  évé- 
nements qui  font  tant  de  jaloux  peuvent  bien  em- 
bellir l'histoire  d'un  régne ,  mais  ils  n'assurent  ja- 
mais le  bonheur  d'un  état. 

Que  manquoit-il  dans  ces  temps  heureux  à  la 
gloire  de  Louis  ?  Arbitre  de  la  paix  et  de  la  guerre  ; 
maître  de  l'Europe  ;  formant  presque  avec  la  même 
autorité  les  décisions  des  cours  étrangères  que  celles 
de  ses  propres  conseils  ;  trouvant  dans  l'amour  de 
ses  sujets  des  ressources  qui,  en  tarissant  leurs 
biens ,  ne  pouvoient  épuiser  leur  zélé  ;  conservant 
sur  les  princes  issus  de  son  sang,  signalés  par  mille 
victoires,  un  pouvoir  aussi  absolu  que  sur  le  reste 
de  ses  sujets;  voyant  autour  de  son  trône  les  enfants 
de  ses  enfants,  le  père  d'une  nombreuse  postérité , 
le  patriarche,  pour  ainsi  dire,  de  la  famille  royale, 
et  élevant  tout  à-la-fois  sous  ses  yeux  les  successeurs 
des  trois  régnes  suivants.  Jamais  la  succession  royale 
n'avoit  paru  plus  affermie.  Nous  voyions  croître  au 
pied  du  trône  les  rois  de  nos  enfants  et  de  nos  ne- 
veux. Hélas  !  à  peine  en  reste-t-il  un  pour  nous- 
mêmes  ,  et  il  n'est  demeuré  qu'une  étincelle  dans  Is" 


DE  LOUIS-LE-GRAND.  419 

raël.  Mais  ne  hâtons  pas  ces  tristes  images  que  la 
constance  de  Louis  doit  nous  ramener  dans  la  suite 
de  ce  discours. 

Que  ces  jours  de  deuil  paroissoient  loin  de  nous 
en  ce  jour  brillant  où  nous  donnions  des  rois  à  nos 
voisins ,  et  où  l'Espagne  même ,  qui  depuis  si  long- 
temps usurpoit  une  de  nos  couronnes ,  vint  mettre 
toutes  les  siennes  sur  la  tête  d'un  des  petits-fils  de 
Louis  ! 

Ce  fut  ce  grand  jour  qu'il  parut,  comme  un  nou- 
veau Charlemagne,  établissant  ses  enfants  souve- 
rains dans  l'Europe  ;  voyant  son  trône  environné  de 
rois  sortis  de  son  sang,  réunissant  encore  une  fois, 
sous  la  race  auguste  des  Francs ,  les  peuples  et  les 
nations;  faisant  mouvoir  du  fond  de  son  palais  les 
ressorts  de  tant  de  royaumes  ;  et  devenu  le  centre  et 
le  lien  de  deux  vastes  monarchies,  dont  les  intérêts 
avoient  semblé  jusque-là  aussi  incompatibles  que  les 
humeurs. 

Jour  mémorable  !  il  est  vrai ,  vous  ne  serez  écrit 
sur  nos  fastes  qu'avec  le  sang  de  tant  de  François 
que  vous  avez  fait  verser  :  les  malheurs  que  vous 
prépariez  nous  ont  rendu  cette  gloire  triste  et  amère  : 
vos  dons  éclatants ,  en  flattant  notre  vanité ,  ont  hu- 
milié et  pensé  renverser  notre  puissance.  L'Espagne 
ennemie  n'avoit  pu  nous  nuire  :  l'Espagne  alliée  nous 
a  accablés  :  nos  disgrâces  seront  éternellement  gra- 
vées autour  de  la  couronne  qu'elle  a  mise  sur  la  tête 
d'un  de  nos  princes.  Mais  si  la  Castille  a  vu  notre  joie 
modérée  par  nos  pertes,  elle  ne  verra  jamais  notre 


420  ORAISON  FUNÈBRE 

estime  pour  sa  valeur  et  sa  fidélité,  et  notre  recon- 
noissance  pour  son  choix,  affoiblie. 

J'avoue,  mes  frères,  que  la  gloire  des  événements 
qui  embellit  un  régne  est  souvent  étrangère  au  sou- 
verain :  les  rois  ne  sont  grands  que  par  les  vertus 
qui  leur  sont  propres  :  leurs  succès  les  plus  éclatants 
peuvent  ne  couvrir  que  des  qualités  fort  obscures, 
et  prouver  qu'ils  sont  bien  servis,  plutôt  que  dignes 
de  commander. 

Mais  ici  nous  ne  craignons  pas  de  dépouiller  Louis 
de  tout  cet  éclat  qui  Tenvironnoit ,  et  de  vous  le  mon- 
trer lui-même.  Quelle  sagesse  et  quel  usage  des  af- 
faires! L'Europe  redoutoit  la  supériorité  de  ses  con- 
seils autant  que  celle  de  ses  armes  :  ses  ministres 
étudioient  sous  lui  Fart  de  gouverner;  sa  longue  ex- 
périence mûrissoit  leur  jeunesse,  etassuroit  leurs  lu- 
mières ;  les  négociations,  conduites  par  l'habileté, 
réussissoient  toujours  par  le  secret.  Quel  bonheur 
la  réputation  seule  du  gouvernement  ne  promettoit- 
elle  pas  à  la  France,  si  nous  eussions  su  nous  con- 
tenter de  la  gloire  et  de  la  sagesse?  Tous  les  rois 
voisins  qui,  en  naissant,  avoient  trouvé  Louis  déjà 
vieilli  sur  le  trône,  se  fussent  regardés  comme  les 
enfants  et  les  pupilles  d'un  si  grand  roi  :  il  n'eût  pas 
été  leur  vainqueur;  mais  il  étoit  assez  grand  pour  mé- 
priser les  triomphes  '  ;  et  il  eût  été  leur  tuteur  et  leur 
père. 

De  ce  fonds  de  sagesse  sortoit  la  majesté  répan- 

'  Jam  Caesar  tantus  erat,  ut  posset  triuinphos  conternnere. 
Flof.. 


DE  LOUIS-LE-GRAND.  421 

due  sur  sa  personne;  la  vie  la  plus  privée  ne  le  vit 
jamais  un  moment  oublier  la  gravité  et  les  bien- 
séances de  la  dignité  royale  ;  jamais  roi  ne  sut  mieux 
que  lui  soutenir  le  caractère  majestueux  de  la  sou- 
veraineté. Quelle  grandeur,  quand  les  ministres  des 
rois  venoient  aux  pieds  de  son  trône  !  quelle  préci- 
sion dans  ses  paroles  !  quelle  majesté  dans  ses  ré- 
ponses î  nous  les  recueillions  comme  les  maximes 
de  la  sagesse  ;  jaloux  que  son  silence  nous  dérobât 
trop  souvent  des  trésors  qui  étoient  à  nous;  et,  s'il 
m'est  permis  de  le  dire ,  qu'il  ménageât  trop  ses  pa- 
roles à  des  sujets  qui  lui  prodiguoient  leur  sang  et 
leur  tendresse. 

Cependant,  vous  le  savez,  cette  majesté  n'avoit 
rien  de  farouche:  un  abord  charmant,  quand  il  vou- 
loit  se  laisser  approcher;  un  art  d'assaisonner  les 
grâces,  qui  touchoit  plus  que  les  grâces  mêmes;  une 
politesse  de  discours  qui  trouvoit  toujours  à  placer 
ce  qu'on  aimoit  le  plus  à  entendre.  Nous  en  sortions 
transportés,  et  nous  regrettions  des  moments  que 
sa  solitude  et  ses  occupations  rendoient  tous  les  jours 
plus  rares.  Nation  fidèle ,  nous  aimons  de  tout  temps 
à  voir  nos  rois ,  et  les  rois  gagnent  toujours  à  se  mon- 
trer à  une  nation  qui  les  aime. 

Et  quel  roi  y  auroit  plus  gagné  que  Louis  ?  Vous 
pouvez  le  dire  ici  à  ma  place,  anciens  et  illustres  su- 
jets occupés  autour  de  sa  personne.  Au  milieu  de 
vous  ce  n'étoit  plus  ce  grand  roi ,  la  terreur  de  l'Eu- 
rope, et  dont  nos  yeux  pouvoient  à  peine  soutenir 
la  majesté;  c'étoit  un  maître  humain,  facile,  bien- 


422  ORAISOIS[  FUNÈBRE 

faisant,  affable:  l'éclat  qui  Tenvironnoit  le  déroboit 
à  nos  regards  ;  nous  ne  voyions  que  sa  gloire,  et  vous 
voyiez  toutes  ses  vertus. 

Un  fonds  d'honneur,  de  droiture,  de  probité,  de 
vérités,  qualités  si  essentielles  aux  rois,  et  si  rares 
pourtant  même  parmi  les  autres  hommes:  un  ami 
fidèle  ;  un  époux,  malgré  les  foiblesses  qui  partagèrent 
son  cœur,  toujours  respectueux  pour  la  vertu  de 
Thérèse  ;  condamnant,  pour  ainsi  dire,  par  ses  égards 
pour  elle,  l'injustice  de  ses  engagements,  et  renouant 
par  l'estime  un  lien  affsibli  par  les  passions;  un 
père  tendre,  plus  grand  dans  cette  histoire  domes- 
tique, qui  ne  passera  peut-être  point  à  nos  neveux, 
que  dans  les  événements  éclatants  de  son  régne, 
que  les  histoires  publiques  conserveront  à  la  postée 
ri  té. 

Mais  ces  vertus  humaines ,  que  sont-elles  devant 
Dieu,  quand  la  piété  ne  les  a  pas  sanctifiées?  Hélas! 
le  vain  sujet  souvent  des  louanges  des  hommes  et 
des  vengeances  du  Seigneur.  Mais  cette  gloire  si  cé' 
lébrée,  et  qui  a  fait  tant  de  jaloux  ou  de  flatteurs,  à 
quoi  méne-t-elle  pour  l'éternité,  si  l'on  ne  l'a  pas 
rendue  à  celui  à  qui  seul  la  gloire  est  due?  à  un  ju- 
gement plus  rigoureux ,  et  par  l'ambition  qui  tou^ 
jours  y  conduit,  et  par  l'orgueil  qu'elle  inspire.  Des- 
tinée terrible,  et  toujours  à  craindre  pour  les  plus 
grands  rois  sur-tout ,  vous  n'augmenterez  pas  le  deuil 
de  nos  prières,  et  vous  ne  troublerez  pas  la  paix  des 
offrandes  saintes  qui  reposent  sur  l'autel,  et  qui  vont 
solliciter  pour  Louis  le  Père  des  miséricordes. 


DE  LOUIS-LE-GRAND.  428 

Il  connut  le  néant  de  la  gloire  humaine  :  Et  agno- 
vit  qnod  in  his  quoque  essct  labor,  et  afflictio  spiritus  ; 
et  il  fut  encore  plus  grand  par  une  foi  humble  et  par 
une  piété  sincère ,  que  par  Téclat  de  sa  puissance  et 
de  ses  victoires. 

SECONDE  PARTIE. 

L'onction  sainte  répandue  sur  les  rois  consacre 
leur  caractère  et  ne  sanctifie  pas  toujours  leurs  per- 
sonnes :  Tétendue  de  leurs  devoirs  répond  à  celle  de 
leur  puissance  ;  le  sceptre  est  plutôt  le  titre  de  leurs 
soins  et  de  leur  servitude  que  de  leur  autorité  :  ils 
ne  sont  rois  que  pour  être  les  pères  et  les  pasteurs 
des  peuples;  ils  ne  sont  pas  nés  pour  eux  seuls;  et 
les  vertus  privées,  qui  assurent  le  salut  du  sujet, 
toutes  seules,  se  tourneroient  en  vices  pour  le  sou- 
verain. 

C'est  à  la  sublimité  de  ces  idées  primitives  que  l'É- 
criture rappelle  l'éloge  d'un  des  plus  saints  rois  de 
Juda.  Il  conserva  son  cœur  fidèle  à  Dieu  :  Gubernavit 
ad  Dominum  cor  ipsius  '  ;  c'est  le  devoir  essentiel  de 
Fhomme.  Il  renversa  les  abominations  de  l'impiété 
et  tous  les  monuments  de  Terreur  :  Tulit  abomina- 
liones  impietatis  ^  ;  c'est  le  zélé  du  souverain.  Il  af- 
fermit la  piété  dans  les  jours  de  péché  et  de  malice, 
en  l'honorant  de  ses  faveurs  et  de  sa  confiance: 
In  diebus  peccatorum  corroboravit  pietatem^  \  et  c'est 

*  EccL.  c.  49  î  V.  4-  —  '  Ibid.  49?  3.  —  '  Ibid.  49  7  4- 


4^4  ORAISON  FUNÈBRE 

l'exemple  que  doit  à  ses  sujets  celui  qui  en  est  le 
pasteur  et  le  père. 

Louis  porta  en  naissant  un  fonds  de  reli^^ion  et  de 
crainte  de  Dieu ,  que  les  égarements  même  de  Tâge 
ne  purent  jamais  effacer.  Le  sang  de  saint  Louis  et 
de  tant  de  rois  chrétiens  qui  couloit  dans  ses  veines; 
le  souvenir  encore  tout  récent  d'un  père  juste;  les 
exemples  d'une  mère  pieuse;  les  instructions  du  pré- 
lat irrépréhensible  qui  présidoit  à  son  éducation; 
d'heureuses  inclinations,  encore  plus  sûres  que  les 
instructions  et  les  exemples  :  tout  paroissoit  le  des- 
tiner à  la  vertu  comme  au  trône. 

Mais,  hélas  !  qu'est-ce  que  la  jeunesse  des  rois? 
une  saison  périlleuse  où  les  passions  commencent  à 
jouir  de  la  même  autorité  que  le  souverain ,  et  à  mon- 
ter avec  lui  sur  le  trône.  Et  que  pouvoit  attendre 
Louis,  sur-tout  dans  ce  premier  âge?  L'homme  le 
mieux  fait  de  sa  cour,  tout  brillant  d'agréments  et 
de  gloire  ;  maître  de  tout  vouloir,  et  ne  voulant  rien 
en  vain  ;  voyant  naître  tous  les  jours  sous  ses  pas  des 
plaisirs  nouveaux  qui  attendoient  à  peine  ses  désirs  ; 
ne  rencontrant  autour  de  lui  que  des  regards  tou- 
jours trop  instruits  à  plaire,  et  qui  paroissoient  tous 
réunis  et  conjurés  pour  plaire  à  lui  seul;  environné 
d'apologistes  des  passions ,  qui  souffloient  encore  le 
feu  de  la  volupté,  et  qui  cherclioient  à  effacer  ses 
premières  impressions  de  vertu ,  en  donnant  des 
titres  d'honneur  à  la  licence  :  au  milieu  d'une  cour 
polie,  où  la  mollesse  et  le  plaisir  ont  trouvé  de  tout 
temps  le  secret  de  s'allier,  et  même  d'al  1er  de  pair  avec 


DE  LOUIS-LE-GRAND.  425 

la  valeur  et  le  courage  ;  et  enfin ,  dans  un  siècle  où  le 
sexe ,  peu  content  d'oublier  sa  propre  pudeur,  sem- 
ble même  défier  ce  qui  peut  en  rester  encore  dans 
ceux  à  qui  il  veut  plaire. 

Et  cependant,  de Texemple du  prince,  quel  déluge 
de  maux  dans  le  peuple!  Ses  mœurs  forment  bien- 
tôt les  mœurs  publiques  :  l'imitation,  toujours  sûre 
de  plaire  et  d'attirer  des  grâces ,  réconcilie  l'ambi- 
tion avec  la  volupté  :  les  plaisirs,  d'ordinaire  gênés 
par  les  vues  de  la  fortune,  en  facilitent  les  avenues, 
et  en  deviennent  la  plus  sûre  route  :  des  écrivains 
profanes  vendent  leur  plume  à  l'iniquité ,  et  chan- 
tent des  passions  que  le  respect  tout  seul  auroit  dû 
ensevelir  dans  un  éternel  silence  :  de  nouveaux  spec- 
tacles s'élèvent  pour  en  faire  des  leçons  publiques  5 
tout  devient  la  passion  du  souverain. 

O  rois  des  peuples ,  dit  l'Esprit  de  Dieu  !  vous  qui , 
assis  sur  votre  trône,  voyez  avec  tant  de  complai- 
sance à  vos  pieds  la  multitude  des  nations,  c'est  à 
vous  que  j'adresse  ces  paroles.  Advos  ^oreges  ,sunthi 
sermones  mei  \  Souvenez-vous  que  la  puissance  vous 
a  été  donnée  d'en-haut,  que  l'usage  en  doit  être  saint, 
comme  l'origine  en  est  sainte;  qu'un  jugement  très 
dur  est  préparé  à  ceux  qui  sont  établis  pour  comman- 
der aux  autres ,  et  qu'à  l'étendue  de  l'autorité  l'abon- 
dance du  châtiment  est  presque  toujours  réservée. 

Mais  ici  les  miséricordes  éternelles  préparées  à 
Louis  commencent  à  se  manifester.  Dieu  le  prépare 
de  loin  à  la  vertu  en  armant  les  premiers  traits  de 

'  Sap.  c.  6,  V.  3,  4 7  5,  10. 


426  ORAISON  FUNÈBRE 

son  autorité  contre  les  vices.  L'usage  barbare  des 
duels ,  ancien  reste  de  la  férocité  de  nos  premiers 
conquérants,  que  la  religion  et  la  politesse  quelle 
met  dans  les  mœurs  n'avoient  pu  depuis  modérer, 
que  tant  de  rois  avoient  vainement  condamné ,  et  qui 
avoit  coûté  tant  de  sang  à  la  nation ,  fut  aboli  ;  et  Louis 
consacra  le  commencement  de  son  régne  par  une 
action  qui  assure  le  repos  et  la  tranquillité  de  tous 
les  régnes  à  venir. 

Oui,  mes  frères,  dans  le  temps  même  que  Louis 
paroissoit  encore  loin  du  Seigneur,  le  Seigneur  étoit 
déjà  près  de  lui  :  les  passions  mêmes  qui  blessent  son 
cœur,  respectent  sa  foi.  Quelle  horreur  pour  ce  genre 
d'hommes  qui  ne  goûtent  qu'à  demi  le  plaisir  s'il 
n'est  assaisonné  d'impiété,  et  qui  paroissent  ne  se 
souvenir  de  Dieu  que  pour  le  mettre  dans  leurs  af^^ 
freuses  débauches  !  L'impie  étoit  proscrit  dès-là  qu'il 
étoit  connu:  la  naissance  et  les  services,  loin  d'as^ 
surer  l'impunité  à  l'irréligion,  en  rendoient  le  châ^ 
timent  plus  éclatant  :  les  agréments  mêmes  de  l'es- 
prit, séduction  dont  on  a  tant  de  peine  à  se  défèndre, 
n'en  avoient  plus  pour  lui,  dès  qu'il  y  voyoit  luire 
une  étincelle  d'incrédulité.  Il  ne  connoissoit  point  de 
mérite  dans  l'homme  qui  ne  connoît  point  de  Dieu  ; 
et  l'impie,  qui  dit  anathème  au  ciel,  devenoit  à  l'in- 
stant pour  lui  l'anathème  de  la  terre. 

Ainsi  se  préparoit  l'ouvrage  de  la  sanctification 
de  Louis.  Mais  sortons  de  ces  temps  de  ténèbres  si 
inévitables  aux  rois ,  et  si  ordinaires  aux  autres  hom- 
mes ;  périssent  et  soient  à  jamais  effacés  de  notre 


DE  LOUIS-LE-GRAND.  '^i-^ 

souvenir  ces  jours  qu'il  a  effacés  par  ses  larmes  et 
par  sa  piété ,  et  que  le  Seigneur  a  sans  doute  oubliés  ! 
Les  premières  années  de  la  jeunesse  des  souverains , 
comme  les  commencements  de  leur  naissance,  se 
ressemblent  presque  toutes  :  Nemo  enim  ex  regihus 
aliud  habuit  nativitatis  initium  \  Mais  si  Louis  les  a 
suivis  dans  ces  premières  voies  des  passions,  où 
sont  les  rois  qui  aient  marché  depuis  avec  autant  de 
grandeur  et  de  fidélité  que  lui  dans  les  voies  de  la 
grâce?  Où  sont  même  ceux  de  ses  sujets  qui  vivoient 
sous  ses  yeux ,  et  que  leur  rang  approchoit  du  trône? 
Hélas  !  imitateurs  la  plupart ,  pour  ne  pas  dire  cou- 
pables  adulateurs  de  ses  foiblesses ,  ils  ont  peutrétre 
fini  par  censurer  sa  vertu. 

Et  quelle  vertu!  uniforme,  tendre,  constante.  On 
ne  vit  point  en  lui  de  ces  inégalités  de  piété  si  insé- 
parables de  Tinconstance  des  hommes,  que  l'unifor- 
mité toute  seule  lasse;  que  l'ennui  du  vice  attire  sou- 
vent tout  seul  à  la  nouveauté  de  la  vertu;  pour  qui 
l'usage  de  la  vertu  redevient  bientôt  un  nouvel  at- 
trait favorable  au  vice,  et  qui,  en  repassant  sans 
cesse  du  vice  à  la  vertu,  cherchent  plus  à  soulager 
leur  inconstance  qu'à  fixer  leur  infidélité. 

Dès  la  première  démarche  que  Louis  eut  faite  dans 
la  voie  de  Dieu,  il  y  marcha  toujours  d'un  pas  égal 
et  majestueux.  Un  jour  instruisoit  l'autre  jour,  et 
une  nuit  doiinoit  des  leçons  semblables  à  l'autre 
nuit.  L'histoire  de  sa  piété  est  l'histoire  d'une  de  ses 
journées;  et  hors  les  événements  inattendus,  qui 

'  Sap.  c.  7,  V.  5. 


428  ORAISON  FUNÈBRE 

montroient  en  lui  de  nouvelles  vertus,  la  vertu  du 
premier  jour  fut  celle  du  reste  de  sa  vie. 

Soins  immenses  du  gouvernement,  dont  il  portoit 
presque  tout  seul  le  poids ,  vous  n'interrompîtes  ja- 
mais l'exactitude  de  ses  devoirs  religieux  :  jamais  la 
vie  de  la  cour,  toujours  inégale ,  parcequ'elle  est  oi- 
seuse, ne  dérangea  la  respectable  uniformité  de  sa 
conduite;  et  dans  un  lieu  où  le  caprice  et  le  loisir 
sont  si  ingénieux  à  varier  les  jours  et  les  moments, 
Louis  seul  étoit  le  point  fixe  où  tous  les  jours  et  tous 
les  moments  se  trouvoient  les  mêmes  ;  vertu  rare , 
dans  les  princes  sur-tout,  que  rien  ne  contraint,  et 
en  ([ui  Finconstance  de  l'imagination  est  sans  cesse 
réveillée  par  le  choix  et  la  multiplicité  des  res- 
sources. 

La  piété  et  la  bonne  foi  des  dispositions  répon- 
doit  à  Texactitude  des  devoirs.  Quelle  profonde  re- 
ligion au  pied  des  autels  1  Avec  quel  respect  venoit- 
il  courber  devant  la  gloire  du  sanctuaire  cette  tête 
qui  portoit  pour  ainsi  dire  l'univers ,  et  que  l'âge ,  la 
majesté,  les  victoires,  rendoient  encore  moins  au- 
guste que  la  piété  !  Quelle  terreur  en  approchant  des 
mystères  saints  et  de  cette  viande  céleste,  qui  fait 
les  délices  des  rois  !  Quelle  attention  à  la  parole  de 
vie  1  et  malgré  les  dégoûts  et  les  censures  d'une  cour 
éclairée  et  difficile,  quel  respect  pour  la  sainte  li- 
berté du  ministère  et  pour  les  défauts  mêmes  du 
ministre!  «  Il  nous  en  a  dit  assez  pour  nous  corri- 
«ger,»  répondoit-il  à  ceux  de  sa  cour  qui  parois- 
soient  mécontents  de  l'instruction.  Quelle  tendresse 


DE  LOUIS-LE-GRAND.  429 

de  conscience!  quelle  horreur  pour  les  plus  légères 
transgressions!  Tout  le  bien  qui  lui  fut  montré,  il 
Faima;  et  s'il  n accomplit  pas  toute  justice,  c'est 
qu'elle  ne  lui  fut  pas  toute  connue.  C'est  la  destinée 
des  meilleurs  rois;  c'est  le  malheur  du  rang  plutôt 
que  le  vice  de  la  personne. 

Mais  l'épreuve  la  moins  équivoque  d'une  vertu 
solide,  c'est  l'adversité.  Et  quels  coups,  ô  mon  Dieu! 
ne  prépariez-vous  pas  à  sa  constance  î  Ce  grand  roi , 
que  la  victoire  avoit  suivi  dès  le  berceau,  et  qui 
comptoit  ses  prospérités  par  les  jours  de  son  régne  : 
ce  roi,  dont  les  entreprises  toutes  seules  annonçoient 
toujours  le  succès,  et  qui,  jusque-là,  n'ayant  jamais 
trouvé  d'obstacle,  n'avoit  eu  qu'à  se  défier  de  ses 
propres  désirs;  ce  roi,  dont  tant  d'éloges  et  de  tro- 
phées publics  avoient  immortalisé  les  conquêtes,  et 
qui  n'avoit  jamais  eu  à  craindre  que  les  écueils  qui 
naissent  du  sein  même  de  la  louange  et  de  la  gloire; 
ce  roi ,  si  long-temps  maître  des  événements ,  les  voit , 
par  une  révolution  subite,  tous  tournés  contre  lui. 
Les  ennemis  prennent  notre  place  :  ils  n'ont  qu'à  se 
montrer,  la  victoire  se  montre  avec  eux;  leurs  pro- 
pres succès  les  étonnent;  la  valeur  de  nos  troupes 
a  semblé  passer  dans  leur  camp;  le  nombre  prodi- 
gieux de  nos  armées  en  facilite  la  déroute  ;  la  diver- 
sité des  lieux  ne  fait  que  diversifier  nos  malheurs  ; 
tant  de  champs  fameux  de  nos  victoires  sont  surpris 
de  servir  de  théâtres  à  nos  défaites;  le  peuple  est 
consterné;  la  capitale  est  menacée;  la  misère  et  la 
mortalité  semblent  se  joindre  aux  ennemis  :  tous  les 


4do  oïiAioUIN  FUNÈBRE 

maux  paroissent  réunis  sur  nous  ;  et  Dieu,  qui  nous 
en  préparoit  les  ressources,  ne  nous  les  ruontroit 
pas  encore  :  Denain  et  Landrecies  étoient  encore  ca- 
chés dans  les  conseils  éternels.  Cependant  notre  cause 
étoit  juste  :  mais  Favoit-elle  toujours  été?  Et  que  sais- 
je,  si  nos  dernières  défaites  n'expioient  pas  Téquité 
douteuse  ou  l'orgueil  inévitable  de  nos  anciennes 
victoires? 

Louis  le  reconnut;  il  le  dit  :  «  J'avois  autrefois  en- 
«  trepris  la  guerre  légèrement,  et  Dieu  avoit  semblé 
«  me  favoriser;  je  la  fais  pour  soutenir  les  droits  lé- 
«  gitimes  de  mon  petit-fils  à  la  couronne  d'Espagne, 
«  et  il  m'abandonne;  il  me  préparoit  cette  punition 
«  que  j'ai  méritée.  »  Il  s'humilia  sous  la  main  qui  s'ap- 
pesantissoit  sur  lui  ;  sa  foi  ôta  même  à  ses  malheurs 
la  nouvelle  amertume  que  le  long  usage  des  prospé- 
rités leur  donne  toujours  ;  sa  grande  ame  ne  parut 
point  émue  :  au  milieu  de  la  tristesse  et  de  l'abatte- 
ment de  la  cour,  la  sérénité  seule  de  son  auguste 
front  rassuroit  les  frayeurs  publiques.  Il  regarda  les 
châtiments  du  ciel  comme  la  peine  de  l'abus  qu'il 
avoit  fait  de  ses  faveurs  passées  :  il  répara,  par  la 
plénitude  de  sa  soumission,  ce  qui  pouvoit  avoir 
manqué  autrefois  à  sa  reconnoissailce.  Il  s'étoit  peut- 
être  attribué  la  gloire  des  événements;  Dieu  la  lui 
ôte  pour  lui  donner  celle  de  la  soumission  et  de  la 
constance. 

Mais  le  temps  des  épreuves  n'est  pas  encore  fini. 
Vous  l'avez  frappé  dans  son  peuple,  ô  mon  Dieu  ! 
comme  David;  vous  le  frappez  encore  comme  lui 


DE  LOUIS-LE-GRAND.  43i 

dans  ses  enfants  :  il  vous  avoit  sacrifié  sa  gloire,  et 
vous  voulez  encore  le  sacrifice  de  sa  tendresse. 

Que  vois-je  ici  !  et  quel  spectacle  attendrissant 
même  pour  nos  neveux ,  quand  ils  en  liront  l'his- 
toire !  Dieu  répand  la  désolation  et  la  mort  sur  toute 
la  maison  royale.  Que  de  têtes  augustes  frappées  ! 
que  d'appuis  du  trône  renversés!  Le  jugement  com- 
mence par  le  premier-né  ;  sa  bonté  nous  promettoit 
des  jours  heureux  ;  et  nous  répandîmes  ici  nos  prières 
et  nos  larmes  sur  ses  cendres  chères  et  augustes. 
Mais  il  nous  restoit  encore  de  quoi  nous  consoler. 
Elles  n'étoient  pas  encore  essuyées  nos  larmes,  et 
une  princesse  aimable  qui  délassoit  Louis  des  soins 
de  la  royauté ,  est  enlevée ,  dans  la  plus  belle  saison 
de  son  âge,  aux  charmes  delà  vie,  à  l'espérance  d'une 
couronne  et  à  la  tendresse  des  peuples  qu'elle  com- 
mençoit  à  regarder  et  à  aimer  comme  ses  sujets.  Vos 
vengeances ,  ô  mon  Dieu  !  se  préparent  encore  de 
nouvelles  victimes  ;  ses  derniers  soupirs  soufflent  la 
douleur  et  la  mort  dans  le  cœur  de  son  royal  époux  ^. 
Les  cendres  du  jeune  prince  se  hâtent  de  s'unir  à 
Celles  de  son  épouse  ;  il  ne  lui  survit  que  les  moments 
rapides  quil  faut  pour  sentir  qu'il  Ta  perdue;  et 
nous  perdons  avec  lui  les  espérances  de  sagesse  et 
de  piété  qui  dévoient  faire  revivre  le  régne  des  meil- 
leurs rois  et  les  anciens  jours  de  paix  et  d'innocence. 

Arrêtez ,  grand  Dieu  !  montrerez-vous  encore  votre 
colère  et  votre  puissance  contre  l'enfant  qui  vient  de 

'  Adélaïde  de  Savoie, 
îje  duc  de  Bourgogne. 


432  ORAISON  FUNÈBRE 

naître?  voulez-vous  tarir  la  source  de  la  race  royale? 
et  le  sang  de  Charlemagne  et  de  saint  Louis ,  qui  ont 
tant  combattu  pour  la  gloire  de  votre  nom ,  est-il  de- 
venu pour  vous  comme  le  sang  d'Achab  et  de  tant  de 
rois  impies  do  ut  vous  exterminiez  toute  la  postérité? 

Le  glaive  est  encore  levé,  mes  frères;  Dieu  est 
sourd  à  nos  larmes ,  à  la  tendresse  et  à  la  piété  de 
Louis.  Cette  fleur  naissante,  et  dont  les  premiers 
jours  étoient  si  brillants,  est  moissonnée',  et  si  la 
cruelle  mort  se  contente  de  menacer  celui  qui  est 
encore  attaché  à  la  mamelle^,  ce  reste  précieux  que 
Dieu  vouloit  nous  sauver  de  tant  de  pertes,  ce  n'est 
que  pour  finir  cette  triste  et  sanglante  scène  par  nous 
enlever  le  seul  des  trois  princes^  qui  nous  restoit 
encore  pour  présider  à  son  enfance,  et  le  conduire 
ou  l'affermir  sur  le  trône. 

Au  milieu  des  débris  lugubres  de  son  auguste 
maison,  Louis  demeure  ferme  dans  la  foi.  Dieu  souf- 
fle sa  nombreuse  postérité,  et  en  un  instant  elle  est 
effacée  comme  les  caractères  tracés  sur  le  sable.  De 
tous  les  princes  qui  Fenvironnoient,  et  qui  formoient 
comme  la  gloire  et  les  rayons  de  sa  couronne,  il  ne 
reste  qu  une  foible  étincelle  sur  le  point  même  alors 
de  s'éteindre.  Mais  le  fonds  de  sa  foi  ne  peut  être 
épuisé  par  ses  malheurs  :  il  espère,  comme  Abra- 
ham, que  le  seul  enfant  de  la  promesse  ne  périra 

*  Mort  du  duc  de  Bretagne,  frère  aîné  de  Louis  XV,  arrivée 
encore  peu  de  jours  après. 

*  Le  roi  Louis  XV  fut  alors  à  l'extrémité. 

'  Mort  du  duc  de  Berri,  oncle  du  roi  Louis  XV. 


DE  LOUIS-LE-GRAND.  433 

point;  il  adore  celui  qui  dispose  des  sceptres  et 
des  couronnes,  et  voit  peut-être  dans  ces  pertes 
domestiques  la  miséricorde  qui  expie  et  qui  achève 
d'effacer  du  livre  des  justices  du  Seigneur  ses  an- 
ciennes passions  étrangères. 

Louis  conserva  donc  à  Dieu  un  cœur  fidèle  :  Gu- 
bernavit  ad  Dominum  cor  ipsius;  et  c'est  là  le  devoir 
essentiel  de  Thomme.  Mais  jusquoù  ne  porta-t-il 
point  son  zèle  pour  FÉglise,  cette  vertu  des  souve- 
rains ,  qui  n'ont  reçu  le  glaive  et  la  puissance  que 
pour  être  les  appuis  des  autels  et  les  défenseurs  de 
sa  doctrine?  Tulit  abominationes  impietatis. 

Ici  les  événements  parlent  pour  moi  :  et  les  plaintes 
séditieuses  de  Fhérésie  chassée  du  royaume  qui  ont 
si  long-temps  retenti  dans  toute  l'Europe,  et  les  cla- 
meurs des  faux  prophètes  dispersés ,  qui  sonnoient 
par-tout,  à  l'exemple  de  leurs  pères,  le  signal  de  la 
guerre  et  de  la  vengeance  contre  Louis,  ont  fait 
avant  nous  l'éloge  de  son  zèle. 

Spécieuse  raison  d'état,  en  vain  vous  opposâtes  à 
Louis  les  vues  timides  de  la  sagesse  humaine;  le 
corps  de  la  monarchie  affoibli  par  l'évasion  de  tant 
de  citoyens  ;  le  cours  du  commerce  ralenti ,  ou  par  la 
privation  de  leur  industrie ,  ou  par  le  transport  furtif 
de  leurs  richesses;  les  nations  voisines,  protectrices 
de  l'hérésie ,  prêtes  à  s'armer  pour  la  défendre.  Les 
périls  fortifient  son  zèle;  l'œuvre  de  Dieu  ne  craint 
point  les  hommes  ;  il  croit  même  affermir  son  trône 
en  renversant  celui  de  l'erreur;  les  temples  profanes 

sont  détruits;  les  chaires  de  séduction  abattues;  les 

28 


434  ORAISON  FUNÈBRE 

prophètes  de  mensonge  arrachés  des  troupeaux  qu'ils 
séduisoient;  les  assemblées  étrangères  réunies  à  ras- 
semblée des  fidèles.  Le  mur  de  séparation  est  ôté; 
nos  frères  viennent  retrouver  aux  pieds  de  nos  au- 
tels, avec  les  tombeaux  de  leurs  ancêtres,  les  titres 
domestiques  de  la  foi  dont  ils  avoient  dégénéré  ;  le 
temps,  la  grâce,  l'instruction,  achèvent  peu  à  peu 
un  changement,  dont  la  force  n'obtient  jamais  que 
les  apparences;  et  Terreur,  qui,  née  en  France, 
sembloit  y  avoir  jeté  des  racines  éternelles  ;  et  cette 
zizanie,  qui  tant  de  fois  avoit  pensé  étouffer  parmi 
nous  le  bon  grain;  et  Thérésie,  depuis  si  long-temps 
redoutable  au  trône  par  la  force  de  ses  places ,  par 
la  faiblesse  des  règnes  précédents  forcés  à  la  tolérer, 
par  un  déluge  de  sang  françois  qu'elle  avoit  fait 
verser,  par  le  nombre  de  ses  partisans,  et  par  la 
science  orgueilleuse  de  ses  docteurs,  par  Tappui  de 
tant  de  nations,  et  même  par  l'ancien  souvenir  et 
l'injustice  de  cette  journée  sanglante,  qui  devroit 
être  effacée  de  nos  annales ,  que  la  piété  et  l'huma- 
nité désavoueront  toujours;  et  qui^  en  voulant  l'é- 
craser sous  un  de  nos  derniers  rois ,  ranima  sa  force 
et  sa  fureur,  et  fit,  si  je  l'ose  dire,  de  son  sang,  la 
semence  de  nouveaux  disciples  ;  l'hérésie ,  à  l'abri  de 
tant  de  remparts ,  tombe  au  premier  coup  que  Louis 
lui  porte ,  disparoît ,  et  est  réduite ,  ou  à  se  cacher 
dans  les  ténèbres  d'où  elle  étoit  sortie,  ou  à  passer 
les  mers ,  et  à  porter ,  avec  ses  faux  dieux ,  sa  rage  et 
son  amertume  dans  les  contrées  étrangères. 

Heureuse  si  la  soumission  eût  précédé  les  châti- 


DE  LOUIS-LE-GRAND.  435 

ments;  si,  au  lieu  de  céder  à  Tautorité,  elle  n'eût 
cédé  qu'à  fa  vérité;  et  si  ses  sectateurs,  contents  la 
plupart  d'obéir  en  apparence  au  souverain ,  n'eussent 
tiré  d'autre  avantage  du  zélé  de  Louis  que  de  laisser 
à  leurs  enfants  et  à  leurs  neveux  le  bonheur  d'obéir 
aujourd'hui  à  l'Église!  Mais  enfin  la  France,  à  la 
gloire  éternelle  de  Louis,  est  purgée  de  ce  scandale; 
la  contagion  ne  se  perpétue  plus  dans  les  familles; 
il  n'y  a  plus  parmi  nous  qu'un  bercail  et  un  pasteur: 
et  si  la  crainte  fit  alors  des  hypocrites ,  l'instruction 
a  fait  depuis,  de  ceux  qui  sont  venus  après  eux,  de 
véritables  fidèles. 

Aussi,  sous  quelque  couleur  que  l'erreur  cherchât 
à  reparoître,  elle  réveilloit  également  le  zèle  et  la 
piété  de  Louis.  Vaines  idées  de  perfection,  qui ,  sous 
prétexte  d'élever  l'homme  jusqu'à  Dieu,  le  laissiez 
tout  entier  à  lui-même,  et  lui  faisiez  de  la  pureté 
sublime  de  sa  vertu  la  *sûreté  de  son  libertinage! 
nouveau  système  d'oraison ,  si  inconnu  à  la  simpli- 
cité de  la  foi,  et  qui  mettiez  l'acquiescement  oiseux 
et  le  fanatisme  de  vos  prières  à  la  place  des  devoirs 
et  des  violences  de  l'Évangile  !  doctrine  impie  et  ri- 
dicule, qui  cherchiez  à  persuader  en  secret  que  la 
prière,  qui  seule  nous  obtient  la  grâce  de  surmonter 
les  tentations,  nous  donne  elle-même  le  droit  d'y 
succomber  sans  crime  !  Louis  eut  horreur  de  vos 
blasphèmes;  il  arma  le  zélé  de  l'Église  contre  les 
pièges  mystérieux  que  vous  tendiez  à  la  piété  ;  et  le 
grand  évêque  '  qui ,  pour  démêler  vos  illusions ,  s'en 

'  M.  de  Fénelon,  archevêque  de  Cambrai. 

28. 


436  ORAISON  FUNÈBRE 

étoit  presque  laissé  éblouir,  plus  séduit  ^ar  son 
amOur  pour  la  prière  que  par  les  fausses  maximes 
qui  en  abusoient,  se  joignit  à  la  voix  unanime  des 
pasteurs  contre  lui-même,  laissa  un  exemple  à  Fé- 
piscopat  qui  sauveroit  à  TÉglise  bien  des  scandales 
s'il  étoit  imité;  et  changea,  par  la  candeur  et  la 
promptitude  de  sa  soumission ,  les  éclairs  et  les  fou- 
dres de  FÉglise  qui  le  menaçoient  en  une  pluie  abon- 
dante de  grâces  et  de  bénédictions  pour  lui  :  Fulgura 
in  pluviam fecit\ 

Mais  l'homme  ennemi  veille  toujours  pour  semer 
des  scandales  dans  le  chemin  du  Seigneur.  La  vérité 
a  triomphé  de  l'hérésie  et  du  fanatisme  ;  mais  la  paix 
que  nous  attendions  n'est  point  encore  venue  :  Ex- 
pectavtmus  pacem ,  et  non  erat  bonum"^.  Les  mystères 
de  la  grâce,  où  l'orgueil  de  l'esprit  humain  a  si  sou- 
vent échoué,  échauffent  de, nouveau  les  esprits;  les 
pasteurs  de  l'Église ,  qui ,  toujours  unis  entre  eux , 
ne  devroient  jamais  prendre  les  armes  que  contre  les 
ennemis  du  dehors,  se  divisent,  comme  s'ils  avoient 
des  intérêts  et  des  espérances  différentes  ;  les  esprits 
s'aigrissent,  les  disputes  s'animent;  ce  n'est  par-tout 
que  trouble  et  que  confusion.  Grand  Dieu!  à  quoi 
aboutiront  ces  dissensions  funestes?  Un  siècle  entier 
de  contestations  ne  devroit-il  pas  en  avoir  enfin  ra- 
lenti la  fureur?  Les  troupes  des  Philistins  nous  en- 
vironnent; au  lieu  de  nous  réunir  pour  repousser 
les  infidèles,  c'est  nous-mêmes  qui  leur  fournissons 
des  prétextes  spécieux  d'insulter  aux  armées  du  Dieu 

'  Ps.  i34,  V,  7.  —  '  JEnEM.  c.  8,  V.  i5. 


•  DE  LOUIS-LE-GRAND.  437 

vivant.  Mais  laissons  une  matière  dont  le  seul  récit 
ne  peut  qu  affliger  les  enfants  de  FÉglise  qui  ont  quel- 
que amour  pour  cette  mère  commune  des  fidèles  :  il 
suffit  à  mon  sujet  de  dire  que  Louis  n  eut  rien  tant 
à  cœur  que  de  voir  la  concorde  et  Funion  régner 
parmi  les  pasteurs;  la  foi  maintenue  dans  la  pureté; 
les  fidèles  point  partagés  entre  Paul,  Apollon,  ou 
Céphas,  mais  uniquement  attachés  à  Jésus-Christ 
et  à  son  Église;  et  que  c'étoit  là  constamment  le  but 
de  toutes  ses  démarches.  Dieu  ne  lui  a  pas  donné  la 
•consolation  avant  de  mourir  de  voir  finir  nos  tristes 
dissensions  ;  mais  avec  quelle  douleur  les  voyoit-il  se 
perpétuer  dans  son  royaume!  Les  malheurs  de  Fétat 
le  trouvoient  constant;  les  troubles  de  la  religion  fié- 
trissoient  son  cœur,  et  effaçoient  Fauguste  sérénité 
de  son  visage;  et  dans  le  lit  même  de  sa  douleur  et 
de  sa  mort,  comme  un  autre  Théodose  mourant,  les 
maux  de  FÉghse  Foccupoient  plus,  le  touchoient 
plus  que  les  horreurs  de  la  mort  dont  il  étoit  envi- 
ronné: Qui  cumjam  corpore  solveretur,  magis  de  statu 
Ecclesiarum  ,  cjuam  de  suis  periculis  angebatur^ . 

Tout  ce  qui  pouvoit  avancer  les  intérêts  de  la  re- 
ligion devenoit  un  intérêt  d'état  pour  lui.  Avec  quelle 
magnificence  ouvroit-il  son  royaume  et  ses  trésors  à 
un  roi^  et  à  une  reine  pieuse,  qui ,  pour  avoir  voulu 
faire  remonter  la  foi  sur  le  trône  de  leurs  ancêtres, 
en  avoient  été  eux-mêmes  chassés!  Une  nation  vail- 

'  S.  Amb.  in  Orat.  funeb.  Theod. 

*  Le  roi  Jacques II,  et  la  reine  sa  femme,  chassés  d'Angleterre , 
et  re'fugiés  en  France. 


438  ORAISON  FUNÈBRE  * 

]ante,  mais  aussi  orageuse  que  la  mer  qui  Tenvi- 
ronne ,  et  accoutumée  à  donner  de  semblables  spec- 
tacles à  l'Europe,  s'ébranle,  s'agite,  se  soulève,  et 
jette  hors  de  son  sein  ces  sacrés  dépôts.  Louis, 
seul  de  tous  les  souverains  que  cet  outrage  intéres- 
soit  tous,  court  au-devant  d'eux,  les  essuie  du  nau- 
frage, offre  un  asile  à  la  religion  et  à  la  royauté  fu- 
gitives, s'arme  pour  venger  la  majesté  des  rois  et 
la  sainteté  de  la  foi ,  foulées  aux  pieds  en  leurs  per- 
sonnes; attire  sur  ses  états  les  fureurs  d'une  ligue 
redoutable ,  et  les  calamités  d'une  longue  guerre  qui 
n'a  pensé  finir  qu'avec  la  monarchie  ;  et  s'il  n'a  pas 
eu  la  gloire  de  leur  rendre  leur  couronne,  il  a  eu  le 
mérite  d'exposer  la  sienne. 

Mais  si  son  zélé  pour  la  défense  de  la  foi  sembloit 
croître  et  se  ranimer  avec  son  grand  âge,  rappelez- 
vous  quels  furent  ses  soins  pour  le  rétablissement 
de  la  piété  en  ces  jours  de  péché  et  de  malice:  Corro- 
horavit  pielatem  in  diehus  peccatorum  ;  et  c'est  l'exem- 
ple que  doit  le  pasteur  et  le  père  de  ses  sujets. 

Vous  le  savez,  mes  frères,  la  source  de  Ist  régula- 
rité et  de  la  pureté  des  mœurs  publiques  est  toujours 
dans  le  zélé  et  dans  la  sainteté  des  évéques  établis 
pour  être  la  forme  du  troupeau,  pour  le  sanctifier, 
et  pour  le  conduire:  aux  soins  et  aux  exemples  des 
premiers  pasteurs  est  presque  toujours  attaché  le 
salut  ou  la  perte  des  fidèles.  Pénétré  de  cette  vérité , 
quelles  furent  les  attentions  de  Louis  à  choisir  des  mi- 
nistres irrépréhensibles  !  quelles  précautions  !  quelle 
délicatesse  de  conscience!  Les  témoignages  les  plus 


DE  LOUIS-LE-GRAND.  489 

sûrs,  lés  plus  publics ,  pouvoient  à  peine  suffire  pour 
le  rassurer  dans  ses  choix.  Plus  effrayé  que  flatté  de 
ce  droit  brillant  attaché  à  sa  couronne,  il  le  regarda 
comme  Técueil  des  rois ,  et  le  fardeau  le  plus  pénible 
et  le  plus  dangereux  de  la  royauté.  Les  brigues,  la 
faveur,  la  chair,  et  le  sang,  n'étoient  pas  un  droit 
auprès  de  lui  pour  posséder  les  places  deFÉglise, 
qui  est  le  royaume  de  Jésus-Christ.  Les  services 
même,  la  naissance,  la  longue  suite  d'ancêtres,  ne 
lui  paroissoient  pas  une  vocation  suffisante  au  sa- 
cerdoce de  Melchisédech,  qui  navoit  point  de  gé- 
néalogie. Il  étoit  vivement  persuadé  que  Tépiscopat 
n'étoit  pas  une  faveur  temporelle  destinée  à  gratifier 
les  familles,  mais  un  don  céleste  destiné  à  honorer 
TÉglise,  en  lui  donnant  des  ministres  capables  d'ho- 
norer leur  ministère;  et  l'exactitude  de  sa  religion  et 
de  son  zélé  là-dessus  alla  peut-être  quelquefois  plus 
loin  même  que  celle  des  règles. 

Il  vouloit  que  la  puissance  de  son  régne  ne  servît 
qu'à  établir  le  régne  de  Dieu  sur  ses  peuples.  Quelle 
joie  quand  il  voyoit  quelqu'un  de  sa  cour  revenir  des 
égarements  des  passions ,  et  mener  une  vie  conforme 
à  la  sagesse  et  à  la  piété  de  la  sienne  !  c'étoit  pour 
lui  comme  une  nouvelle  conquête  ajoutée  à  ses  an- 
ciennes victoires.  La  vertu  n'étoit  plus  un  titre  de 
dérision  à  la  cour  :  c'étoit  elle  qui  remplissoit  les 
premières  places;  elle  qui  étoit  comblée  d'honneur; 
elle  enfin  quifrayoit  l'accès  au  trône  et  à  la  confiance 
du  souvei  ain. 

Jours  fortunés!  vous  deviez  ramener  parmi  nous 


44o  ORAISON  FUNÈBRE 

îe  régne  de  la  piété  et  de  Finnocence;  et  cependant 
jamais  la  malice  na  plus  abondé,  et  les  faveurs 
royales,  accordées  à  la  vertu,  n'en  ont  peut-être 
rendu  que  les  apparences  estimables.  Siècle  pervers! 
tout  coopère  donc  à  ta  perte  !  si  le  prince  oublie 
Dieu ,  il  affermit  et  perpétue  les  vices  ;  s'il  favorise 
les  justes,  il  multiplie  les  hypocrites. 

Mais  enfin  Louis  contraignit  les  œuvres  de  ténè- 
bres à  se  cacher ,  et  ne  plus  insulter  à  la  lumière  :  le 
désordre  ne  fut  plus  un  bon  air;  et  s'il  n'en  arrêta 
pas  le  cours,  il  en  ôta  du  moins  l'ostentation  et  le 
scandale. 

La  licence  d' un  théâtre  étranger ,  où ,  à  la  honte  des 
mœurs  publiques  et  de  la  politesse  de  la  nation ,  les 
plus  grossières  obscénités  assembloient  les  grands  et 
le  peuple;  où  le  vice  parloit  un  langage  dont  notre 
langue  même  rougit,  et  où  le  sexe  lui-même  venoit 
publiquement  applaudir  à  des  indécences  qui  étoient 
comme  des  insultes  solennelles  faites  à  sa  pudeur  : 
cette  licence  fut  proscrite,  et  les  débris  de  cette  scène 
impure  élevèrent  à  la  piété  de  Louis  un  monument 
plus  immortel  que  les  murs  renversés  de  tant  de 
villes  conquises  n'en  avoient  élevé  à  sa  gloire. 

En  renversant  les  écoles  du  vice,  quels  asiles 
n'érigea-t-il  point  à  la  piété?  Vous  l'apprendrez  à 
nos  neveux,  édifice  auguste ^  où  la  valeur  réfugiée 
consacre  aux  pieds  des  autels  les  restes  tronqués  et 
languissants  d'une  vie  tant  de  fois  exposée  pour  l'é- 
tat! Vous  l'apprendrez  encore,  maison  sainte'',  où 

'  Hôtel  des  Invalides.  —  ^  Maison  de  Saint-Cyr. 


DE  LOUIS-LE-GRAND.  Ui 

]a  naissance  et  la  pauvreté  dotée  sauvent  également 
Finnocence  du  sexe  des  périls ,  et  sa  noblesse  de  la 
honte  et  de  l'indigence  ! 

Que  d'établissements  pieux  vois-je  s'élever  sous 
son  régne ,  au  milieu  de  la  capitale  et  dans  les  pro- 
vinces !  Le  régne  de  Dieu  croît  et  s  étend  avec  celui 
de  Louis.  Les  jeunes  ministres  du  sanctuaire  re- 
prennent dans  des  maisons  saintes,  que  chaque  pas- 
teur élève  à  l'envi ,  ce  premier  esprit  de  science ,  de 
ferveur,  de  discipline,  si  déchu  du  temps  de  nos 
pères.  Les  forêts  mêmes  se  repeuplent  de  solitaires; 
et,  comme  au  temps  des  Machabées,  plusieurs  des- 
cendent dans  le  désert*  pour  y  chercher  le  jugement 
et  la  justice,  parceque  les  maux  et  la  corruption 
avoient  inondé,  et  que  Dieu  n'étoit  plus  connu  au 
milieu  des  villes  :  Tune  descenderunt  multi  quœrentes 
judicium  et  justitiam  in  desertum,  (juoniam  inundave- 
runt  super  eos  mala^.  Des  ouvrages  infinis,  remplis 
de  doctrine  et  de  lumière ,  paroissent  pour  aider  à 
la  piété  des  fidèles.  Nos  neveux,  qui  en  remontant 
retrouveront  dans  ce  siècle  les  premiers  monuments 
de  la  science  et  de  la  piété  renouvelées ,  béniront  le 
règne  de  Louis,  recevront  la  grâce  que  nous  avons 
rejetée ,  et  puiseront  dans  ces  secours,  dus  à  ses  soins 
et  transmis  d'âge  en  âge,  les  règles  des  mœurs,  la 
justice  et  le  salut  que  nous  n'avons  pu  trouver  même 
dans  ses  exemples. 

Qu'étoit-il  réservé  à  une  piété  si  fidèle  à  Dieu ,  si 
zélée  pour  l'Église ,  si  utile  aux  peuples ,  qu'une 

'  La  Trappe  et  Sept-Fonts. —  '  I.  Macc.  ii ,  29,  35. 


ORAISON  FUNÈBRE 

couronne  de  justice,  encore  plus  éclatante  que  celle 
quil  avoit  reçue  de  ses  ancêtres,  et  une  mort  en- 
core plus  glorieuse  à  la  grâce  et  plus  héroïque  que 
sa  vie  ? 

Non,  mes  frères,  la  source  du  véritable  héroïsme 
et  de  réiévation  des  sentiments  est  dans  la  foi  :  le 
monde  n'a  jamais  fait  que  de  faux  héros  ;  et  la  mort, 
qui  nous  montre  toujours  tels  que  nous  sommes, 
découvre  enfin  en  eux ,  ou  une  foiblesse  de  timidité 
qui  les  déshonore,  ou  une  ostentation  de  fermeté, 
encore  plus  foible  et  plus  méprisable  que  leur  frayeur, 
parcequ'elle  est  plus  fausse. 

Louis  meurt  en  roi,  en  héros,  en  saint.  Un  sou- 
dain dépérissement  ébranle  d'abord  les  fondements, 
ce  semble  inaltérables,  d'une  santé  que  Tâge,  les 
afflictions  et  les  soins  laborieux  d'un  long  régne 
avoient  jusque-là  respectée.  Il  avoit  vécu  au-delà  de 
Tâge  de  nos  rois  ;  et  elle  nous  promettoit  encore  une 
vie  au-delà  du  cours  ordinaire  de  celle  des  autres 
hommes  :  il  avoit  vu  naître  nos  pères ,  et  il  semble 
que  nous  comptions  que  c'étoit  à  nos  neveux  à  le 
voir  mourir.  Tout  ce  qui  nous  flatte  nous  paroît  tou- 
jours devoir  être  éternel. 

Mais  Dieu,  dont  le  régne  seul  ne  finit  point,  et 
qui  avoit  déjà  empreint  au-dedans  de  lui  les  carac- 
tères ineffaçables  de  la  mort,  les  cachoit  encore  aux 
lumières  de  l'art  et  aux  vaines  espérances  d'une  cour 
que  l'excellence  du  tempérament  rassuroit  encore. 
Mais  enfin  le  secret  de  Dieu  se  déclare;  la  mort  ca- 
chée au-dedans  laisse  voir  au-dehors  des  signes  tou- 


DE  LOUIS-LE-GRAND.  443 

jours  trop  infaillibles  qui  Tannoncent  :  on  ne  peut 
plus  la  méconnoître  ;  sa  lenteur  augmente  encore  les 
horreurs  de  Tappareil.  Louis  seul  la  voit  d'un  œil 
tranquille.  Au  milieu  des  sanglots  de  ses  anciens  et 
fidèles  serviteurs,  de  la  consternation  des  princes  et 
des  grands ,  des  larmes  de  toute  sa  cour,  Louis  trouve 
dans  la  foi  une  paix,  une  fermeté,  une  grandeur 
d'ame  que  le  monde  n'a  pas  encore  donnée.  «  Pour- 
«  quoi  pleurez-vous,  »  dit-il  à  un  des  siens,  que  les 
larmes  abondantes  d'une  douleur  moins  circon- 
specte lui  font  remarquer  ;  «  aviez-vous  cru  que  les 
«  rois  étoient  immortels  ?  » 

Ce  monarque,  environné  de  tant  de  gloire  et  qui 
voyoit  autour  de  lui  tant  d'objets  si  capables  de  ré- 
veiller ou  ses  désirs,  ou  sa  tendresse,  ne  jette  pas 
même  un  œil  de  regret  sur  la  vie  ;  il  ne  lui  reste  pas 
même  ces  incertitudes  qui  montrent  encore  la  vie  au 
mourant,  et  qui  mêlent  du  moins  aux  tristes  saisisse- 
ments de  la  crainte  les  douceurs  de  Fespérance.  Il 
sait  que  son  heure  est  venue  et  qu'il  n'y  a  plus  de 
ressources  ;  et  il  conserve ,  dans  le  lit  de  sa  douleur, 
cette  majesté,  cette  sérénité,  qu'on  lui  avoit  vue  au- 
trefois aux  jours  de  ses  prospérités  sur  son  trône  ; 
il  régie  les  affaires  de  l'état ,  qui  ne  le  regardent  déjà 
plus,  avec  le  même  soin  et  la  même  tranquillité  que 
s'il  commençoit  seulement  à  régner:  et  la  vue  sûre 
et  prochaine  de  la  mort  ne  lui  donne  pas  ce  dégoût 
et  cette  horreur  de  penser  à  ce  qu'on  va  quitter,  (jui 
est  plutôt  un  désespoir  secret  de  le  perdre  qu'une 
marque  que  l'on  ne  l'aime  plus.  Les  sacrements  des 


4 


444  ORAISON  FUNÈBRE 

mourants  n'ont  pas  autour  de  lui  cet  air  sombre  et 
lugubre  qui  d'ordinaire  les  accompagne  ;  ce  sont  des 
mystères  de  paix  et  de  magnificence.  Et  ce  n'est  pas 
ici  un  de  ces  moments  rapides  et  uniques  où  la  vertu 
se  rappelle  tout  entière,  et  trouve  dans  la  courte  du- 
rée de  l'effroi  du  spectacle  la  ressource  de  sa  fer- 
meté ;  les  jours  vides  et  les  nuits  laborieuses  se  pro- 
longent, et  l'intrépidité  de  sa  vertu  semble  croître  et 
s'affermir  sur  les  débris  de  son  corps  terrestre.  Qu'on 
est  grand ,  quand  on  l'est  par  la  foi  1 

La  vue  fixe  et  assurée  de  la  mort ,  soutenue  du- 
rant plusieurs  jours  sans  foiblesse,  mais  avec  reli- 
gion; sans  philosophie,  mais  avec  une  majestueuse 
fermeté;  ne  voulant  exciter  ni  l'attendrissement,  ni 
l'admiration  des  spectateurs  ;  ne  cherchant  ni  à  les 
intéresser  à  sa  perte  par  ses  regrets,  ni  à  s'attirer 
leurs  éloges  par  sa  constance  ;  plus  grand  mille  fois 
que  s'il  eût  affecté  de  le  paroître.  Accourez  à  ce 
spectacle,  censeurs  frivoles  et  éternels  de  sa  vertu, 
et  qui  aviez  traité  peut-être  sa  piété  de  foiblesse,  et 
voyez  si  la  vanité  toute  seule  ne  se  feroit  pas  hon- 
neur de  tout  ce  que  la  grâce  opère  de  grand  en  Louis 
dans  ces  derniers  moments  !  Mais  la  vanité  n'a  ja- 
mais eu  que  le  masque  de  la  grandeur  ;  c'est  la  grâce 
qui  en  a  la  vérité. 

Il  assemble  autour  de  son  ht,  comme  un  autre 
David  mourant,  chargé  d'années,  de  victoires  et  de 
vertus,  les  princes  de  son  auguste  sang  et  les  grands 
de  l'état.  Avec  quelle  dignité  soutient-il  le  spectacle 
de  leur  désolation  et  de  leurs  larmes!  Il  leur  rap- 


\ 


DE  LOUIS-LE-GRAND.  445 

pelle,  comme  David,  leurs  anciens  services  :  il  leur 
recommande  Tunion,  la  bonne  intelligence,  si  rares 
sous  un  prince  enfant  ;  les  intérêts  de  la  monarchie , 
dont  ils  sont  Tornement  et  le  plus  ferme  soutien  ;  il 
leur  demande  pour  son  fils  Salomon  et  pour  la  foi- 
blesse  de  son  âge,  le  même  zélé,  la  même  fidélité 
qui  les  avoit  toujours  si  fort  distingués  sous  son 
régne.  Jamais  il  n'a  paru  plus  véritablement  roi  : 
c'est  qu'il  l'étoit  déjà  dans  le  ciel;  et  que  le  régne  du 
juste  est  encore  plus  grand  et  plus  glorieux  que  celui 
des  rois  de  la  terre. 

Enfin  le  jeune  Salomon ,  l'auguste  enfant  est  ap- 
pelé. Louis  offre  au  Dieu  de  ses  ancêtres  ce  reste 
précieux  de  sa  maison  royale  ;  cet  enfant  sauvé  du 
débris  qui  lui  rappelle  la  perte  encore  récente  de 
tant  de  princes ,  et  que  ses  prières  et  sa  piété  ont  sans 
doute  conservé  à  la  France.  Il  demande  pour  lui  à 
Dieu ,  comme  David  pour  son  fils  Salomon ,  un  cœur 
fidèle  à  sa  loi ,  tendre  pour  ses  peuples ,  zélé  pour 
ses  autels  et  pour  la  gloire  de  son  nom:  Salomoni 
(juoque  jilio  meo  da  cor  perfectum ,  ut  custodiat  man- 
data tua  \  Il  lui  laisse,  pour  dernières  instructions, 
comme  un  héritage  encore  plus  cher  que  sa  cou- 
ronne ,  les  maximes  de  la  piété  et  de  la  sagesse.  «  Mon 
«fils,  lui  dit-il,  vous  allez  être  un  grand  roi;  mais 
«  souvenez- vous  que  tout  votre  bonheur  dépendra 
«  d'être  soumis  à  Dieu,  et  du  soin  que  vous  aurez  de 
«  soulager  vos  peuples.  Évitez  la  guerre;  ne  suivez 
«  pas  là-dessus  mes  exemples  :  soyez  un  prince  pa- 
•  I.  Par.  29,  17. 


446  ORAISON  FUNÈBRE 

«  cifique;  craignez  Dieu,  et  soulagez  vos  sujets.  »  Il 
lève  les  mains  au  ciel,  comme  les  patriarches  au  lit 
de  la  mort,  et  répand  sur  cet  enfant,  avec  ses  vœux 
et  ses  bénédictions,  des  larmes  qui  échappent  à  sa 
tendresse  ou  à  la  joie  qu'il  a  d'aller  posséder  le 
royaume  de  Téternité  qui  lui  est  préparé. 

Retournez  donc  dans  le  sein  de  Dieu  d'où  vous 
étiez  sortie  ,  ame  héroïque  et  chrétienne  !  votre  cœur 
est  déjà  où  est  votre  trésor.  Brisez  ces  foibles  liens 
de  votre  mortalité,  qui  prolongent  vos  désirs  et  qui 
retardent  votre  espérance  :  le  jour  de  notre  deuil  est 
le  jour  de  votre  gloire  et  de  vos  triomphes.  Que  les 
anges  tutélaires  de  la  France  viennent  au-devant  de 
vous  pour  vous  conduire  avec  pompe  sur  le  trône  qui 
vous  est  destiné  dans  le  ciel ,  à  côté  des  saints  rois  vos 
ancêtres,  de  Charlemagne  et  de  saint  Louis.  Allez 
rejoindre  Thérèse,  Louis  ,  Adélaïde,  qui  vous  atten- 
dent ,  et  essuyer  auprès  d'eux ,  dans  le  séjour  de 
l'immortalité,  les  larmes  que  vous  avez  répandues 
sur  leurs  cendres;  et  si,  comme  nous  l'espérons,  la 
sainteté  et  la  droiture  de  vos  intentions  a  suppléé 
devant  Dieu  ce  qui  peut  avoir  manqué  durant  le 
cours  d'un  si  long  régne  au  mérite  de  vos  œuvres  et 
à  l'intégrité  de  vos  justices ,  veillez  du  haut  de  la  de- 
meure céleste  sur  un  royaume  que  vous  laissez  dans 
l'affliction,  sur  un  roi  enfant  qui  n'a  pas  eu  le  loisir 
de  croître  et  de  mûrir  sous  vos  yeux  et  sous  vos 
exemples  ;  et  obtenez  la  fin  des  malheurs  qui  nous 
accablent  et  des  crimes  qui  semblent  se  multiplier 
avec  nos  malheurs. 


DE  LOUIS-LE-GRAND.  447 

Et  vous,  grand  Dieu!  jetez  du  haut  du  ciel  des 
yeux  de  miséricorde  sur  cette  monarchie  désolée, 
où  la  gloire  de  votre  nom  est  plus  connue  que  parmi 
les  autres  nations  ;  où  la  foi  est  aussi  ancienne  que 
la  couronne,  et  où  elle  a  toujours  été  aussi  pure  sur 
le  trône  que  le  sang  même  de  nos  rois  qui  Font  oc- 
cupé. Défendez-nous  des  troubles  et  des  dissensions 
auxquelles  vous  livrez  presque  toujours  Tenfance 
des  rois  ;  laissez-nous  du  moins  la  consolation  de 
pleurer  paisiblement  nos  malheurs  et  nos  pertes. 
Étendez  les  ailes  de  votre  protection  sur  l'enfant  pré- 
cieux que  vous  avez  mis  à  la  tête  de  votre  peuple  ; 
cet  auguste  rejeton  de  tant  de  rois ,  cette  victime  inno- 
cente échappée  toute  seule  aux  traits  de  votre  colère 
et  à  Fextinction  de  toute  la  race  royale.  Donnez-lui 
un  cœur  docile  à  des  instructions  qui  vont  être  soute- 
nues de  grands  exemples;  que  la  piété,  la  clémence, 
Fhumanité,  et  tant  d'autres  vertus  qui  vont  prési- 
der à  son  éducation,  se  répandent  sur  tout  le  cours 
de  son  régne.  Soyez  son  Dieu  et  son  père,  pour  lui 
apprendre  à  être  le  père  de  ses  sujets ,  et  conduisez- 
nous  tous  ensemble  à  la  bienheureuse  immortahté. 
Ainsi  soit-il. 


FIN. 


TABLE. 


Avertissement.  Page  j 

Éloge  de  Massillon.  iij 

PETIT  CARÊME. 

Pour  la  féte  de  la  Purification  de  la  sainte  Vierge. 

—  Des  exemples  des  grands.  3 

Pour  le  premier  dimanche  de  carême,  j —  Sur  les 

tentations  des  grands.  20 

Pour  le  deuxième  dimanche  de  carême.  —  Sur  le 
respect  que  les  grands  doivent  à  la  religion. 

Pour  le  troisième  dimanche  de  carême.  —  Sur  le 

malheur  des  grands  qui  abandonnent  Dieu.  64 

Pour  le  quatrième  dimanche  de  carême.  —  Sur 

l'humanité  des  grands  envers  le  peuple.  83 

Pour  le  jour  de  l'Incarnation.  —  Sur  les  caractères 

de  la  grandeur  de  Jésus-Christ.  102 

Pour  le  dimanche  de  la  Passion.  —  Sur  la  fausseté 

de  la  gloire  humaine.  121 

Pour  le  dimanche  des  Rameaux.  —  Sur  les  écueils 

de  la  piété  des  grands.  i38 

Pour  le  vendredi  saint.  —  Sur  les  obstacles  que  la 

vérité  trouve  dans  le  cœur  des  grands.  162 

Pour  le  jour  de  Pâques.  —  Sur  le  triomphe  de  la 

religion.  i83 

29 


45o 


TABLE. 


SERMONS 

TIRÉS  DE  l'aVENT  ET  DU  GRAND  CAREME. 

Sur  la  mort  du  pécheur  et  la  mort  du  juste.  Page  2o5 

Sur  l'enfant  prodigue.  246 

Sur  le  petit  nombre  des  élus.  284 

Sur  l'aumône.  324 

Sur  la  mort.  367 

Oraison  funèbre  de  Louis-le-Grand.  4^3 


FIN  de  la  table. 


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